En luttes ! Un livre sur l’Union syndicale Solidaires

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Le sous-titre de « En luttes ! » est : « Les possibles d’un syndicalisme de contestation ». C’est bien un livre sur l’Union syndicale Solidaires. Mais pas que… Sophie Béroud, politologue (Université Lyon 2) enquête sur Solidaires depuis 2008 « à la demande du bureau national », d’abord avec le sociologue Jean-Michel Denis, puis avec Martin Thibaut (Raisons d’agir).

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A propos des auteurs

Sophie Béroud a publié, en collaboration avec Baptiste Giraud et Karel Yon, Sociologie politique du syndicalisme, Armand Colin (2018).  Martin Thibault a également publié aux éditions Raisons d’agir Ouvriers malgré tout. Enquête sur les ateliers de maintenance des trains de la Régie autonome des transports parisiens (2013).

La restitution des observations sur Solidaires occupe une très large part du livre, mais s’y ajoute un éclairage sur la place de Solidaires dans le paysage des luttes et du syndicalisme depuis la fin des années 1980. Il s’agit de l’application d’une méthode d’analyse autour de la notion de « champ syndical », où la compréhension d’une organisation s’étudie ou se précise dans l’interaction avec d’autres (voir Sociologie politique du syndicalisme, page 199-Giraud, Yon, Béroud-Armand Collin-2018). Dans ce livre par exemple, la CGT est là aussi, avec la FSU, ainsi que toutes les associations de luttes, ou les mouvements sociaux, notamment les Gilets jaunes, Nuit Debout, le féminisme, l’altermondialisme, etc. Cette manière d’étudier une organisation permet de la situer dans le mouvement qui l’entoure, auquel elle participe et qui influe sur elle.

C’est surtout dans la dernière partie du livre, qui traite de l’actualité (chapitre : « Syndicalistes et Gilets jaunes »), que cette méthode transversale est passionnante. Elle débouche sur des propositions pour l’ensemble du syndicalisme de lutte. Mais le livre est aussi un bon manuel de connaissances de Solidaires, de son histoire, de sa sociologie, et sa place comparée dans le « champ syndical ».

Une histoire plurielle

L’histoire de l’Union syndicale Solidaires est plus variée qu’on pourrait le croire, ou que certains observateurs la résument : syndicalisme très radical, très « à gauche », ou politisé. C’est aussi ce genre de stéréotype qui est souvent plaqué sur la CGT, que beaucoup imaginent fabriquée dans un moule unique, et réagissant partout de la même façon (ce qui a pu être vrai il y a de nombreuses années).

Une des matrices originales de Solidaires est clairement la CFDT dans ce qu’elle avait de meilleur. Les « premiers » SUD en ont poursuivi la tradition, la manière d’agir et de construire une intelligence collective. D’ailleurs, il est fréquent que dans la revue Les Utopiques de Solidaires, des articles fassent retour sur les pratiques de la CFDT historique. Par exemple sur les réflexions écologiques de la CFDT post-1968, dans le récent numéro 15 consacré à l’écologie, « urgence syndicale ». Mais le meilleur de la tradition CFDT a fini par être exclu à la fin des années 1980, ou s’est détaché plus tard. Ce qui a donné SUD PTT (1988-89), avec très vite des succès aux élections professionnelles, puis SUD Santé-Sociaux (suite à la grande grève des infirmières de 1988). SUD Rail est un peu différent : issu du « départ » (et non une exclusion) de 2500 syndiqués CFDT, après le grand conflit de 1995. D’autres départs de la CFDT auront lieu après le mouvement social de 2003, où 80 000 syndiqués CFDT font sécession, certains rejoignant les SUD, d’autres la CGT ou la FSU.

Mais la seconde matrice historique de l’Union syndicale Solidaires est de Groupe des Dix, du nom de dix syndicats ayant connu une longue histoire d’autonomie à la suite de crises syndicales anciennes (CGT, etc.). Comme le souligne le livre : « Le pari était de se projeter vers une dimension interprofessionnelle », avec d’autres traditions, avec le Syndicat national unifié des impôts (SNUI-majoritaire dans sa branche) ou le Syndicat national des journalistes (SNJ-idem). La fusion des pratiques et des histoires n’a pas toujours été facile : il y avait des résistances de chaque côté.

A cela il faut ajouter aussi des départs de la CGT (voire d’autres) et de plus en plus des constructions de syndicats ou de recrutement « de masse » ayant leur propre auto-développement (dans SUD Rail, il est décrit en détail les chevauchements de générations ou de motivations militantes). Ces recrutements nouveaux rendent d’ailleurs parfois difficile la construction d’une vision interprofessionnelle, dans les « unions locales » ou les « Solidaires locaux ».

Au total, l’Union affiche aujourd’hui 110 000 adhérents-es, et chaque congrès fait état d’un progrès, ce qui n’est pas le cas de tous les syndicats.

 

Solidaires en quelques chiffres

* 110 000 adhérent-es (en progrès), 60 organisations membres.

* 3,46% des suffrages collectés aux élections de représentativité (2017), 26,4% CFDT, 24,8% CGT.

* 40 branches où Solidaires est représentatif.

* 61,3 % des syndiqué-es sans engagement politique, 17,7% « encarté-es », 12,2% dans une association. Ces chiffres sont semblables à la CGT, la CFDT, à FO.

* Congrès de 2017 : 60% des délégué-es ont fait des études supérieures, 4% sont ouvriers, 37% agents de maîtrise, 18,6% ingénieurs et cadres, 14% enseignants, 2/3 sont des hommes.

 

 

De la « recomposition » à l’ « auto-construction »

Peut-on parler de deux grandes phases dans la construction de l’Union syndicale Solidaires ? Le livre le laisse entendre.

Les SUD puis l’Union syndicale Solidaires, constituée officiellement en 1998, font corps avec le regain des mobilisations sociales contre la première époque du libéralisme mondialisé : du milieu des années 1990 jusque vers 2005. L’organisation connaît des succès électoraux, donne à voir un type de syndicalisme attirant, se lie à des mouvements sociaux (chômage, altermondialisme…), se situe au carrefour des résistances sociales et du syndicalisme de lutte (avec la CGT et la FSU). Juste avant 1995, la CGT avait fait la proposition de « syndicalisme rassemblé », à la fois innovante en 1995 et ambiguë sur son périmètre imprécis. En effet, le syndicalisme d’action qui avait fait plier le genou à Juppé en 1995 rassemblait la CGT, FO, la FSU, les SUD, le Groupe des dix, les opposants de Notat dans la CFDT. L’idée d’un « Comité de liaison unitaire » pérenne a surgi, des réunions ont eu lieu sous l’égide de la FSU, mais la CGT n’a pas donné suite. L’Union syndicale Solidaires est fondée avec l’horizon d’une « recomposition syndicale plus large » (page 46). Le livre ne précise pas si cette recomposition était une démultiplication sur le modèle de Solidaires (« union » opposée au système fermé des confédérations) ou une interaction aboutissant à une construction en commun. Les deux voies ont sans doute coexisté dans les réflexions, dans Solidaires comme dans une partie de la FSU. Ainsi en 2009, lors de la prise de contact plus resserrée entre la FSU et la CGT (mais sans beaucoup de suites…), deux idées avaient nourri l’échange : « la FSU est allée au bout de l’autonomie » et : « Il n’y a pas de projet de confédéralisation de la FSU » (Gérard Aschieri, cité dans le livre de Leila de Comarmond : Les vingt ans qui ont changé la CGT-Denoël, 2013).

Dans les années 2000, tout change. Les gouvernements successifs se sont arc-boutés sur l’idée que « ce n’est pas la rue qui gouverne » (Raffarin 2003). Les mouvements de 2003, puis de 2009 (face à la crise financière et économique mondiale) et enfin de 2010 (réforme des retraites de Sarkozy) ont échoué, malgré le blocage victorieux du Contrat première embauche (CPE) en 2006.

Dès lors, la résistance est devenue très difficile, les succès rares. « Pour les militants de Solidaires, les enjeux se déplacent progressivement, passant de l’importance d’être partie prenante de différents réseaux de lutte, à la question de leur rôle dans le déclenchement et l’élargissement de mobilisations…dans la sphère du travail » (page 67). Et donc « Solidaires n’apparait pas en mesure de construire seule le rapport de forces auquel ses militants aspirent ». Il s’en est suivi une période d’effort d’auto-construction, qui a par ailleurs coïncidé avec la loi de 2008 sur la réforme de la représentativité du syndicalisme. Une réforme très critiquable dans son contenu réel (encadrant ou limitant fortement les droits syndicaux pour s’implanter), mais qui au final a été bénéfique à l’Union : représentativité acquise dans 40 branches, et moyens financiers accrus. Celle-ci a cependant contraint les équipes à se coltiner aux problèmes épineux « d’un jeu institutionnel qu’elle voulait au départ chambouler » (page 56), ainsi qu’aux évolutions du salariat (fragmentation, sous-traitance, petites entreprises).

Solidaires se place ainsi peu à peu « comme un acteur parmi d’autres des relations professionnelles » (une « petite confédération ») même si elle est loin d’en être pleinement reconnue : elle n’a pas la représentativité nationale, avec 3,46 % des suffrages cumulés à la première totalisation officielle effectuée en 2017. Elle est donc toujours exclue de bien des négociations nationales, dont l’utilité est par ailleurs discutable (beaucoup de temps passé en réunion, à la place du contact avec les salariés), comme le dit de plus en plus la CGT également.

A l’interface des mouvements sociaux

L’actualité n’est pas aux grandes victoires revendicatives, à la grève générale (si difficile !), à la syndicalisation de masse, au dépassement rapide des anciennes organisations (l’espoir rêvé post-1995 ?). Mais l’Union syndicale Solidaires reste une sorte d’interface entre l’inventivité des luttes contemporaines, qui appellent à bouleverser le train-train, et la nécessité ardue de stabilisation syndicale au jour le jour, atelier par atelier, service par service, où chaque adhérent-e compte, chaque vie militante évolue. C’est ce que décrit le chapitre trois, qui décrit des parcours personnels. Tous les syndicats connaissent ces tensions et reflètent les mutations sociologiques, mais Solidaires met peut-être moins de parechoc protecteur que d’autres.

Solidaires a fourni la logistique de Nuit Debout ! (Paris), a su prendre (avec la CFE-CGC) les initiatives qui ont débouché sur le procès des dirigeants de France Télécom (procès politique du travail sous tyrannie néolibérale). Face au mouvement des Gilets jaunes, il y a eu des résistances, des conflits de culture (finances publiques). Mais l’Union s’est investie nationalement avec volontarisme, ce qui ne signifie pas être totalement suivi par ses troupes (les équipes CGT ont connu cela aussi, mais leur direction ne les avait nullement encouragées).  Des militant-es de terrain se sont ressourcés à cet étrange syndicalisme du peuple réel qu’a représenté le mouvement des Gilets jaunes : « C’est vraiment parti du fond du peuple », dit Julien (ex-SUD Rail). Sacrée leçon de chose pour tout le monde !

Ce mouvement n’a pas été pour rien dans la radicalité du conflit plusieurs fois rebondissant sur les retraites de fin 2019, début 2020. Les équipes de Solidaires, dans le rail et la RATP, dans les AG interprofessionnelles, de lignes, de quartiers, de villes, y ont tenu une place active. Le style Gilets Jaunes était là. Et dans les « ronds-points » se prolongeait l’expérience revivifiée de Nuit Debout. L’idée est donc de ne pas rester dans « l’entre-soi SUD » ou « l’entre-soi CGT ». Ce que résume un passage du livre : « Ces espaces ouverts permettent d’imaginer bien plus facilement des recompositions à la base autour d’un pôle contestataire, d’autant qu’un front relativement unitaire tenait le coup au sommet » (page 174).  Mais cela veut dire que l’un (la base) ne va pas sans l’autre (le front unitaire). D’où cette proposition des auteurs : « L’un des vecteurs de redéploiement du syndicalisme sur une base territoriale ne pourrait-il pas passer par la mise en place d’outils mutualisés entre organisations afin d’être plus efficaces en matière de conseils juridiques, de formation de base ou de formation thématiques » ? (Page 183).

Ces innovations donneraient plus de fluidité aux intersyndicales, aux manifestations, et à l’ouverture à l’associatif, comme en témoigne la signature le 26 mai 2020 de l’accord de formation du Collectif Plus jamais ça, associant CGT, FSU, Solidaires, Confédération paysanne, et une multitude d’associations écologistes.  Cette audace provoque d’ailleurs un raidissement dans la CGT, sans doute par manque de préparation en amont, mais aussi parce qu’on touche à une question-clef : le travail dans l’industrie, et donc à « la politisation du quotidien ».

Ce livre y contribue.

Jean-Claude Mamet

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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