Arguments contre l’accord santé au travail

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L’association Henri Pézerat, animée notamment par Annie Thébaud-Mony, propose aux syndicats une réflexion contre l’Accord national Interprofessionnel (ANI), signé par beaucoup de syndicats (pas la CGT), et qui fait l’objet d’une proposition de loi en cours.

www.asso-henri-pezerat.org

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Contre l’Accord National Interprofessionnel (A.N.I.) sur la santé au travail Appel aux organisations syndicales de salarié.e.s

dimanche 17 janvier 2021

Le projet d’accord national interprofessionnel « pour une prévention renforcée et une offre renouvelée en matière de santé au travail et conditions de travail », proposé à la signature des organisations syndicales de salariés dites « représentatives », début janvier 2021, précède sur le même sujet, le projet de loi Lecoq déposé le 23 décembre 2020 à l’Assemblée nationale1. L’un et l’autre remettent gravement en question le droit fondamental des hommes et des femmes à ne pas être mis en danger dans leur activité de travail, en réduisant la « prévention primaire » à la « prévention du risque de désinsertion professionnelle ». L’objectif central de cet accord est de reporter la responsabilité des atteintes à la santé des travailleurs sur la vulnérabilité de ces derniers et leur propre responsabilité, et non sur les conditions de travail qui menacent leur intégrité physique et psychique. L’analyse critique proposée dans le présent texte reprend quelques points essentiels qui n’épuisent évidemment pas les commentaires et critiques qui pourraient en être faits. Mais cette analyse nous amène à lancer un appel solennel aux organisations syndicales pour qu’elles refusent de signer un tel accord.

Le texte de l’ A.N.I. s’ouvre par un préambule sur la « culture de prévention ». Celle-ci serait fondée non pas sur un scrupuleux rappel des règles du code du travail, notoirement actuellement bafouées dans tous les secteurs d’activité, mais sur de « bonnes pratiques » susceptibles de favoriser la « qualité de vie au travail », « facteur de réalisation personnelle pour les salariés » et « condition », parmi d’autres, « de la performance de l’entreprise ».

Le texte insiste sur ce « sujet majeur, qui doit être re-questionné au regard des évolutions de la société [lesquelles ? ], de l’évolution des connaissances [lesquelles ? ], de l’évolution des attentes des employeurs et des salariés [de la santé de qui parlent ici les rédacteurs du texte ? ] » . Et de préciser « les statistiques de la branche ATMP de la CNAM, en particulier, en termes de fréquence, démontrent les progrès réalisés ».

Alors, avant de continuer, arrêtons-nous un instant aux statistiques 2019 de la CNAM2 : Des progrès… Vraiment ? Au cours de l’année 2019, 733 travailleurs sont morts dans des accidents du travail soit 183 de plus qu’en 2017, c’est-à-dire pas loin de 3 morts d’accident du travail par jour. Concernant les cancers dus au travail, la reconnaissance des cancers en maladie professionnelle est en baisse : « Le nombre total de cancers professionnels ayant donné lieu à une première indemnisation en espèces par l’Assurance Maladie – Risques professionnels diminue de 8 % entre 2019 et 2018, après quatre années de progression par paliers depuis 2015. Cette diminution marquée s’observe essentiellement pour les cancers non liés à l’amiante, avec une diminution de 21 % en 2019 par rapport à 2018 »3. Cette baisse ne peut être mise en rapport avec une amélioration des conditions de travail – inexistante comme en témoignent les enquêtes SUMER et conditions de travail du Ministère du travail – mais signe les effets délétères des conditions drastiques d’exclusion des victimes du droit à la réparation, rappelées dans le dernier numéro de la revue Droit Social qui a publié un dossier à l’occasion du centenaire de la loi sur la reconnaissance des maladies professionnelles, mais aussi dans le dossier de la revue Santé et Travail paru cet automne sur le même thème4. Voir un signe de progrès dans la diminution du nombre de cas de cancer reconnus en maladie professionnelle relève au mieux de l’inexpérience et de l’indifférence, au pire du cynisme. Rappelons que l’épidémie de cancer a atteint en France, en 2019, 400 000 nouveaux cas et 160 000 décès par an (chiffres de l’INCa). Les cas reconnus en maladie professionnelle représente moins de 0,5% de tous les cancers, alors que la Cour des comptes en 2008, s’appuyant sur les estimations de l’INSEE, estimait – chiffres à l’appui – qu’un ouvrier avait 10 fois plus de risque de mourir de cancer qu’un cadre supérieur. Et pour cause ! Qui sont les salariés qui subissent une intense poly-exposition professionnelle de très longue durée à la silice, à la radioactivité, au plomb, aux pesticides, aux solvants, au chrome, et autres cancérogènes avérés, recensés dans les listes du Centre International de Recherche sur le Cancer ou de l’Union Européenne ?

Le préambule de cet accord se glorifie ensuite d’un i>« paritarisme dynamique qui a fait bouger les lignes ». En effet, des lois Macron, Rebsamen, El Khomry, aux ordonnances Macron, les « progrès » dans la destruction des contre-pouvoirs syndicaux et des règles protectrices du Code du Travail, remparts à la détérioration des conditions de travail, ont été sans limite depuis 15 ans.

L’association Henri Pézerat avait publié un communiqué à l’occasion de l’adoption du Plan Santé – Travail III (voir ici, en annexe), indiquant les multiples angles morts de ce plan, qui sont aussi ceux de ce projet d’accord. Nous ne pouvons tous les reprendre ici mais aucun d’entre eux n’a réellement fait l’objet de stratégies de prévention depuis 2016.
Le texte de l’ANI comporte ensuite 3 parties :

1) « Promouvoir une prévention primaire opérationnelle au plus proche des réalités du travail »

Tout d’abord, il faut souligner que les « réalités du travail » sont absentes de cette première partie ! Pour définir la « culture de prévention », la convention n°187 de l’OIT est invoquée comme référence. Or l’OIT la définit comme « une culture où le droit à un milieu de travail sûr et salubre est respecté à tous les niveaux » et insiste à nouveau dans son article 3 sur la nécessité de « faire progresser le droit des travailleurs à un milieu sûr et salubre ». La définition contenue dans le projet d’ANI est tout autre, soit « la manière dont les acteurs de l’entreprise se saisissent des enjeux santé, sécurité au travail » dans le cadre d’un « dialogue social » qui amalgame en permanence les intérêts de l’entreprise, ceux de l’employeur et la santé au travail. De fait, la santé au travail désigne aujourd’hui « ce que le patronat concède en matière de protection de la santé des salariés alors qu’elle devrait se référer au droit fondamental des hommes et des femmes à ne pas être mis en danger dans leur activité de travail ». Elle ne reflète alors plus rien d’autre qu’une incantation vide de sens par rapport à la réalité, terriblement dégradée, des conditions de travail et des risques du travail.

Les risques du travail ne sont d’ailleurs évoqués que dans le paragraphe concernant l’obligation – pour l’employeur – d’évaluation des risques selon les principes généraux de prévention inscrits aux articles L4121-1 et L41-21-2 du Code du travail. Mais l’ANI fait une présentation très floue de l’établissement et de la mise à jour du document unique (DU). Il est précisé dans le texte qu’il s’agit d’un « État des lieux », l’employeur se réservant le choix des mesures de prévention éventuelles. Rien n’est dit, en particulier, sur la prévention primaire collective (qui vise l’élimination même des risques), ni sur les risques organisationnels, ni sur ce que produisent la sous-traitance et le travail temporaire.

La question de la « traçabilité des expositions » est évoquée uniquement en référence à ce document unique (DU) dont les différentes versions devraient être archivées. En matière de risque chimique (qui fait l’objet de divers documents tels les DU ou les fiches de données de sécurité), en guise de mémoire d’exposition pour le salarié qui en ferait la demande, « une information synthétique pourrait être extraite de ces documents pour alimenter la traçabilité des expositions des salariés suivis en surveillance renforcée » (p. 6). On est très loin d’un suivi des conditions réelles de travail, au plus près de l’activité de chaque travailleur, permettant une véritable identification des risques subis, identification susceptible d’ouvrir le droit au suivi médical post-professionnel (le texte est muet à ce sujet) et à la reconnaissance en maladie professionnelle si celle-ci survient.

Concernant la formation des travailleurs, l’ANI en appelle à une « rationalisation des formations santé et sécurité au travail », avec la promotion d’une « formation conjointe employeur/salarié »< afin de « partager les objectifs et la culture de prévention dans une démarche commune ». Dit autrement, la responsabilité de la prévention relèverait alors de la responsabilité conjointe des salariés et des employeurs, faisant comme si, dans la relation de subordination qui caractérise le contrat de travail, il pouvait y avoir égalité des responsabilités entre celui qui prescrit le travail et celui qui l’exécute.

D’ailleurs, au détour d’une phrase, l’obligation de sécurité de résultat, inscrite dans la loi dès 1893 et re-définie en 2002 par la cour de Cassation dans le cadre des arrêts amiante6, est réduite à une obligation de moyens, dès lors que l’employeur a « mis en œuvre les actions de prévention », ce qui est contraire à l’esprit même de la loi en la matière.

Mais l’essentiel de cette première partie concerne le sens premier donné, dans ce projet d’accord, à la prévention primaire, à savoir le « repérage précoce d’un risque de désinsertion professionnelle ». La prévention de la désinsertion professionnelle devenant le principal enjeu de prévention primaire, non pas au sens d’une action sur les risques professionnels, mais dans celui d’une identification des travailleurs à risques, c’est-à-dire ceux qui pourraient être atteints par les risques du travail. Tel est le véritable enjeu de cet accord, à savoir organiser l’individualisation des atteintes à la santé liées au travail, en naturalisant le milieu de travail. Selon le texte, « le maintien dans l’emploi doit être considéré comme une action de prévention majeure, tant pour le salarié que pour l’employeur qui, chacun pour ce qui le concerne, doit y trouver son compte ».

Pour illustrer la manière dont peut se comprendre une telle injonction, prenons un travailleur atteint de cancer. Son maintien dans l’emploi dépend non pas d’une suppression du risque d’exposition à des cancérogènes à son poste de travailleur, mais de son aptitude à poursuivre son travail sans véritable mise en cause des risques présents dans le milieu de travail ayant pu engendrer la survenue du cancer. Avec les conséquences imaginables !
Tous les acteurs de l’entreprise, selon l’accord, devraient être mobilisés par rapport à cet enjeu, qui en masque un autre : tenter d’empêcher par tous les moyens la déclaration et la reconnaissance en maladie professionnelle des atteintes liées au travail.

Les rôles respectifs des personnes compétentes en matière de prévention et des représentants du personnel sont très brièvement évoqués, sachant que les prérogatives du CSE en matière de conditions de travail mais aussi d’enquête sur les accidents de travail et maladies professionnelles sont en quelques sorte renvoyés à des accords ultérieurs d’entreprise ou de branche. La destruction des CHSCT n’est même pas évoquée. Tout se passe comme si cette institution représentative des travailleurs, qui a assuré un contre-pouvoir effectif au sein des lieux de travail, et contribué à la prévention de nombreux accidents du travail ou maladies professionnelles pendant 35 ans, n’avait jamais existé.

Promouvoir le rôle des branches professionnelles est, en revanche, considéré comme essentiel, ce qui témoigne du pouvoir renforcé des instances patronales, au détriment des contre-pouvoirs que sont, d’une part, les règles du Code du Travail, censées protéger les travailleurs inscrits dans un rapport de subordination, mais aussi, d’autre part, les droits opposables à l’employeur, voulus par le législateur dans le cadre des lois Auroux, non seulement les CHSCT mais les droits d’alerte et de retrait, ainsi que le droit d’expression des travailleurs sur leurs conditions de travail.

2) « Promouvoir une qualité de vie au travail en articulation avec la santé au travail »

Dans ce paragraphe, ce qui est visé est l’avènement d’une démarche d’entreprise dans laquelle « la place des managers est centrale », visant à l’intégration de tous les aspects de la vie au travail, dans un « climat de confiance » et impliquant tous les acteurs de l’entreprise dans le « dialogue social ». Les contradictions entre le côté pyramidal du management et l’apologie du dialogue social sont évidemment soigneusement tues. En revanche, l’accent est mis sur la responsabilité « des salariés eux-mêmes et leurs représentants », ce qui conforte un évolution déjà en cours visant à faire porter la responsabilité des accidents de travail sur les accidentés eux-mêmes. Le plus inquiétant est la volonté affirmée <« d’éviter l’écueil d’une approche standardisée plaquée sans plus-value pour l’entreprise et les salariés ».

S’agirait-il, entre autres, des règles sur le temps de travail, mais aussi de l’ensemble des règles du code du travail visant à contrecarrer un pouvoir discrétionnaire de l’employeur dans la détermination des conditions de travail ? Ce projet d’accord vise ainsi à détruire l’ensemble des règles de droit qui constituent, depuis la fin du 19e siècle, des outils de régulation essentiels, relevant de l’ordre public social sous la responsabilité de l’État, pour faire obstacle au « moins-disant » et au dumping social sans limite.

3) « Promouvoir une offre de services des SPSTI (services de prévention et de santé au travail interentreprise) »

La transformation de la mission de suivi de la santé des travailleurs en une tâche d’identification des travailleurs à risque de désinsertion professionnelle est d’autant plus inquiétante que l’accord prévoit le recours aux médecins de ville dans cette mission de surveillance de la santé des salariés. La réorganisation des centres de santé au travail qui les transforment toujours plus en outils aux service des employeurs, est aux antipodes d’une mission d’accompagnement et de contre-pouvoir, donnant aux équipes de ces centres les moyens d’organiser une réelle prévention collective sur les lieux de travail.

Cet accord met en péril des décennies de lutte pour l’amélioration des conditions de travail auxquelles ont contribué, aux côtés des organisations syndicales de travailleurs, des associations et mouvements citoyens, des chercheurs, des avocats, des journalistes.

Nous, militants syndicaux et associatifs, réunis au sein de l’association Henri Pézerat, constatons chaque jour les dégâts du travail sur la santé et la vie des travailleuses et des travailleurs. Dans nos pratiques et engagements quotidiens, nous rencontrons et soutenons chaque jour les travailleurs et les travailleuses, malades, mutilé.e.s, dévasté.e.s, victimes des conditions de travail, des risques toxiques, des horaires totalement en décalage avec la vie normale, familiale et sociale, des organisations du travail mortifères…. C’est au nom de cette expérience que nous lançons cet appel. Nous nous adressons solennellement à tous les syndicats pour qu’ils refusent de franchir un pallier de plus dans la décadence sociale. La facture de l’indifférence serait trop lourde pour les travailleurs et travailleuses pauvres, déqualifié.e.s, précaires, mal payé.e.s, déconsidéré.e.s et ouvrirait grand la porte à l’ « ubérisation » généralisée de la société française.

Un mouvement de résistance, citoyen et syndical, doit s’opposer à l’adoption d’un tel accord qui réduit la santé des travailleuses et des travailleurs à une variable d’ajustement des entreprises et détruit toute forme de contre-pouvoir démocratique légitime des travailleurs dans le travail et dans l’ensemble des instances locales, régionales, nationales qui président désormais aux décisions de politiques publiques concernant la santé, la vie, la dignité, dans le travail et donc dans la cité.

3 Op.cit. p143.

4 Anne Marchand, « Les ressorts du non-recours au droit de la réparation en maladie professionnelle », Droit social, n°12, Décembre 2020, 983/988 ; Annie Thébaud-Mony, « Du cancer au SRAS-COV2. L’invisibilité socialement construite et indéfiniment reconduite des maladies professionnelles graves et mortelles », Droit social, n°12, Décembre 2020, 989/994 : et aussi : https://www.sante-et-travail.fr/maladies-professionnelles-a-quand-vraie-reconnaissance

5 Annie Thébaud-Mony, La Science asservie. Les collusions mortifères entre industriels et chercheurs, La découverte, Paris, 2014, p. 157.

6 Jean-Paul Reissonnière & Sylvie Topaloff. L’affaire de l’amiante, Sem.Soc. Lamy, Suppl. n°1082, 1er juillet 2002 ; Pierre Sargos, Hygiène et Sécurité du travail : qui se souvient de Jean Thommes ? JCP, 2015, 2179 ; Annie Thébaud-Mony, op cit

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