Birmanie : la répression contre le personnel de l’éducation

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Cet article est paru dans Frontier Myanmar et il est traduit par Patrick Le Tréhondat. Frontier Myanmar est un magazine bimensuel birman fondé en juillet 2015 (Wikipedia).

  • Lien : www.frontiermyanmar.net

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Le plan de la junte pour remplacer le personnel en grève va détruire l’éducation, accusent les enseignant·es.

Le 8 juin 2021 par Frontier Myanmar

 

Daw Sandar Moe est l’une des plus de 139 000 enseignant·es qui ont été licencié·es pour avoir participé au mouvement de désobéissance civile contre le coup d’État militaire. « Je suis très fière d’avoir été licenciée par le gouvernement du coup d’État. Il vaut mieux être sans emploi que de travailler pour la junte », a déclaré Sandar Moe, 48 ans, professeure de lycée, qui continue de résister aux pressions et aux menaces des hauts responsables de l’éducation pour reprendre le travail.

L’enseignante, qui a demandé que son nom réel ne soit pas cité par crainte de représailles, fait partie des centaines de milliers de fonctionnaires qui, selon les dirigeant·es du MDP, se sont mis·es en grève pour protester contre la prise du pouvoir par les militaires au détriment du gouvernement civil le 1er février dernier. Le MDP [mouvement de désobéissance civil] a provoqué d’énormes perturbations dans les domaines de l’éducation et des soins de santé, ainsi que dans d’autres services publics, notamment les chemins de fer et l’approvisionnement en électricité. Seule une fraction des 47 000 écoles de l’enseignement de base du pays a pu rouvrir au début de l’année scolaire le 1er juin en raison de la grève des enseignant·es et du boycott des étudiant·es et des enseignant·es, ce qui a démenti l’insistance mise par la junte sur le retour à la normale de la situation dans le pays.

Le régime, qui se fait appeler le Conseil d’administration de l’État, a eu recours à la persuasion et à la menace de sanctions pour tenter de convaincre les participant·es du MDP de reprendre le travail. Outre le licenciement d’enseignant·es tels que Sandar Moe, plus de 270 employé·es du département de l’éducation qui ont rejoint le MDP ont  été inculpé·e  ·s ou condamné·es pour incitation [à la désobéissance] en vertu de l’article 505A du code pénal, qui prévoit une peine maximale de trois ans d’emprisonnement, d’après un examen des annonces d’inculpation dans les médias d’État effectué par Frontier. La vice-recteure à la retraite d’un collège d’enseignement, qui a requis l’anonymat, a déclaré que lorsque les enseignant·es ont rejoint le MDP, le régime a été incapable de les remplacer. Néanmoins, elle a déclaré que la junte a essayé de « forcer les écoles à rouvrir comme elles le feraient normalement, malgré la menace du COVID-19 » parce qu’elle « voulait montrer à la population et au monde que son administration fonctionnait bien ».

Cette détermination a conduit à un recours aux enseignant·es suppléant·es sans suivre le processus habituel de recrutement par concours et avec une formation minimale. Les enseignant·es grévistes craignent que ces normes de recrutement réduites et la réticence probable de nombreux aspirant·es enseignant·es à travailler dans des écoles gérées par la junte ne conduisent à ce que les enfants soient formés par des enseignant·es « non qualifié·es » et à la dégradation rapide de l’enseignement public après des années de réforme.

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Enseigner le bien et le mal

La participation au MDP a connu d’énormes fluctuations entre les différents secteurs de la fonction publique, mais elle a été particulièrement forte dans le secteur de l’éducation publique. Avant même de prendre le pouvoir, le Tatmadaw [l’armée] et son parti allié, le Parti de la solidarité et du développement de l’Union, se sont mis à dos les enseignant·es en les accusant d’avoir aidé la Ligue nationale pour la démocratie à frauder lors des élections générales de novembre dernier. Les enseignant·es constituaient la majorité des membres des bureaux de vote lors de  ce scrutin, et pour Sandar Moe, les allégations de fraude témoignent d’un mépris insultant pour leur dur labeur. « Le jour des élections, nous avons travaillé dur toute la journée. Nous avons sauté nos repas et sommes rentrés chez nous à minuit. Le fait que les militaires aient utilisé le prétexte de la fraude électorale pour justifier leur prise de pouvoir était vraiment bouleversant et ressemblait à une blague », a déclaré Sandar Moe. Après avoir essayé pendant près de trois mois de persuader les enseignant·es en grève de reprendre le travail, le ministère de l’éducation en a licencié plus de 120 000, soit près de 27 %, des 451 506 enseignant·es du pays. 19 000 autres membres du personnel académique des établissements d’enseignement supérieur ont également été licencié·es.

Pour des enseignant·es comme Daw Thazin Nwe, 29 ans, rejoindre le MDP n’a pas été une décision facile. Elle avait soumis de multiples candidatures avant d’être engagée comme enseignante et a passé ses six premières années de travail dans un village isolé, loin de chez elle. « Pour se rendre dans ce village, il fallait faire un voyage à moto, en voiture et en bateau qui prenait huit heures. C’est pourquoi je ne pouvais rentrer chez moi pour rendre visite à ma famille que pendant les longues vacances qu’une ou deux fois par an » a-t-elle déclaré. L’année dernière, elle était ravie d’avoir enfin obtenu un transfert dans une école  proche de son village natal. Puis le coup d’État a anéanti tous ses espoirs. « Les enseignant·es sont ceux qui disent aux élèves ce qui est bien ou mal. Comment puis-je aller dans une école dont la junte a ordonné la réouverture alors que des étudiant·es sont tué·es par la junte ?», a déclaré Thazin Nwe. « Ce serait notre faute si le système administratif de la junte est capable de fonctionner alors que notre peuple   meurt. »

Les enseignant·es du CDM comme Thazin Nwe comptent sur leurs réseaux de sympathisants pour les avertir lorsque les forces de sécurité viennent les arrêter. Sandar Moe a déclaré qu’elle et ses collègues du village ont dû fuir au moins une fois par mois depuis février. « Si nous entendons que les soldats arrivent dans notre village, nous devons courir et nous cacher chez d’autres personnes dans les villages voisins. Il y a un mois, mon amie et moi avons passé toute une journée à nous cacher dans un champ à environ cinq kilomètres de mon village après l’arrivée des soldats », a-t-elle déclaré.

Face à une crise

Un membre exécutif de la Fédération des enseignant·es du Myanmar (MTF), qui a demandé que son nom ne soit pas cité parce qu’il s’est caché, a déclaré que le nombre considérable d’enseignant·es qui s’étaient ouvertement opposés à la junte montrait à quel point les choses avaient changé dans la profession. Il a déclaré que, traditionnellement, le personnel de niveau inférieur n’osait pas critiquer les supérieurs ou désobéir aux ordres du sommet. « Mais aujourd’hui, plus de 120 000 membres du personnel éducatif ont désobéi à leurs supérieurs. C’est un changement qui s’est développé au cours des cinq dernières années, car nous avons vu ce qu’est la démocratie », a-t-il déclaré. Les données du ministère de l’éducation sur les salaires mensuels montrent que les enseignant·es du secondaire reçoivent 226 000 kyat, ceux du collège 208 000 kyat et ceux du primaire 180 000 kyat. Bien qu’il soit difficile de joindre les deux bouts avec ces salaires, les enseignant·es interrogé·es par Frontier ont déclaré être satisfait·es de leur taux de rémunération, surtout compte tenu de la rareté des emplois stables.

Pour les enseignant·es du CDM qui n’ont pas de fortune familiale, la décision de faire grève et d’accepter le licenciement a donc impliqué un sacrifice important. Alors que Sandar Moe peut survivre grâce au soutien de ses parents qui possèdent des terres agricoles, Thazin Nwe comptait sur son salaire pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa mère. « Si la révolution prend du temps, je devrais quitter le village pour trouver du travail dans une zone urbaine », a-t-elle déclaré. Aucun des cinq enseignant·es en grève interrogé·es par Frontier n’avait reçu de soutien financier ou autre de la part du gouvernement d’unité nationale (NUG), fondé pour s’opposer à la junte par les députés élus en novembre dernier. Le Dr Zaw Wai Soe, ministre de l’éducation du NUG, a déclaré à Radio Free Asia le 18 mai qu’il avait donné la priorité au soutien des enseignant·es du MDP, mais n’a pas précisé comment ce soutien serait apporté. « Le NUG a décidé que si nous obtenons un kyat, nous donnerons un kyat au MDP. Si je reçois dix kyats, je leur donnerai dix kyats. Tout l’argent que nous recevons de la population sera destiné au MDP », a-t-il déclaré. Signe que l’aide pourrait enfin arriver, les enseignant·es en grève ont déclaré que le ministère de l’éducation du NUG avait commencé en mai à dresser une liste du personnel éducatif en grève qui recevrait une aide en priorité. Un responsable MDP au niveau du village dans le canton de Danubyu, dans la région d’Ayeyarwady, a déclaré qu’il avait soumis les noms de 10 enseignant·es ayant un besoin urgent d’aide financière aux niveaux supérieurs du mouvement. « L’ensemble du personnel du MDP est confronté à une crise », a-t-il déclaré, ajoutant qu’il faudra du temps pour que les aides nécessaires soient déployées, et que certaines personnes seront inévitablement laissées de côté. Il n’est pas possible  pour le NUG d’accorder une aide financière à tout le monde. Dans un premier temps, nous allons donner la priorité aux enseignant·es qui n’ont personne sur qui compter. Tout le personnel du MDP a donné son accord. »

Un groupe de soutien du MDP appelé Piti, qui signifie « joie » en birman, a déclaré qu’il avait déjà aidé plus de 1 800 enseignant·es du MDP dans tout le pays grâce aux fonds collectés par des dons privés du public, et qu’ils ou elles recevraient 90 000 Kiat par mois. Un membre de Piti a déclaré que si certains enseignant·es n’avaient demandé qu’un paiement unique, plutôt qu’un soutien mensuel, Piti enregistre continuellement de nouveaux candidats de tout le pays et « nous n’avons pas assez de fonds pour les soutenir tous ». Pour combler le manque à gagner, il a déclaré que le groupe « exhorte le public à faire des dons ».

Ma Khine Mar, 24 ans, enseignante de l’école primaire en grève dans un village de la région d’Ayeyarwady, a déclaré qu’elle comprenait les difficultés rencontrées par le NUG, même si ni elle ni aucun autre participant au MDP dans la région n’avait reçu d’aide de leur part. « Je crois qu’ils et elles travaillent pour nous et font leur devoir tout en devant se cacher des militaires. Nos difficultés sont minimes comparées aux leurs », a-t-elle déclaré.

Une mauvaise éducation

Les départements de l’éducation au niveau des quartiers tentent de combler les postes laissés vacants par les enseignant·es en grève en sollicitant les candidatures de titulaires d’un baccalauréat qui seront employé·es comme salarié·es journalier·es. Ces enseignant·es temporaires ont été introduit·es sous le gouvernement du Parti de la solidarité et du développement de l’Union, en place de 2011 à 2016, mais ont été supprimés l’année suivante par le nouveau gouvernement de la Ligue nationale pour la démocratie. UN membre exécutif de la MTF [fédération syndicale enseignante] a déclaré qu’il craignait que la réintroduction de cette politique d’embauche n’amène des enseignant·es non qualifié·es. « Les gens boycottent le système d’éducation esclavagiste de la junte, de sorte que les personnes instruites ne postuleront évidemment pas pour les postes rémunérés au jour le jour, tandis que des personnes qui ne seraient pas qualifiées en temps normal ainsi que des partisans de l’armée postuleront », a-t-il déclaré, estimant que cela était « très dangereux pour l’avenir de l’éducation dans notre pays ». Frontier n’a pas pu confirmer le nombre de personnes ayant postulé pour ces postes, mais de nombreux enseignant·es affirment qu’ils sont connus pour inclure des militaires et des partisans de l’USDP, à qui on ne demande pas de passer les tests habituels.

Thazin Nwe, enseignante gréviste du primaire, a déclaré que lorsqu’elle a été embauchée en 2016, elle a dû passer par un processus hautement compétitif en plusieurs étapes, auquel la junte semble avoir renoncé dans sa tentative désespérée de trouver des enseignant·es de remplacement.

« Nous devions d’abord passer un examen écrit, et si nous le réussissions, nous passions un entretien », a déclaré Thazin Nwe, qui faisait partie des 27 personnes recrutées sur 600 candidats par le département de l’éducation du canton. « Chaque canton engageait deux ou trois douzaines de personnes sur des centaines de candidat·es. Après avoir été embauché·es, nous devions suivre deux cours de formation de deux mois au Pathein Education College. » Cette année, les départements de l’éducation n’ont pas annoncé les listes des personnes sélectionnées pour passer l’épreuve écrite, ce qui a donné lieu à des spéculations selon lesquelles les candidat·es seraient embauché·es sans avoir à passer d’examen. La vice-recteure à la retraite estime que la junte aura du mal à pourvoir les postes d’enseignant·es, même en abaissant radicalement les normes de recrutement. « Même en temps normal, il n’y a pas assez d’enseignant·es dans notre pays, même si 21 collèges d’éducation et deux universités d’éducation produisent environ 10 000 enseignant·es par an. Il est impossible de pourvoir les postes vacants d’enseignant·es du MDP par le biais du système de recrutement par salaire journalier », a-t-elle déclaré. Elle a ajouté que le recrutement inévitable d’enseignant·es non qualifiés porterait un préjudice énorme à la qualité de l’éducation. Elle a trouvé cela particulièrement triste étant donné les progrès réalisés ces dernières années dans l’amélioration de l’éducation, que des décennies de régime militaire ont laissé dans un état lamentable. Elle a expliqué qu’avant le coup d’État, les programmes scolaires étaient en cours d’amélioration, conformément aux réformes ambitieuses du gouvernement de la NLD en matière d’éducation. « Les nouveaux programmes d’enseignement sont difficiles même pour les enseignant·es en place. Comment de nouveaux enseignant·es peuvent-ils y faire face ? Si la junte continue à forcer les écoles à ouvrir pendant cette crise, cela aboutira totalement à une éducation d’esclaves. Nous ne pouvons espérer aucune amélioration de l’enseignement », a-t-elle ajouté.

Thazin Nwe a déclaré qu’elle ne reprendra l’enseignement que sous le gouvernement élu lors des élections de 2020, et elle a exhorté les élèves et les parents à attendre ce jour avec elle. « Je pense que les parents n’enverront pas leurs enfants dans les écoles ouvertes par la junte. La qualité de l’éducation sera médiocre parce que la junte n’a besoin que de personnes pour faire fonctionner ses systèmes [administratifs et militaires] », a-t-elle déclaré, faisant référence à la croyance répandue selon laquelle la précédente dictature militaire a intentionnellement dégradé l’éducation, afin de produire des étudiants qui ne savent que suivre les ordres. « Ce sera une mauvaise éducation ».

 

Traduction Patrick Le Tréhondat

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