Coronavirus au travail : la démocratie nécessaire

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La tribune ci-dessous est parue dans Libération du 11 juin 2020.

https://www.liberation.fr/debats/2020/06/11/coronavirus-au-travail-la-democratie-necessaire_1790980?fbclid=IwAR2qTNzdblcRUy_5_ZQgwRIE8H1UXdI5hZQCJbt4VZaWQR0T70DE7-4RSNU

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Coronavirus au travail : la démocratie nécessaire

Par Thomas Coutrot, économiste , Danièle LINHART, Sociologue , Dominique Méda, Sociologue , Sandrine Caroly , Ergonome etLaurent Vogel, Syndicaliste européen — 11 juin 2020
Il faut repenser la gouvernance des entreprises pour que les objectifs de performance ne mettent pas la santé des salariés au second plan.

 

Tribune. Pour enrayer la circulation du Covid-19, les autorités publiques ont vigoureusement promu le respect des gestes barrières. Plus récemment, une fois surmontée la pénurie, l’usage du masque est devenu conseillé. Ces consignes de santé publique valent bien sûr aussi sur les lieux de travail. Après des débuts difficiles, les entreprises les ont largement intégrées : début mai, 68 % des salarié·es qui travaillent en présentiel ont pu accéder à des masques, contre 29 % fin mars, selon les réponses des employeurs à l’enquête Acemo-Covid du ministère du Travail. 81 % des salarié·es sont tenus de respecter des distances de protection, contre 69 % fin mars.

Est-ce à dire que les lieux de travail sont devenus sûrs ? C’est loin d’être certain. Ainsi les abattoirs, en France, comme dans d’autres pays, sont des foyers épidémiques clairement identifiés : 109 cas à l’abattoir de Kermené dans les Côtes-d’Armor, 56 chez Tradival dans le Loiret, 11 chez Arrivé, en Vendée… Pourtant, les salariés y sont soumis à de rigoureuses exigences d’hygiène (masques, gants, désinfection…) en temps ordinaire et plus encore en période d’épidémie.

 

Les causes de ces contaminations font débat : promiscuité des ouvrier·es sur les chaînes d’abattage ? Dans les vestiaires, les autocars ? Climatisation en circuit fermé ? Autre hypothèse : la nécessité de communiquer avec les collègues à propos du travail en cours, dans un contexte très bruyant, amène les ouvrier·es à retirer leur masque pour s’égosiller, situation propice à la contamination. La précarité de l’emploi peut également contribuer à céder aux pressions de la hiérarchie pour privilégier la productivité.

De multiples témoignages provenant d’autres secteurs confirment que les consignes générales sur les gestes barrières, certes indispensables, peuvent se révéler largement inopérantes au cours de l’activité réelle de travail. Les ouvriers du bâtiment eux aussi peuvent se trouver fréquemment obligés de communiquer malgré le bruit ambiant. Le port du masque peut devenir trop incommode, notamment à proximité de sources de chaleur, si des pauses régulières ne sont pas introduites. Les aides à domicile ne peuvent évidemment pas respecter les distances de protection avec leurs patient·es. Les cabines de chauffeurs de camions ou d’autobus, les ascenseurs, les vestiaires ne sont pas toujours désinfectés à la fréquence requise par les consignes venues d’en haut, faute d’avoir renforcé les équipes et /ou réduit leurs objectifs de production.

Mille circonstances imprévues, qui font le sel de ce que les ergonomes appellent le «travail réel» par opposition au «travail prescrit» par les managers, peuvent rendre inopérantes des consignes sanitaires trop générales. Pour réduire effectivement les risques, il faut que les salarié·es, meilleur·es expert·es de leur travail, puissent s’exprimer individuellement et collectivement sur les difficultés rencontrées, proposer les solutions, et recevoir les moyens et les marges de manœuvre adéquates. L’absence de représentants de proximité en charge des conditions de travail, suite à la suppression du CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) en 2017 au profit d’une instance (le Comité social et économique, ou CSE) très éloignée du terrain, ne favorise pas ces démarches.

Il faut aussi que les directions acceptent de revoir à la baisse les cadences de production et les objectifs de performance, afin de laisser la possibilité aux équipes de mettre en œuvre les mesures de prévention. Si au contraire les exigences renforcées de sécurité sanitaire viennent s’ajouter à des objectifs inchangés, dans un contexte où chacun·e sent bien que la sécurité d’emploi se dégrade rapidement, le risque est fort que les salarié·es et leurs managers soient pris dans un tel faisceau d’injonctions contradictoires que la santé passe au second plan. Ces situations pourraient avoir des conséquences sanitaires désastreuses non seulement pour la propagation du virus, mais aussi pour la santé mentale au travail. L’épidémie, déjà source d’angoisse et de souffrance mentale dans la vie sociale et affective, pourrait être redoublée d’une épidémie de dépressions liées au travail.

On l’a dit, la pandémie fait ressortir de façon aiguë les inégalités qui structurent nos sociétés. Il en va de même dans la sphère du travail : plus que jamais, le déséquilibre est flagrant entre le pouvoir unilatéral de direction et d’organisation du travail détenu par le patronat, et l’engagement par les salariés, à leurs risques et périls, de leur corps et de leur subjectivité dans le travail ; entre le monopole de décision des actionnaires et l’aspiration des personnes à décider comment et pourquoi elles travaillent. Depuis le début de l’épidémie, de nombreuses luttes et grèves ont contesté des décisions patronales mettant en danger la vie des salarié·es, en particulier dans des activités jugées non essentielles (Alstom, Renault, Amazon, Fiat…). Pour que la production et la croissance cessent d’avoir la priorité sur le soin de soi, des autres et de l’environnement, il faudra repenser la gouvernance du travail et des entreprises. Ici encore, la pandémie nous éclaire sur les dysfonctionnements de notre société et nous incite à ne pas accepter de revenir au «monde d’avant».

Thomas Coutrot économiste , Danièle LINHART Sociologue , Dominique Méda Sociologue , Sandrine Caroly Ergonome , Laurent Vogel Syndicaliste européen

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