Danièle Linhart au procès de France Télécom

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La (petite) Boite à outils de l’Union syndicale Solidaires continue à rendre compte du procès de France Télécom. Cette fois (journée du 4 juillet) elle donne la parole à Danièle Linhart, sociologue qui n’a cessé de décrire et dénoncer la domination néo-libérale sur le travail, souvent en lien avec le mouvement syndical.

b8342b2c87bcfd26-5effb-0baa6Jour 36.2 – Parler pour ceux qui n’ont plus de voix

L’audience du 4 juillet 2019 du procès France Télécom, vue par Danièle Linhart, Sociologue, Directrice de recherches au CNRS, travaillant sur l’évolution du travail et de l’emploi, auteure, entre autres, de La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Érès, 2015.

Le 4 juillet au tribunal de Paris, une salle bondée, un silence impressionnant, les visages tendus pour entendre les plaidoiries et entrevoir les réactions des prévenus. Il fait chaud, la présidente s’évente par moment tout en restant extrêmement concentrée. Le procès pour harcèlement moral à France Télécom tire à sa fin, et l’accumulation des témoignages dessine désormais une toile de fond de plus en plus précise sur ce qu’ont enduré les salariés confrontés au plan NEXT et ACT qui orchestraient la modernisation de leur entreprise.

Pendant tout la journée ( de 9H30 à 18H 30) les avocats se succèdent qui représentent les syndicats parties civiles, d’abord la CFDT et l’UNSA (Maitres Berlant et Cadot), puis la CGC, Maitre Benoist, et enfin Sud Solidaires (Maîtres Topaloff et Teissonnière). Devant les prévenus impassibles et attentifs, tous vont parler de cas concrets, de salariés ayant commis des suicides ou tentatives de suicide, ayant développé des dépressions ou maladies graves. Ils égrènent leurs noms, restituent leur vie, leur personnalité, leur rapport au travail, à leur entreprise, leurs projets de vie, et les épreuves soudaines, inattendues, violentes, brutales et humiliantes que France Télecom leur a infligé. Dans toutes ces plaidoiries surgissent des destins individuels fracassés, des familles meurtries à jamais.

La salle encaisse. C’est dur. Ces personnes sont nommées les unes après les autres, chacun dans la salle est happé par leur histoire singulière, tragique égrenée par les avocats qui ne cachent pas leurs propres émotions. Ces histoires reviennent, inlassablement, douloureusement dans les plaidoiries, elles constituent le cœur de l’argumentaire qui décortique les pratiques de harcèlement moral systématiquement mises en place par France télécom.
Car cette journée se décline sur deux registres. Celui de l’hommage rendu aux victimes, à qui il faut rendre justice, mais aussi humanité ( et les avocats nous les rendent bien réels et même proches : ils ne sont pas seulement des noms associés à des drames mais des professionnels dignes d’estime, d’admiration pour la qualité de leur engagement dans leur travail, leur métier, leurs responsabilités, des pères et mères, des frères et des sœurs chéris et désormais disparus ou métamorphosés par la maladie) Et il y a le registre des causes, des raisons de leur effondrement, causes et raisons générées par l’idéologie et la pratique d’une modernisation prédatrice, dont la responsabilité revient à des dirigeants pleinement identifiés.

En effet ces drames que l’auditoire écoute avec concentration et émotion sont constamment renvoyés dans les plaidoiries, en miroir à l’analyse de la politique menée délibérément par France Télécom et qui a conduit à ce désastre. Les plaidoiries qui se succèdent dans cette longue journée suffocante relatent chacune à sa façon les chroniques des morts annoncées qui s’enracinent dans les choix, les stratégies, les dispositifs mis consciencieusement en place par une direction qui a décidé qu’elle voulait unilatéralement, autoritairement, changer les règles du jeu, sans chercher de concertation, en passant en force et en ne perdant surtout pas de temps. Pourquoi perdre du temps avec ces salariés qui ne sont que des ressources dont on veut disposer comme on l’entend ? Certes ils sont protégés par leur statut, mais il est toujours possible de créer les conditions pour les faire partir, bouger, muter, changer, renoncer, se soumettre…

Dans cette salle où des policiers, aux aguets, montent et descendent le long des bancs pour surveiller que chacun se comporte comme il faut (sans portable, sans lien avec l’extérieur, et sans manifestations sonores ou gestuelles), où une armada d’avocats dans leur robe noire semble veiller sur les prévenus alignés devant eux, et font face aux avocats des victimes et parties civiles, où trônent les juges et procureurs alignés au fond, chacun sur les bancs semble prendre conscience de l’extrême importance de ce qui se passe. Les dirigeants d’une grande entreprise ont à répondre de leurs actes devant la justice, pour harcèlement moral. On met en cause leurs décisions, leur politique, et ils doivent écouter en silence : ils ne sont plus face à des subordonnés mais à des personnes qui sont en situation de les mettre en cause et de les juger.

Alors ils écoutent les avocats « parler pour ceux qui n’ont plus de voix ». Les avocats de la CFDT et l’Unsa d’abord, qui parlent pour le lignard qui risquait de se retrouver en plateforme de télé conseiller et qui était angoissé à l’idée de n’être « pas bon », suffisamment angoissé pour se tirer une balle dans la tête. « Aucun signe de compassion de la part de France Télecom … Madame la juge ce silence il faut le rompre, il faut entendre la souffrance de sa veuve, et la sienne ». Ils parlent aussi pour cette femme qui à la suite de réorganisations inexpliquées se retrouve mutée et n’y arrive plus, se retrouve sans aide, ne parvient plus à atteindre ses objectifs et avale tous les médicaments qu’elle avait dans son sac. « A France Télécom, pour faire bouger les choses, il faut un drame… une tentative de suicide, elle obtient le transferts qu’elle souhaitait…une condamnation lui permettrait de se reconstruire ».

Il faut mettre ces drames en perspective avec le contexte de France Télécom, qui se caractérise par « un attachement profond, viscéral des agents à France Télécom, le gout du service public, de l ‘éthique et du travail bien fait ». Les agents ne sont pas opposés au changement, ils ont « la faculté de s’adapter aux différents défis et évolutions technologiques » mais ce qu’ils ont eu à subir est allé au-delà de l’entendement. « On a poussé le ballon un peu trop loin », on a eu des maladresses avait concédé Didier Lombard qui mettait en avant la privatisation, la situation économique particulièrement difficile, ultra concurrentielle. Mais, martèle l’avocat, « on n’est plus dans cette situation en 2005, il n’y a pas de justification des faits qui suivent. » C’est à dire des plans NEXT et ACT qui ont mis en place « une ultra individualisation » où l’agent est censé être l’acteur de son propre changement et où les choses sont dites violemment, brutalement. On est face non pas à un harcèlement interpersonnel mais institutionnel. A un « manque de prise en compte de l’aspect humain » . il s’est agi de « mise sous tension, sous pression (…) pour faire le plus vite possible, faire vite , faire vite.. ». Alors les avocats parlent longuement les uns à la suite des autres pour ceux qui ne sont plus là, mais qui n’ont laissé aucun doute sur la raison de leur « suicide vindicatif » par défenestration, pendaison, prise de médicaments, immolation, positionnement sur les rails à l’arrivée d’un train… et aussi pour ceux qui n’ont pas eu la force de se porter partie civile ou de venir à l’audience.

Ils parlent de l’absence d‘écoute de la direction. Il y a eu des alertes de la part des instances représentatives du personnel, il y a eu la création et les travaux de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées dont l’accès sur intranet a été rapidement coupé. C’est l’ensemble du personnel de France Télécom qui était tétanisé, déstabilisé. Les signes de souffrance étaient multiples. Mais les dirigeants n’ont rien vu.

L’avocat de la CGC enchaine. Il enfonce le clou : « Ils ont fait passer la santé des agents au second plan, derrière les considérations purement économiques. Ils ont pris ce risque terrible de voir aboutir ce drame intolérable. ». Certes « ils ne sont pas totalement déshumanisés,» mais « ils ne gèrent l’humain que dans cette folle soumission aux chiffres, aux résultats, au seul prisme de l’économie. » Il rappelle ce qu’ont expliqué ses collègues précédemment, la situation économique s’était spectaculairement redressée, en 2005 et 2006, il y avait « une folle explosion des dividendes (…) on vient prétendre que les réorganisations se sont faits le couteau sous la gorge : fadaises ! ( …) Les prévenus font montre d’une mauvaise foi stupéfiante. ». Il explique que la part variable des managers était indexée à la baisse des effectifs. Et cela parce que devant les marchés financiers, Didier Lombard s’était engagé à faire partir 22000 agents. « Dans une société cotée, le chiffre lancé devient un objectif ». Et il s’agit de faire vite, « on fait donc pression sur les cadres supérieurs pour que ça descende ; on est jugé, payé sur la déstabilisation, la chasse aux low performers, aux fonctionnaires nés avant 1951. » Maitre Benoist s’attarde alors sur un cas, une femme, une ingénieure technico commerciale qui avait un parcours exemplaire et même reçu un prix, top performer . Mais en 2006 son activité est supprimée, et elle est intégrée dans une équipe data sans avoir les compétences. Elle demande une formation mais s’entend répondre qu’elle doit s’auto former. C’est la spirale infernale, évaluation négative, rétrogradation, dévaluation financière, elle demande un temps partiel qui lui est refusé, elle plonge et met fin à ses jours. Rien ne lui sera épargné car elle subira « un harcèlement post mortem. On lui invente une vie (pas d’enfants , elle vivait seule, pas beaucoup de contacts avec ses parents)… » Pourtant, comme le fait remarquer l’avocat, France Télécom avait largement les moyens de doubler le budget annuel de formation.

Selon Maitre Benoist, « ils n’ont pris aucune précaution. Ils étaient au courant des effets pathogènes de leur politique, ils ont fait le choix de ne pas en tenir compte. » Les alertes se multipliaient, les suicides ne pouvaient être ignorés, ( les lettres étaient là pour en témoigner post mortem, « Je pars à cause de mon travail à France Télécom, rien d’autre ») les médecins du travail alertaient, certains démissionnaient, le journal Libération s’alarmait, la politique de l’entreprise menait à une dégradation dangereuse des conditions de travail. Mais ils prétendent qu’ils n’y sont pour rien : pour eux « C’est un complot syndicalo médiatique… » et « On a privé les salariés de fêter le succès du plan Next….. »).

La matinée s’achève, l’atmosphère est lourde. Le public quitte lentement la salle, sachant qu’une heure et demi plus tard les plaidoiries reprendront et replongeront chacun dans l’évocation douloureuse d’une descente aux enfers qu’il connaît désormais trop bien. Ce sera le tour des avocats de Sud Solidaires, Maitres Topaloff et Teissonnière. Eux aussi alterneront l’analyse de cas de suicides avec la mise en évidence de la politique délétère menée par France Télécom. Ils dénoncent les réorganisations frénétiques qui mettent en instabilité et déséquilibre les personnels. Tout cela pour faire partir sans passer par la négociation d’un plan social. « Mrs Lombard, Venès et Barberot pensaient qu’ils pourraient faire les choses autrement, être audacieux en inventant une nouvelle manière de faire en transformant les rapports sociaux puisqu’ils refusaient un plan social. » Il fallait faire une baisse d’effectif sans qu’elle apparaisse sans bruit a dit le directeur financier. Les dérives étaient contenues dans le projet même, quand il s’est agit de passer « des chiffres aux hommes ». Mais il ne suffisait pas d’en faire partir un certain nombre, il fallait en mettre d’autres en mouvement. Pour cela, les managers ont pu bénéficier de formation. Comment fait-on pour déplacer des professionnels bien insérés ? C’est simple, il faut : « les brusquer un peu pour provoquer une réflexion, introduire une culture du turn over, l’enjeu était de ne pas baisser la pression. »

Et l’on retrouve passées au crible d‘analyse les mêmes situations de bons professionnels confrontés à des changements soudains, des pertes de repères, un manque de formation, un isolement, la peur de ne pas y arriver, une mutation vécue comme déshonorante, la disparition brutale de l’organigramme. L’un d’entre eux se plantera un couteau en disant « j’irai jusqu’au bout », un autre se tranchera la gorge et un troisième se jettera sous un train alors qu’il était au téléphone avec la DRH.

La pratique managériale est installée qui presse chaque semaine certains agents : où en es tu de ta recherche ? Tu as consulté les offres d’emploi ? il y a des possibilités comme ouvrir une pizzeria, une agence immobilière, devenir maitre nageur, camionneur… Il y a la menace de l’espace développement « inévitablement vécu comme des espaces de dégagement ».

Mais certains managers s’inquiètent : « quels risques y a–t-il d’être accusé de harcèlement ? » On leur explique qu’il faut développer une intelligence émotionnelle, établir du lien, envoyer du positif, impulser une déstabilisation positive pour une population trop sédentaire. Mais certains formateurs également sont dans le doute.

Les avocats de Sud Solidaires termineront sur une remise en cause fondamentale de la politique de France Télécom. Cette entreprise était défaillante sur le plan de ses instances sociales. Elle était incapable d’organiser efficacement un service de santé au travail, elle manquait d’une véritable fonction de relations humaines de proximité, elle manquait de compétence en DRH mais aussi en service juridique.

Mais cette incompétence en Médecine du travail comme en droit du travail ne faisait que témoignait du désintérêt de France Télécom pour ces questions. « Incompétent parce qu’on s’en moque ».

C’est fini. Pour aujourd’hui. A nouveau la salle se vide. Dehors, la chaleur vous enveloppe pour ne pas vous lâcher. Je ne peux m’empêcher de faire le lien entre cette politique si prédatrice de la « ressource humaine » qu’on nous a exposée et celle qui affecte les ressources de notre planète. Jusqu’où ira l’indifférence des décideurs à la réalité des effets de leurs stratégies ?

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