Les Utopiques et les Gilets jaunes : « Autour d’une révolte sociale »

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Le numéro 11 de la revue Les Utopiques de l’Union syndicale Solidaires est consacré quasi entièrement au mouvement des Gilets jaunes. Nous avons déjà publié l’article introductif de Verveine Angeli, membre du secrétariat national de Solidaires (lire ici : http://wp.me/p6Uf5o-2Cv), qui appelle le syndicalisme « à se dépasser ». Ici nous donnons le sommaire, un aperçu du dossier et entrons dans les débats.

  • Sommaire:

11    DOSSIER / LES GILETS JAUNES : DE L’URGENCE À POSER DES QUESTIONSrp_les_utopiques_11.jpg

POUR LE SYNDICALISME / Verveine Angeli

  • 6 DOSSIER / LES COULEURS DES GILETS JAUNES / Christian Mahieux
  • 5 DOSSIER / AVEC NOS EXCUSES / Patrick Le Tréhondat

26   DOSSIER / DIJON : CHEZ NOUS /  Élie Lambert

34   DOSSIER / GILETS JAUNES : UNE AIDE À LA CONSTRUCTION D’UN SYNDICALISME RÉVOLUTIONNAIRE ? / SUD Industrie

44   DOSSIER / NÎMES : MON EXPÉRIENCE DE GILET JAUNE / François Girodon

48   DOSSIER / LA PLACE DES RETRAITÉ.ES

DANS LE MOUVEMENT DES GILETS JAUNES / Gérard Gourguechon

56   DOSSIER / GILETS JAUNES ET EXTRÊME-DROITE / Frédéric Bodin

64   DOSSIER / JOURNALISTE ET GILET JAUNE À TOULOUSE / Didier Labertrandie

7 0   DOSSIER / AU CŒUR DES GILETS JAUNES DU MANTOIS (78)

PAR UNE GILET JAUNE / Fabienne Lauret

  • 4 DOSSIER / D’UNE FIÈVRE JAUNE À UNE COLÈRE ROUGE / Laurent Degoussée
  • 0 DOSSIER / À L’UL CGT GUINGAMP / Thierry Pérennes et Pascal Viton

8 4   DOSSIER / TOULOUSE : L’OBSERVATOIRE DES PRATIQUES POLICIÈRES /

Ligue des droits de l’Homme, Fondation Copernic, Syndicat des avocats de France

  • 2 DOSSIER / LES QUARTIERS POPULAIRES / Comité La vérité pour Adama

9 6   DOSSIER  /  L’ASSEMBLÉE   DES  ASSEMBLÉES  DE  SAINT-NAZAIRE

1 0 2    DOSSIER / GAILLAC : UNE EXPÉRIENCE DE VIE COLLECTIVE

ET DE DÉMOCRATIE DIRECTE / Des Zèbres de Gaillac

1 0 8    DOSSIER / VILLENEUVE-SUR-LOT : LES GILETS JAUNES DU ROND-POINT DU CAMPANILE

112   DOSSIER / SYNDICALISTES SOLIDAIRES ET GILETS JAUNES,

ARRÊT SUR IMAGES À SAINT-BRIEUC / Floriane Hédé et Serge Le Quéau

118   DOSSIER / NOUS SOMMES TOUS DES GILETS JAUNES / Yves Bauney

124   DOSSIER / BESANÇON : RETRAITÉ.ES SYNDIQUÉ.ES

ET GILETS JAUNES/ Brigitte Sourrouille

128   DOSSIER / LE SYNDICALISME DE SOLIDAIRES À LA LUMIÈRE

DES GILETS JAUNES / François Marchive

140   DOSSIER / GILETS JAUNES DE TOUS LES PAYS…

148   DU PORTAIL DE STRASBOURG, À PROPOS DE L’ANTISÉMITISME, DE L’ANTISIONISME ET DES RACISMES / Bernard Dréano

160   ENTRETIEN AVEC LAÉLIA VÉRON : « PRENDRE LA PAROLE,

BOUSCULER LES DOMINATIONS » / Propos recueillis par ThéRooumier

168   EXPLIQUER LES INÉGALITÉS OU LES EFFACER ? /Jean-François Marquis

 

« Autour d’une révolte sociale »

Jean-Claude Mamet

Solidaires est la seule organisation syndicale à consacrer une publication entière au mouvement des Gilets jaunes. Et donc à prendre à bras le corps un mouvement social qui « percute le syndicalisme », comme le dit l’éditorial introductif. Le numéro n’hésite donc pas à prendre le risque d’« entretenir le dérangement » que ces mois de lutte ont produit sur les « fonctionnement quotidiens », les « habitudes et les certitudes » du syndicalisme. L’article de Christian Mahieux (comité éditorial de la revue) note bien entendu que quelques revendications étaient bien « contradictoires avec nos combats », mais qu’il convient, pour tenter de faire évoluer les choses, de ne pas seulement « commenter de l’extérieur ».

Cependant, convenons aussi qu’être « partie prenante » n’a pas toujours été simple, notamment à Paris dans les manifestations emblématiques du mouvement, pour lesquelles il était difficile de mobiliser les troupes syndicales, en dépit d’un volontarisme. La situation était différente dans les ronds-points et les régions. Le numéro décrit un grand nombre d’expériences où des militant-es de Solidaires se sont joint au mouvement, et ce retour d’expérience est le point de départ de réflexions très diverses sur les problèmes posés dans la conduite d’une lutte de ce type. Je mêle mes propres réflexions à celles qui sont menées.

Le rituel rompu des manifestations

L’article d’Elie Lambert, de Solidaires Côte d’Or (dont Dijon), rend très bien compte de la nouveauté de la situation en décrivant le contraste saisissant entre la manifestation intersyndicale de la journée nationale du 19 mars 2019 (CGT, FO, FSU, Solidaires) et les initiatives des Gilets jaunes. La manif syndicale est parfaitement ordonnée, « maitrisée, ritualisée », et personne ne semble imaginer que cela aura le moindre effet dans les rapports des forces. Tandis que l’acte inaugural du 17 novembre 2018 à Dijon était plein de vitalité : « On y jongle, on s’y déguise, joue du saxo… », après avoir fait « des centaines de bornes en co-voiturage pour venir participer à la fête ».

Il y a là matière à réfléchir à la manière dont les organisations syndicales doivent pour l’avenir mettre en valeur leurs manifestations de manière attractive. Or, nous étions déjà préparés à cette interrogation depuis au moins les manifestations de 2016, avec l’apparition des « cortèges de tête », avec les attentes de renouveau exprimées dans Nuit Debout, avec la manifestation Pot au feu du 5 mai 2018 et la manifestation Marée populaire du 26 mai, où un bon tiers du cortège échappait aux structures traditionnelles. Ce qui n’avait pas été anticipé à ce point dans les réunions préparatoires. Faut-il par exemple faire des cortèges constamment réglés avec les organisations syndicales à la queue leu leu ? Ne peut-on pas imaginer d’alterner bien davantage des groupements syndicaux avec des groupes associatifs ou thématiques ? Ce qui était inimaginable il y a quelques mois (à cause de rapports de forces bureaucratiques) devrait être posé avec de nouveaux arguments. On a pu observer ces dernières semaines dans les manifestations enseignantes contre la loi Blanquer une volonté de manifester par établissements en sortant des sentiers battus.

Double besogne

Les militant-es de SUD Industrie expliquent ensuite que l’expérience Gilets jaunes dans plusieurs régions de France (Ardennes, Picardie, Nord, etc.) leur fait redécouvrir la « double besogne » du « syndicalisme révolutionnaire » en partant certes des exigences immédiates, mais en les resituant très vite dans un projet « radical » contre Macron et sa société, en particulier sur des exigences démocratiques. Avec parfois à Paris un avant-goût de « pré-révolution » dans les slogans les plus repris.

Là encore, cela donne à réfléchir sur la manière de faire concorder un désir de renverser la société avec les exigences immédiates. Scander « Révolution ! » peut communiquer de l’énergie, mais aussi exprimer par un raccourci une difficulté à formuler concrètement « la double besogne ». N’est-ce pas ce que nous avons vécu par exemple au printemps 2018 avec la mobilisation des cheminots ? Le débat s’est cristallisé sur la forme de lutte : grève reconductible (SUD Rail) ou grève 2 jours sur 5 (CGT). Mais n’a-t-il pas manqué la « besogne » intersyndicale pour une alternative concrète au système marchandisé de chemin de fer voulu par l’Union européenne et par Macron ? Pourquoi la population française a-t-elle volontiers soutenu les Gilets jaunes et moins spontanément les cheminots ? Peut-être avons-nous une difficulté syndicale à transformer les combats apparemment professionnels en besoin populaire plus général où tout le monde pourrait se reconnaitre. Par exemple le statut des cheminots n’exprime pas qu’une tradition qui certes forme un tout (sécurité des circulations, horaires décalés, fortes contraintes techniques et physiques…). Reformulée, elle peut parler à la majorité de la société  avec l’idée que tout le monde a droit à un statut du travail pour être autonome et rendre service. Si on veut défendre, contre Macron, les retraites comme une émancipation et pas une fuite individuelle (j’ai cotisé, j’ai le droit de récupérer ma mise), il faudra mettre en avant cet horizon d’universalité émancipatrice contre l’universalité libérale.

Salariat et professions « indépendantes »

Gérard Gourguechon (ancien porte-parole de Solidaires et animateur de l’Union nationale interprofessionnelle des retraité-es de Solidaires-UNIRS) retrace les acquis de luttes du groupe des 9 syndicats et organisations (CGT, FO, CFTC, CGC, FSU, Solidaires, FGR-FP, UNRPA, LSR) qui portent régulièrement les mobilisations de retraité-es depuis 2014. Acquis bien réels avec par exemple les 200 000 manifestants du 15 mars 2018. Et il ajoute des questions : « pourquoi des personnes retraité-es n’ont pas participé à ces mobilisations alors qu’elles se sont retrouvées, portant les mêmes revendications, avec les Gilets jaunes ? ». Une des réponses réside selon lui dans le mélange populaire des Gilets jaunes, rassemblant certes des travailleurs-euses, mais aussi des « petits agriculteurs, des artisans » et autre professions dites « indépendantes ». Or ce mélange fait sens dans les régions peu urbanisées, « étrangères au syndicalisme ouvrier ».

Cela doit nous inciter plus que jamais à ouvrir le syndicalisme, non pas aux petits patrons au sens PME, mais aux indépendants souvent issus du salariat et se révélant en réalité très dépendants des circuits imbriqués du capitalisme. Et abandonner la résistance qui existe encore fortement (débats CGT) à organiser syndicalement les travailleurs des plates-formes, dont le besoin exprimé de liberté dans le travail (certes souvent illusoire) est cependant une juste préoccupation. Ne laissons pas la liberté aux libéraux !

Laurent Degoussée (fédération Sud commerces et services) remet en débat le concept de « grève sociale » (qui vient d’Italie et du Québec) pour décrire des luttes qui dans la rue qui mélangent toutes sortes de secteurs populaires, dont certains ne peuvent faire grève.

Les « zèbres » de Gaillac

L’article de syndiqué-es et Gilets jaunes de Gaillac (petite ville du Tarn) est passionnant parce qu’il montre ce qu’ont pu faire des Gilets jaunes avec une présence syndicale (CGT et SUD) assez nette, mais en même temps discrète. Un rond-point d’une centaine de personnes, devenu « la place du village », « avec autant de femmes que d’hommes » : « les syndicalistes ne manœuvrent pas mais sont à l’œuvre, à n’en pas douter, ne serait-ce que par leur présence indéfectible ». Cela semble avoir permis de bien associer « action et réflexion ». « Leur présence a été décisive », mais les syndicalistes présents, voyant les résultats, « déplorent l’absence de réaction de leurs syndicats et leurs adhérents ». L’article pose une question embarrassante : « Celles et ceux que l’on attendait n’y sont pas ; d’autres, contre toute attente, sont là. Pourquoi ? ». Plusieurs articles du numéro notent ainsi une forte distanciation des agents des finances (par exemple), pourtant habitués aux conflits parfois durs.

Il est possible, comme cela arrive dans les bifurcations de l’histoire populaire, que des croisements se produisent entre générations militantes, entre cultures différentes. Cela pourrait amener un débat sur l’avenir du mouvement des Gilets jaunes. Peut-on imaginer sa « syndicalisation » sous des formes pluri-syndicales (adhésions multiples ?), non par préférence de sigles, mais pour tester le renouvellement des pratiques tout en restant indépendants ?

Travail et lutte des classes

François Marchive, postier et SUD PTT, n’y va pas par quatre chemins : il appelle à « réorienter notre projet syndical ». Il rappelle que lors de sa création, l’expérience de Solidaires (les syndicats SUD pré et post-1995 et ceux plus anciens de l’ex-Groupe des dix) avait un projet global de « recomposition syndicale », différente du modèle « pyramidal » des « confédérations », notamment CGT. Même si cela ne semble pas avoir abouti autant qu’il l’aurait souhaité (Solidaires étant devenu « une structure de plus » selon l’article), François Marchive n’hésite pas à conclure que « le mouvement des Gilets jaunes est un symptôme de l’épuisement du modèle de la grève interprofessionnelle portée par des secteurs du service public ». Mais, peut-on ajouter, la lutte contre la loi Travail en 2016 a montré aussi le déclin prononcé des collectifs militants dans le privé. La raison en est, selon l’auteur, la restructuration très importante des rapports de travail sous lé férule néo-libérale. Selon lui, il faut prendre acte que le mouvement syndical classiquement « lutte de classe » du 20ème siècle n’est plus adapté, et cela explique « qu’il passe à côté » de Gilets jaunes.

Mais ce mouvement renouvelle précisément la lutte des classes, qu’il ne faudrait pas abandonner, en articulant objectifs sociaux et démocratiques. C’est la question du travail qui est posée. Il cite les travaux du groupe de sociologues « Quantité critique », coordonné par Yann Le Lann. Mais comme le lieu de travail est « bouché » par l’emprise libérale, le pas de côté qui est fait par cette lutte est de s’attaquer à l’Etat et son prince actuel : Macron.

Cette réflexion stimulante doit être approfondie dans tout le syndicalisme. J’y décèle pour ma part une part de contradictions, ou peut-être de malentendus à lever. Il y a bien une difficulté à rester enfermé dans l’entreprise (le politiste J.M. Pernot dit la même chose : c’est « mortifère »), alors que le libéralisme est un dirigisme politique derrière lequel se camoufle le patronat mondialisé et sa myriade de sous-traitants aux ordres. S’attaquer au pouvoir politique est donc juste, notamment en nourrissant la dimension interprofessionnelle des objectifs. Cela permet de rassembler et d’unir une classe (Gilets jaunes) qui prouve ô combien son envie de se battre. Mais comment dire cela tout en affirmant, comme le fait François Marchive, qu’il faut abandonner « les postures idéologiques » et renouer avec une « proximité » pour démontrer « notre utilité réelle sur les problèmes concrets » ? La liaison entre « proximité » et cible politique (Est-ce la « double besogne » évoquée plus haut ?) n’est pas évidente.

Un mouvement « énigmatique »

Il manque aussi à cette réflexion, et peut-être à tout le dossier, une sorte de bilan du mouvement au stade où il en est arrivé.

Les Gilets jaunes ont provoqué en 6 mois (mais il dure toujours !) un déplacement considérable des ordres de priorité du pouvoir politiques. Il faut remonter au moins à 1995 pour voir des agendas aussi bousculés avec des décisions prises, qui certes restent compatibles avec les mantras du macronisme, mais sont néanmoins difficiles à digérer (comme en témoignent les difficultés budgétaires dans le contexte des règles européennes).

Mais le mouvement n’a pas pour autant empêché la reprise d’initiative de Macron après la mise en scène du Grand débat et la conférence de presse annonçant la séquence suivante. Les Assemblées des assemblées (Commercy, Saint-Nazaire, Montceau-les-Mines) peinent à définir une stratégie nationale commune à tout le mouvement. Une co-construction des suites avec le syndicalisme est-elle envisageable ?

Laissons à Yves Baunay (de l’Institut de recherche de la FSU, dont l’article est intitulé « Nous sommes tous des gilets jaunes ») prononcer non pas le mot de la fin dans ce dossier, mais l’interrogation lancinante : « …il s’est passé quelque chose dans le champ politique qui reste énigmatique, hors norme et donc déstabilisant ». Il ajoute : « Les cercles militants que je côtoie…ont été frappés de stupeur ».

22 juillet 2019

 

 

 

 

 

 

 

 

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