Historique des retraites, par Michel Pigenet, historien

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Michel Pigenet, historien du syndicalisme et des mouvements sociaux, introduisait le 3 octobre 2019 un colloque de l’Institut d’histoire sociale (IHS) de la CGT et de l’Institut de recherches de la FSU, sur l’enjeu du débat sur les retraites. Il avait notamment retracé un historique des lois, revenant particulièrement sur la période 1945-46 qui a vu naître le fondement du Régime général actuel, mais aussi le maintien des dits « régimes spéciaux« , ainsi que les complémentaires et les régimes des fonctionnaires. Dans une vidéo, il montre aussi comment fonctionnerait le système à points de la loi Macron et la « rupture historique » que cela représenterait.

Michel Pigenet (professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne et chercheur au Centre d’histoire sociale du XXe siècle) a codirigé avec Danielle Tartakowsky (professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris 8) la monumentale Histoire des mouvements sociaux en France, de 1814 à nos jours (La Découverte-2012).

  • La vidéo de décryptage du système à points : « Une rupture historique »:

 

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Les enjeux des retraites ; le détour par l’histoire (Michel Pigenet)

Les retraites ? Quelques données statistiques rappellent combien la question des retraites est d’importance, tant par le nombre de personnes concernées – plus de 16 millions de retraités -, leur poids dans les prestations sociales – 45 % – que par les sommes en jeu – 316 milliards d’euros, soit 13,8 % PIB quand les recettes nettes de l’État atteignaient 303 milliards en 2017. Au passage, on comprend que ce « pactole » suscite les convoitises des milieux financiers, notamment des bien nommés fonds de pension.

Les retraites sont sur le devant de la scène sociale depuis des décennies. Dans les années 1960 et 1970, l’abaissement de l’âge légal de départ – 60 ans pour les hommes, 55 ans pour les femmes – était une revendication forte. Elle fut en partie satisfaite en 1982 pour le régime général, ultime acquis avant une série de contre-réformes régressives. Les unes s’en prirent à l’âge légal de départ, porté à 62 ans en 2010. D’autres privilégièrent l’augmentation du nombre d’annuités de cotisations qui, passé de 30 à 37,5 en 1971, fut fixé à 40 en 2003. Depuis 2013, il s’élève progressivement et aurait dû atteindre 43 annuités en 2035. D’autres encore ont joué sur les modalités de calcul des pensions : salaire moyen des 10 dernières années en 1946, des 10 meilleures en 1971 – contrepartie du passage de 30 à 37,5 annuités. Dès 1987, son indexation est détachée de l’évolution des salaires pour l’être sur la seule inflation, échelle mobile désormais remise en cause. À partir de 1993, les pensions du régime général sont établies sur la base de la moyenne des salaires des 25 meilleures années. Loin d’être insignifiante, l’évolution de leur financement a suscité moins de controverses et de mobilisations. Il n’empêche, en 50 ans, le recours aux contributions du type CSG  – 1991 – n’a cessé de réduire la part des cotisations, dont la part tourne actuellement autour des deux tiers, quand bien même le taux de celles-ci passait de 8,5 % à 17,75 % du salaire. Progression différenciée, notons-le, à l’avantage des employeurs, dont les cotisations sont stabilisées depuis les années 1990.

Mais revenons aux origines des régimes de retraite.

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  1. Le risque « vieillesse » dans les assurances sociales obligatoires

Le « risque vieillesse » fut longtemps à la charge des familles, d’œuvres caritatives ou de caisses mutuelles. Problème, ces dernières, reposant sur le volontariat, demeurent inaccessibles au gros des travailleurs que la faiblesse de leurs salaires ne permet pas de cotiser et dont l’emploi est de surcroît irrégulier. En tout état de cause, à la veille de la Première Guerre mondiale, les très modestes pensions versées par les mutuelles sont de dix-neuf à vingt fois inférieures au salaire moyen ouvrier. Dès ce moment, cependant, le principe d’assurances sociales obligatoires a fini par s’imposer en France. S’agissant de la vieillesse, la première initiative intervient en 1910, soit vingt-et-un ans après l’Allemagne. Trois grandes étapes jalonnent leur histoire : 1910, donc, puis 1928-30 et 1945-46

  1. L’instauration des « retraites ouvrières et paysannes » – ROP – par la loi du 5 avril 1910, intervient après trois décennies de débats parlementaires. Leur contenu témoigne des obstacles rencontrés et des limites de l’avancée. Fondées sur la capitalisation, elles reposent sur des cotisations forfaitaires, obligatoires et à parts égales, des employeurs et des travailleurs français gagnant moins de 3 000 francs par an – seuil à l’origine du « plafond » actuel. À titre facultatif, les salariés qui perçoivent moins de 5000 francs, ainsi que les fermiers, les métayers, les cultivateurs, les artisans, etc. peuvent s’affilier. La gestion du capital constitué revient à des caisses d’affinité – caisse nationale, régionales et départementales d’État, mutuelles, caisses patronales ou syndicales… -, dont la gestion est contrôlée par l’administration. À 65 ans – âge abaissé à 60 en 1912) et après 30 années de cotisation, elles garantissent le paiement d’une pension composé d’une allocation forfaitaire et d’une somme proportionnelle au capital accumulé. D’emblée, la polémique se focalise sur le principe de cotisations et l’âge retenu pour faire valoir ses droits. Pour rappel, au moment où les ROP entrent en application, l’espérance de vie ne dépasse pas 48,5 ans pour les hommes et 52,4 ans pour les femmes. Si l’on ajoute que 94 % des ouvriers meurent avant 65 ans, la CGT semble fondée à critiquer une « retraite pour les morts ». Mais il y a plus. En 1912, la Cour de cassation exempte les employeurs de verser leur part si leurs salariés refusent de cotiser, ce qui est fréquent. Résultat, à la fin de l’année, on compte à peine 7,6 millions d’assurés parmi les 12 millions concernés par l’obligation. Les ROP sont mal parties et la guerre n’arrange rien. En 1919, le total des cotisants n’est plus que de 1,4 million cotisants. L’échec justifie une refondation.
  2. Assurances sociales (1928-1930) : Le débat reprend en 1920, réactivé par le retour de « l’Alsace-Lorraine », dont les salariés bénéficiaient jusque-là de la protection sociale bismarckienne, plus généreuse. Entre l’alignement régressif sur la législation française et l’harmonisation par le haut, les assurances sociales de 1928-30 procèdent de la seconde solution. Obligatoires pour tous les salariés de l’industrie et du commerce dont le salaire ne dépasse pas un plafond – 15 000 francs par an, 18 000 en région parisienne -, elles sont facultatives pour les non-salariés aux revenus inférieurs à ce niveau. Les cotisations – 8 % du salaire – sont réparties à égalité entre employeurs et salariés et sont gérées par capitalisation pour le risque « vieillesse » – loi 30 avril 1930. La plus grande liberté est laissée dans le choix des caisses primaires : mutualistes, patronales et d’entreprises, syndicales – telle « Le Travail », pilotée par la CGT, forte de 300 000 affiliés – ou régies par l’administration. Précisons que la CGTU communiste condamne ces assurances sociales et réitère les critiques portées par la CGT d’avant 1914 à l’encontre des ROP. Elle rejette ainsi le principe d’une cotisation des salariés pour exiger un financement patronal et public. Quoi qu’il en soit, en 1935, le total des assurés, régimes « spéciaux » compris, bondit pour atteindre s’élever à 12,3 millions, soit plus de la moitié des 21,6 millions d’actifs. Les pensions versées à partir de 60 ans se composent toujours d’une partie forfaitaire, indépendante de la durée des cotisations, que complète une seconde, variable selon le nombre d’annuités, normalement 30. Sous ces conditions, leur montant équivaut à 40 % du salaire moyen calculé sur toute la vie professionnelle.
  3. La Sécurité sociale (1945-1946)

L’idée d’une « sécurité sociale » figure en bonne place parmi les réformes inscrites dans le Programme du Conseil national de la Résistance adopté dans la clandestinité, le 15 mars 1944. Le document préconise explicitement la réalisation d’« un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ».

À la Libération, une commission se met au travail, dans laquelle siègent des syndicalistes. Le projet voté à la quasi-unanimité – 1 voix contre et l’abstention du MRP – par l’Assemblée consultative annonce les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945. À la veille des premières élections générales depuis la guerre, les deux textes structurent le nouvel organisme et lui fixent l’objectif de « débarrasser les travailleurs des incertitudes du lendemain », de les « garantir », ainsi que leur famille, « contre les risques de toute nature ».

La création de la Sécurité sociale entraîne la suppression des innombrables et coûteuses caisses d’affinité, remplacées par des caisses primaires, à raison d’une par circonscription – le plus souvent le département -, dont l’administration revient à une majorité d’administrateurs salariés – les 2/3 en 1945, proportion portée aux ¾  l’année suivante –, d’abord désignés par les syndicats, puis élus à partir de 1947. L’ambition se lit dans la hausse du niveau des cotisations – vieillesse et maladie alors confondues -, qui passe de 8 à 16 % des salaires, versées à part inégales – 10 % à la charge des employeurs, 6 % prélevés sur le salaire. L’expérience douloureuse de capitalisations laminées par l’inflation conduit au choix d’un système par répartition.

Tandis que l’âge de départ à la retraite est fixé à 65 ans, contre 60 ans auparavant, les pensions à taux plein  – pour 30 annuités de cotisations – assurent un taux de remplacement de 40 % du salaire moyen des dix dernières années, mais 20 % seulement pour ceux qui atteignant 65 ans en 1945 ne cotisent que depuis 1930. L’indexation des pensions sur les salaires est décidée en 1948.

Malgré l’indéniable progrès réalisé, la mise en place de la Sécurité sociale soulève une série de problèmes, à commencer par celui du plafond qui, hérité des ROP et des assurances sociales, intéresse plus particulièrement les cadres, dont il bloque le montant des pensions. Cette question est résolue en 1947, au moyen d’une convention collective qui, en marge de la Sécurité sociale proprement dite, débouche sur la création de caisses spécifiques financées par des cotisations prélevées pour la partie du salaire supérieure au plafond. Ces caisses, gérées paritairement avec les employeurs sont bientôt réunies au sein de l’AGIRC.

Au départ les promoteurs de la Sécurité sociale la souhaitaient universelle. Les actifs non-salariés refusent toutefois de la rejoindre. Outre la difficulté d’établir une base sérieuse de cotisation sur des revenus mal connus, les « indépendants » redoutent d’être les « vaches à lait » d’un régime général dominé par les représentants des salariés. À l’épreuve des avantages du système, ils se ravisent. Entre 1948 et 1952, leur affiliation s’effectue à travers la formation de quatre « régimes spéciaux » – artisans ; industriels et commerçants ; professions libérales, agriculteurs -, dont les déficits structurels seront comblés par… les salariés. Faute de pouvoir opérer l’alignement par le haut qu’interdit la situation économique du pays, les ordonnances de 1945 préservent, par ailleurs, d’autres « régimes spéciaux » qui, antérieurs à la Sécurité sociale et parfois aux ROP, offrent à leurs bénéficiaires des conditions plus avantageuses que le régime général en matière d’âge de départ à la retraite et de taux de remplacement.

2) Aux origines des « régimes spéciaux » : exigence de loyauté et contraintes professionnelles

La notion de « régime spécial » n’a pas de sens ou, plutôt, n’en prend un qu’à partir de 1910, avec les ROP, qui ouvrent à tous les salariés le droit au versement d’une pension. Mieux vaut alors parler de « régime pionnier », au sens où leur existence contribuera à diffuser l’aspiration au droit à la « retraite ».

Leur invention revient à l’Etat, précisons à « l’État patron », tel qu’il émerge avec la monarchie absolue qui, résolue à asseoir l’autorité du souverain, se dote d’organes et de services en mesure de la conforter. Encore doit-il s’assurer de la loyauté des agents qui en ont la charge, à commencer par les plus précieux d’entre eux, les militaires, pour lesquels un premier système de pensions est institué au XVIIe siècle. Trois ans après la création, en 1670, de l’Hôtel des Invalides destiné à l’accueil des soldats blessés ou trop âgés, une Caisse des Invalides est fondée au profit de leurs homologues de la Marine. Près d’un siècle plus tard, en 1771, tous les militaires se voient garantir le versement d’une pension de vieillesse. En 1790, la Révolution confirme et précise ces « privilèges », qu’elle élargit aux personnels civils de l’État, éligibles à une pension à compter de 50 ans – 60 dès 1806 – et au terme de 30 ans de service. Las, son financement et le périmètre des bénéficiaires restent incertains, notamment pour les fonctionnaires civils, encouragés à former des caisses privées de retraite. Tandis que les pensions militaires évoluent selon une chronologie spécifique, la loi du 9 juin 1853 harmonise et fixe pour longtemps le régime des pensions des fonctionnaires civils d’État. À 60 ans et après 30 années d’activité, ceux-ci perçoivent une pension calculée sur la moyenne des six dernières années de salaire. Partiellement financée par un prélèvement égal à 5 % du traitement  et elle donne lieu à réversion – au tiers de son montant – au bénéfice des veuves et orphelins des agents décédés. En 1924, les fonctionnaires retraités obtiennent, avancée décisive, l’indexation de leur pension sur les salaires des personnels en activité.

Par assimilation, le droit à pension sera progressivement étendu à l’ensemble des salariés des administrations et des entreprises publiques. Les agents des communes et des départements, des hôpitaux, des arsenaux, des Manufactures des Tabacs et des Allumettes, de l’Opéra ou de la Banque de France vont ainsi disposer de caisses de retraite spécifiques dont les règles s’inspirent peu ou prou de celles en vigueur dans la fonction publique d’État.

Des systèmes similaires se mettent en place dans des secteurs qui, bien que relevant d’entreprises privées, sont sous tutelle administrative pour des raisons d’hygiène publique, au regard de leur importance stratégique ou en leur qualité de concessionnaires du domaine public ou de services publics. Ainsi en va-t-il, par exemple, des compagnies minières auxquelles une loi de 1813 impose l’institution de caisses de secours aux blessés, texte que complète la loi du 29 juin 1894 sur le droit à la retraite des mineurs, ouvert à 55 ans et après 30 ans de service. Le niveau des pensions est égal au cinquième du salaire, mais les entreprises peuvent l’augmenter.

Dans les chemins de fer, la Compagnie du Paris-Orléans inaugure, en 1845, un régime de retraite à la seule charge de l’entreprise. D’autres sociétés suivent dans une large variété de taux de cotisation – de 3 à 6 % pour les agents -, mais selon des modes de liquidation assez proches : autour de 50 ans après 25 annuités, avec des pensions indexées sur les salaires et égales à 37,5 % du salaire moyen calculé sur 25 ans. En 1909, l’État s’en mêle par une loi qui, en 1909, unifie le régime appliqué aux cheminots de tous les réseaux. Aux quatre coins du pays, les âges de départ à la retraite s’échelonnent désormais entre 50 ans, pour les « roulants », et 60 ans pour les employés de bureau en passant par 55 ans pour les personnels des « services actifs ». Au terme de 25 annuités de cotisations proportionnelles au salaire – 5 % versés par les agents ; 15 % par les compagnies -, les pensions atteignent la moitié du salaire moyen des six meilleures années. En 1911, au lendemain de la première grande grève ferroviaire, une seconde loi instaure la rétroactivité revendiquée par le Syndicat national des chemins de fer.

Dans les transports urbains, les personnels ont parfois l’oreille des conseils municipaux. À Paris, en 1898, la convention par la Ville de Paris, dont le Conseil penche alors à gauche, et la Compagnie – ancêtre privé de la RATP – du métropolitain parisien détaille par le menu les avantages sociaux consentis aux salariés. Le régime de retraite n’est pas le moindre, avec un départ à 55 ans pour les roulants en contrepartie d’un prélèvement de 2 % sur le salaire – 6 % pour la compagnie. Les élus font valoir les contraintes du service continu, sa pénibilité, le « risque électrique » et la nécessité de fidéliser la main-d’œuvre.

Ce paternalisme d’État et de service public croise les préoccupations d’employeurs non moins désireux de s’attacher les salariés les plus qualifiés et/ou exposés à des tâches pénibles, fréquemment soumises à des exigences de continuité – feux de hauts fourneaux , fours de verreries… – et de sécurité – à l’exemple des mines et des chemins de fer… Les coutumes, les croyances et les idéologies ont leur part dans ces initiatives accordées aux conceptions du christianisme social, attentives aux responsabilités des entrepreneurs envers leurs salariés, soucieuses de paix et de contrôle social. Il s’agit aussi de devancer des revendications syndicales ou l’intervention étatique. Ces caisses de retraite patronales demeurent cependant marginales. En dehors des mines et des chemins de fer, un peu plus de 100 000 salariés – à peine 4 % des travailleurs du privé – en bénéficient au tournant des XIXe et XXe siècles, surtout dans la métallurgie, le textile, la chimie et la verrerie. Au regard de la situation faite à l’immense majorité des salariés, les pensions  constituent bel et bien un avantage enviable et envié. En clair, une référence et un objectif.

  • Retour sur les spécificités françaises au regard des enjeux des retraites

Si les régimes spéciaux ne sont pas une singularité française, la création tardive d’un système obligatoire de retraite invite à interroger les réticences hexagonales. Pour aller vite, deux faits sont à considérer : l’existence d’une protection contributive assistancielle et la très lente émergence, en France, d’une société salariale. Tous deux ont à voir avec les conséquences sociopolitiques de la Révolution française.

Émancipatrice, la Révolution n’a pas esquivé les conditions économiques et sociales de la citoyenneté. Pointe avancée de la dynamique révolutionnaire, la Constitution de 1793 proclame que les secours publics sont une « dette sacrée ». En foi de quoi, des lois instaurent le droit à l’assistance des anciens, mères, veuves, orphelins. En 1848, la Seconde République renoue avec cette volonté et stipule dans sa Constitution que « la République doit par une assistance fraternelle assurer l’existence des citoyens nécessiteux soit en leur procurant des ressources, soit en donnant des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler… ». Remarquons au passage la proximité du propos près d’un siècle plus tard dans le Programme du CNR… Pour ce qui la concerne, la 3e République bourgeoise, défiante envers les aspirations et les issues collectives, privilégie la promotion individuelle par l’école. Sans renoncer à toute ambition de protection sociale, sa préférence va à l’assistance plutôt qu’à l’assurance. En 1905, une loi instaure l’assistance obligatoire des invalides et des vieillards sans ressources de plus de 70 ans. Malgré la modestie des secours dispensés, la mesure rencontre un large succès. En 1912, 427 000 vieillards en bénéficient, soit plus de 20 % de la classe d’âge visée. Cette réussite n’est pas plus entamée par les ROP que par les assurances sociales et la loi restera en vigueur jusqu’en 1953.

De fait, le faible enthousiasme de la 3e République à l’égard des assurances sociales obligatoires est partagé par de nombreux Français. Le constat renvoie aux modalités de la voie française vers l’industrialisation qui, moins brutale qu’en Grande-Bretagne et en Allemagne, s’est avérée compatible avec le maintien d’une société à dominante rurale, où la large diffusion de la petite propriété favorisera plus longtemps qu’ailleurs la mixité des statuts sociaux, entre salariat et production indépendante, agricole ou artisanale. Dans cette configuration, la condition salariale ne constitue souvent qu’une étape avant de se mettre à son compte. En ces temps de stabilité monétaire, l’épargne constituée au fil des ans ne risque pas de fondre au feu de l’inflation. Dès lors, la perspective de devenir propriétaire vaut plus que toutes les promesses de retraites sous conditions de cotisations contraignantes, que l’espérance de vie rend d’ailleurs très aléatoires. Au pire, on sait pouvoir compter sur l’assistance publique, financée par l’impôt.

Tout change, cependant, après la Première Guerre mondiale, sur fond d’accélération de l’exode rural et de généralisation d’une seconde industrialisation exigeante en travailleurs stabilisés. Si les modestes ROP n’avaient guère convaincu, les régimes « pionniers » font d’autant plus référence que les fonctionnaires accèdent, en 1924, à une pension dont le niveau ouvre le droit à une authentique « retraite », émancipée de la subordination salariale. La mutation rejaillit sur la représentation de la vieillesse. La crise et le chômage des années 1930 y concourent, qui frappent plus durement les plus de 50 ans. L’ancienne figure du « vieillard indigent » responsable de son malheur par son imprévoyance s’efface derrière celle du « vieux travailleur » rejeté du marché du travail et qu’une vie de labeur n’a pas pu protéger de la misère. Il en résulte l’exigence d’un système élargi d’assistance. Le PCF lance ainsi, en 1937, une campagne en faveur d’une « retraite des vieux », soit l’extension de la loi de 1905 aux « vieux travailleurs » dont les pensions sont trop faibles. L’idée est reprise par Vichy, qui institue, en 1941, l’allocation aux vieux travailleurs salariés (AVTS), financée par les caisses d’assistance sociale.

Ces évolutions sont contemporaines d’autres, souvent invoquées dans les débats sur les retraites. Le plus évident a trait au vieillissement de la population, couplé à l’augmentation de l’espérance de vie. La récurrence de l’argument démographique en affaiblit cependant la portée. Propre à opposer les générations, il sert en 1953 comme en 1968, où, en moyenne, les hommes ne peuvent espérer profiter plus de 3 ans de leur retraite, auquel beaucoup de salariés n’accèdent pas après des décennies de travail… et de cotisations.

L’approche « comptable » est plus prégnante encore. On l’on sait la place de la rhétorique des « charges » dans le réquisitoire néo-libéral contre l’État social,  les assurances sociales et les cotisations qui les financent. Au vrai, quels critères justifient-ils que l’on fige le total des retraites à 14 % du PIB alors que tout annonce la poursuite du vieillissement de la population ? Est-il d’ailleurs pertinent d’aborder le thème des retraites exclusivement en termes de « droit au repos », derrière lequel pointe la notion de « charges », qui évacue le rôle socialement utile joué par beaucoup de retraités.

À ce propos, Bernard Friot invite à se défier d’approches superficielles et dangereuses, quand bien même elles viennent en appui de la retraite par répartition, sans doute plus solide et solidaire que le régime par capitalisation. De ce point de vue, la théorie du « salaire différé », qui représente le retraité en inactif prélevant ses moyens d’existence sur la richesse créée par les actifs en contrepartie de la solidarité dont il a lui-même fait preuve quand il cotisait. Approche pour le moins contestable si l’on rappelle que des recherches évaluent à 8 % du PIB la valeur des services qu’ils rendent en dehors même du bénévolat associatif. Surtout, cette conception repose sur le postulat que l’on ne produit de valeur économique que dans l’emploi, reprise du discours patronal sur le travail, qui identifie la production à l’activité menée sous la subordination à un employeur et destinée à valoriser son capital. Friot lui oppose celle d’un « salaire continué », laquelle présuppose le droit d’être reconnu comme producteur sans devoir passer par le « marché du travail ».

Ici, on ne soulignera jamais assez le caractère pionnier du régime de retraite des fonctionnaires, pour lesquels la pension prolonge, en s’y référant, le traitement antérieur. Jusqu’à aujourd’hui, elle atteint 75 % du salaire des six derniers mois de service, sous condition d’un nombre suffisant d’années d’activité. Pour mémoire, le taux de remplacement des salariés ayant accompli une carrière complète dans le privé avoisine 75 % du salaire de référence si l’on additionne la retraite de base – 50 % – et des « complémentaires ». Celles-ci, initiées par la convention collective des cadres de 1947, se sont développées à partir des années 1950, contre l’opinion de la CGT, favorable au déplafonnement des cotisations, sur le modèle initié pour les cadres. Gérées par l’ARRCO depuis 1961, elles ont été généralisées en 1972.

De la même manière que les pensions des fonctionnaires d’État avaient inspiré les autres régimes spéciaux, l’existence de ces derniers a justifié les revendications du reste des salariés. Plutôt que d’en généraliser les acquis, plusieurs gouvernements ont voulu les remettre en cause, de 1934 à 1995, en passant par 1953. Ces tentatives ont provoqué des conflits d’envergure qui les ont mis en échec. Instruits de ces déconvenues, les promoteurs des contre-réformes des années 2000 éviteront d’attaquer frontalement l’ensemble des régimes spéciaux et les feront précéder d’intenses campagnes en direction d’une opinion sensible à l’argument des « privilèges ».

Au terme de ce détour historique, on conviendra de ce que la question des retraites dépasse des modalités d’accès à un droit dorénavant tenu pour fondamental. Sur ce point, Emmanuel Macron n’a pas tort de considérer son projet actuel pour « une réforme du travail dans la société et du cycle de vie. Parce que ce qu’on va devoir penser, c’est comment on travaille tt au long de sa vie ». On ajoutera que c’est aussi s’interroger sur la production des richesses, la façon de les répartir et d’en user, mais encore sur les valeurs qui fondent et définissent une civilisation.

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