L’expertise CHSCT en débat dans la CGT

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Le Collectif confédéral travail-santé de la CGT organisait le 15 juin dernier une journée d’études sur l’expertise CHSCT. Il s’agissait de prendre en compte l’évolution inquiétante des cabinets d’experts comme médiateurs sociaux. Mais aussi de bien préciser l’orientation syndicale en faveur du « pouvoir d’agir » des travailleuses et des travailleurs.

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La journée s’est déroulée en deux moments : une partie de formation historique, et une partie centrée sur les pratiques. 120 militant-es ont participé aux débats, témoignages, controverses.  Ne sont ici retranscrites que des notes rapides sur quelques idées phares ou thèmes de débats. La journée est introduite par Tony Fraquelli, conseiller confédéral Activité Travail-Santé. L’expertise s’est beaucoup développée à partir des années 1980, mais les syndicalistes ont été ensuite confrontés à des problèmes « inattendus », explique-t-il : en quoi l’expertise devient un vrai « équipement militant » de « contestation des pratiques managériales » ? Il insiste sur l’orientation CGT : « Les experts du travail sont les travailleurs eux-mêmes ». Or, on constate une évolution dangereuse des cabinets d’experts, encouragée par les pouvoirs publics, qui s’organisent comme « médiation sociale ». Il faut donc en quelque sorte remettre les choses à l’endroit : « l’expertise doit appartenir au syndicat et non au patronat ».

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Histoire : qui est expert ?

Le premier moment est donc consacré à un retour historique et même théorique sur la représentation des salariés et les liens au syndicalisme.

  • Paula Cristofalo, sociologue du travail, a réalisé un historique des rapports entre moyens d’expertises et attitudes syndicales. Elle résume son travail par la description d’une sorte de polarisation entre deux tendances : expertise « pour les syndicats» ou « par les syndicats ». Elle propose quatre périodes :
  • A la Libération, les CE nouvellement créés peuvent recourir à des « experts-comptables». Mais ceux-ci ont tendance à vouloir formater le débat syndical dans le sens des impératifs de la production dans l’après-guerre.
  • Dans les années 1960, il y a une volonté, surtout présente dans la CFDT qui se radicalise, d’utiliser l’expertise comme « ressource» au service du projet syndical émancipateur, y compris même en ayant ses propres cabinets. La CGT s’y essaie aussi, visant ainsi une expertise « par » les syndicats.
  • La troisième période est inaugurée par les lois Auroux, où l’expertise se « professionnalise». Se créent les CHSCT, et l’intervention en cas de danger sur les « conditions de travail ». En même temps, les syndicats subissent un effondrement des adhérents et sont déstabilisés dans leurs priorités. L’agrément des cabinets date de 1993 (Aubry), le débat européen accélère les choses.
  • Après 1995, avec le libéralisme accentué, l’expertise CHSCT tend à s’autonomiser du syndicalisme. Elle devient peu à peu une « niche de marché». Les experts deviennent « consultants » et tendent à organiser leur profession loin du syndicalisme, pour intéresser aussi le patronat.

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Paula Cristofalo

  • Jean-Marie Pernot, chercheur à l’IRES, s’attache à décrire les enjeux syndicaux liés à la période des lois Auroux après 1982, aux prérogatives des CHSCT sur les conditions de travail et la mise dans le débat public et syndical du droit d’expression des salariés.
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  • Jean-Marie Pernot
  • Il rappelle que le patronat criait très fort sur ce que Yvon Chotard (CNPF) analysait comme « des soviets partout». Mais le syndicalisme était lui-même très divisé. La CFDT était très impliquée, tandis que FO était critique sur le « droit d’expression » et la « négociation annuelle obligatoire » (NAO) d’entreprise, privilégiant plutôt l’accord de branche.  Mais il interpelle surtout la CGT sur les débats qui l’ont également traversée. Henri Krasucki, secrétaire général depuis 1981, estimait les lois Auroux comme de « bonne lois » : « Il faut s’en mêler ». Mais dès 1983, le climat devient plus difficile après la sortie du PCF du gouvernement. Le contexte est aussi celui d’une division syndicale accrue. La CGT est traversée par une contradiction à gérer, entre un pouvoir d’intervention accru en théorie par les lois Auroux, et le constat d’une désyndicalisation massive, qui est le « cauchemar des années 1980 ». Dès lors, le patronat qui a combattu les lois, va maintenant s’en servir ! Il s’empare du « droit d’expression », alors que la CGT s’en détourne. Ce qui bien sûr semble donner raison à ceux qui se méfiaient de ce qui était perçu comme un piège. Comment expliquer ce repli ? Il y a d’abord le fait que le « droit d’expression » s’adressant à tous les salariés-es, semble « contourner le syndicat ». Donc « à quoi bon ? ». A noter que le même débat a lieu dans la fonction publique avec l’heure mensuelle octroyée par le ministre Le Pors. Plus généralement, tout cela questionne ou remet en cause la « routine », c’est-à-dire « le rapport entre syndicat et travailleurs-euses ». Cela rejoint la critique faite aujourd’hui sur « les pratiques délégataires ».

Le problème posé est le suivant : « comment construire la capacité à représenter » ? Et quelle légitimité ? La CGT promeut l’accord majoritaire. Or les élections « mesurent, mais ne fondent pas ». C’est toute la question du rapport « avant-garde/ masse », débat posé au 20ème siècle. Lénine donne une réponse : pour dépasser le simple rapport « trade-unioniste », ou le rapport patrons/ouvriers, il faut l’intervention de l’extérieur, celle des intellectuels. Lukacs contredit ensuite cette vision en mettant l’accent d’abord sur « l’expérience » historique vécue, comme question « décisive ».  C’est le refus du « parti démiurgique ». Bien plus tard, Bruno Trentin théorise l’idée « d’une classe ouvrière comme sujet politique ».

« Or quelle est la culture dominante à la CGT », interroge Jean-Marie Pernot ? C’est bien la première lecture, celle du « syndicat éducateur de la classe ». Derrière cela, se glisse une « peur de tomber dans le réformisme ». Il rappelle aussi le vif débat dans la CGT des années 1970 et début 1980 sur les thèses de Jean-Louis Moynot, secrétaire confédéral, à propos des « conseils d’atelier ».

  • Alain Delaunay donne ensuite des explications détaillées sur le fonctionnement complexe du Conseil d’orientation sur les conditions de travail (COCT), où il siège pour la CGT, et des statistiques en matière d’expertise CHSCT. Si après 1982, le CHSCT intervient pour les « risques graves », après 1992, le Code du travail impose une consultation CHSCT avant modification importante des conditions de travail, avec recours à l’expert possible. Mais le bilan des expertises reste méconnu. 1291 expertises ont été réalisées, dont 555 en Ile de France (45%), 9,8% en Rhône-Alpes, etc. La réorganisation du travail intervient pour 27%, le motif économique pour 22%, les risques psycho-sociaux pour 18%, les risques graves pour 11%. Par branches : 78 dans le commerce, 29 dans construction, 248 dans l’industrie, 103 dans la santé, 482 dans les services.

A partir de 2010, de nouveaux textes régissent les critères d’agrément des cabinets d’expert. Les dispositifs sont revus en 2016. Avec la « labellisation », l’expertise tend à « occuper un marché » et « la CGT est la seule à s’y opposer ». Nous voulons le maintien de l’agrément. Il y a risque de confusion entre « audit » et « expertise ». Au 1er janvier 2017, 108 cabinets sont agréés.

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Paroles de syndicalistes et mandaté-es 

Le débat fut très précis sur l’expérience accumulée par les syndicalistes et mandatés. Les interventions sont ici classées par thèmes :

  • Rôle syndical interrogé : « A quoi on sert si on demande aux salariés de parler» ?
  • « On fait souvent appel à une expertise lorsque le syndicat n’est plus capable de faire le travail préalable sur la situation à étudier. Mais il faut du temps pour faire la démarche (un an par exemple) et quand elle est achevée, les salarié-es ne sont plus impliqué-es. Il peut arriver que le syndicat gagne, mais il gagne alors pour lui, pas pour les salarié-es !». « On perd le fil », dira un autre.
  • Expert et travail syndical : « Ce n’est pas après l’intervention de l’expert qu’il faut poser la question des suites, mais en amont, avec un cahier des charges».
  • Expertise et mainmise patronale : «Parfois les salariés-es ne veulent rien dire, à cause d’un régime de peur ».
  • Droit d’expression : « Il y a un risque que les salariés-es peuvent proposer eux-mêmes la dégradation de leurs conditions de travail».
  • Rapport de force réel : en cas d’expertise réussie, le problème pour le patron n’est pas une amende, dont il se fiche, mais l’image de marque. Ou encore : « Les patrons évoquent le coût de l’expertise, mais en réalité c’est l’indépendance des salarié-es qu’ils craignent».

Expériences précises et mise en discussion par Sabine Fortino, sociologue

  • Marc (agent de conduite SNCF) décrit en détail son expérience de mandaté CHSCT à la gare de Paris-Montparnasse, notamment sur un site d’hébergement (ou foyer) d’agents de conduite (150 agents par nuit) entre deux courses. Or ce site était infecté de légionellose, donc boycotté par les agents, qui imposaient le paiement de nuits d’hôtels. Ce n’est que par la mise en évidence de toute l’infrastructure de gestion générale de la SNCF (management) que l’origine du problème sera décelée, et pas par une étude seulement « technique» sur le bâtiment.
  • Fabien Gache (délégué central CGT Renault) : il retrace les expériences sur Renault le Mans, sur le technocentre de Guyancourt (suicides), et sur l’accord de compétitivité que Renault a imposé, et réussi à faire signer par des syndicats, moyennant des promesses d’emplois. Dans ce cadre, le travail CHSCT sur les effets de compétitivité peut comporter «le risque de revenir en arrière sur les engagements d’activité promis par Renault ». Il insiste aussi le danger de « renvoyer à l’expert ce qui relève de la CGT elle-même ». Ainsi sur le Technocentre de Guyancourt, la direction a elle-même fait appel au cabinet Technologia, et par la suite elle a pu produire des statistiques de risques en baisse (28% de situations de souffrance, au lieu de 33% auparavant). Plusieurs conclusions : « l’expertise doit être un complément de l’activité syndicale centrée sur le pouvoir d’agir » ; « parfois les salariés ne sont pas d’accord avec la CGT, ni entre eux » ; « mais il faut s’efforcer de produire avec les salariés un récit non victimaire » ; « il faut tenter de déboucher sur des revendications « gagnables » ; « Solliciter la collaboration active des salariés-es sur leurs propres valeurs ».

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Fabien Gache

  • Sabine Fortino, sociologue, met en discussion et en question : Les embuches sont visiblement nombreuses. Il y celle du temps pour la réalisation de l’expertise : «quel est le bon curseur entre urgence et utilité » ?  Il y a la différence entre « ce qu’on apprend » et « ce qui est possible de faire ». La direction ne s’oppose pas forcément à l’expertise. « Elle choisit sa propre temporalité », elle phagocyte. La question du « chantage à l’emploi » peut être un vrai problème. Comment « distinguer entre les registres apparemment « techniques » et les causes managériales » ? Comment distinguer le professionnalisme des experts. Finalement, entre experts et syndicats, « qui est l’expert » ? Et peut-on faire « une bonne expertise sans rapport de force » ?

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Sabine Fortino

  • Eléments de conclusions, par Jérôme Vivenza, de la CE confédérale CGT, responsable du collectif travail-Santé :

« On arrive avec des questions, on repart avec plus de questions ».

« Notre problème : comment rester acteurs-trices avec l’expertise ? »

Citation : « ce que tu fais pour moi sans moi, tu le fais contre moi ».

La CGT : « nous ne sommes pas « au service » des salariés, mais une organisation « des » salariés ».

« Ne jamais perdre de vue l’objectif transformateur ».

« L’expertise est devenue un marché, mais à qui la faute ? Avec les syndicats d’experts (le SEA) ils veulent déposséder les syndicats ».

« Importance décisive du PV du CHSCT, pour engager une expertise. » Exemple décisif d’AZF dans ce cadre.

« L’expertise ne peut pas être un substitut au rapport de force ».

« 51ème congrès CGT : a mis l’accent sur le « réel » du travail, et la capacité d’intervention des travailleurs sur leur travail ».

 

Prises de notes et rédaction : Jean-Claude Mamet

 

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