Loi El Khomri : « Le programme du Medef est appliqué » (Sophie Béroud à Médiapart)

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Sophie Béroud, maitre de conférence en sciences politiques à Lyon et spécialiste du mouvement syndical, explique comment le projet de loi El Khomri sur le Code du travail piétine la pourtant très récente loi de 2008 sur la réforme de la représentativité qui visait « à renforcer la légitimité syndicale« . Sur le fond du projet, elle ajoute :  » C’est une sorte d’ironie de l’histoire que le dernier coup porté aux 35 heures se fasse sous un gouvernement socialiste« .

Sophie Béroud: «Le programme du Medef est appliqué»
PAR MATHILDE GOANEC
ARTICLE PUBLIÉ LE VENDREDI 19 FÉVRIER 2016

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La réforme du code du travail ressemble à une déclaration de guerre pour les syndicats. Le gouvernement prépare un affrontement social musclé. La spécialiste Sophie Béroud revient pour Mediapart sur la loi et ses conséquences dans le monde syndical.
Muette jusqu’ici, la CFDT a fini par parler. Deux jours après avoir pris connaissance du projet de loi El Khomri, la confédération s’est fendue d’un tweet, pointant une réforme « dangereuse » du licenciement économique. Puis c’est Laurent Berger, dans le Monde, qui a qualifié le texte de « très déséquilibré », une position plus forte que d’ordinaire.
La CFTC de son côté juge le projet de loi « très dangereux » pour les salariés quand la CFE-CGC parle « d’un enfumage manifeste ». FO se moque d’un « tsunami libéral », la CGT brocarde une loi du « XIXe siècle ». Solidaires, enfin, estime que le code du travail est passé « à la broyeuse ». Un vrai rejet du monde syndical guette la ministre du travail et bien sûr François Hollande qui avait pourtant promis de prendre bien soin de la démocratie sociale. Sophie Béroud, maître de conférences en sciences politiques à Lyon, évalue la possibilité d’une rupture.
Dans le projet de loi sur le travail figurent plusieurs mesures, comme la négociation directe entre le salarié et la direction sur le forfait-jour ou la possibilité de déclencher un référendum auprès des salariés, qui donnent le sentiment que les organisations syndicales sont écartées du tableau.

 

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Est-ce compatible avec le dialogue social prôné depuis le début par François Hollande ?
C’est surtout en décalage, voire en rupture, avec une série de réformes qui ont été conduites avec l’objectif affiché de renforcer la démocratie sociale en France. Il est ainsi surprenant de voir combien il est peu fait cas de tout l’édifice qui a été mis en place avec la réforme des règles de la représentativité syndicale, actée en 2008 dans le privé: son but était de renforcer la légitimité des syndicats dans l’entreprise en fondant la mesure de la représentativité sur les résultats électoraux. Cette réforme, qui a résulté d’une position commune des syndicats et du patronat reprise dans la loi, a également établi la notion d’accord majoritaire (un accord signé par une organisation ou des organisations ayant emporté au moins 30 % des suffrages exprimés) et un droit d’opposition (pour des organisations ayant remporté au moins 50 % des suffrages exprimés).
Or, que dit le projet de loi El Khomri ? Il redéfinit la notion d’accord majoritaire en la fixant à 50 % des suffrages exprimés pour les organisations représentatives (on exclut donc du calcul les  suffrages pour les autres organisations). Il supprime le droit d’opposition et il confère un nouveau droit à la consultation directe des salariés. On modifie donc encore une fois les règles de la négociation collective et de validation des accords, mais sans que cela résulte ni d’un bilan public et concerté des pratiques en vigueur depuis 2008, ni d’une négociation entre les organisations syndicales et les organisations patronales. Et pourtant, là encore, la loi du 31 janvier 2007 de « modernisation du dialogue social » impose au gouvernement de soumettre tout projet intéressant, entre autres les relations collectives de travail, aux organisations syndicales de salariés et d’employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel en vue d’une éventuelle négociation.
L’Unsa parlait, dès février et lors de la première évocation de la possibilité d’un référendum d’entreprise, d’une mesure « sortie de nulle part »… En clair, on change les règles en cours de route ?
On peut s’interroger sur cette volonté d’encore une fois changer les règles en vigueur et essayer de la décrypter sur le plan politique. Tout se passe comme si la réforme de la représentativité de 2008 n’avait pas donné les résultats que souhaite le gouvernement, c’est-à-dire, en clair, la marginalisation de syndicats ou de sections syndicales combatives dans les entreprises.
Alors, pour créer des conditions où la représentation syndicale dans l’entreprise se contente de valider les accords voulus par les directions (et pour contourner les organisations jugées trop récalcitrantes), on ressort le spectre du référendum auprès des salariés, en le faisant passer pour un meilleur outil démocratique. On sait pourtant que bien des limites entourent l’usage de ce type de consultation et en réduisent très fortement la portée démocratique : quel est le périmètre concerné ? Les salariés de l’entreprise ? Les salariés des entreprises sous-traitantes ? Les intérimaires ? Comment est formulée la question ? La contrepartie, selon le gouvernement, est le recours bien plus systématique à l’accord d’entreprise.

Est-ce un renforcement syndical, comme semble le penser la ministre du travail ?
Cela fait longtemps que l’on sait que le développement des accords d’entreprise ne signifie en rien un pouvoir accru donné aux salariés, via leurs représentants syndicaux. Les enjeux posés au niveau d’une seule entreprise, voire d’un établissement, voire du groupe (mais en ne prenant en compte, selon le projet de loi, que ses activités en France), sont biaisés en raison des fortes contraintes qui s’imposent et qui résultent notamment des formes prises par la division internationale du travail.
Des consultations qui posent pour alternative soit la fermeture du site, soit l’acceptation d’un certain nombre de reculs (en termes de temps de travail, de perte de jours de congés ou de baisse de
salaires) sont des faux-semblants de démocratie. Il est impressionnant de voir combien ce discours sur la nécessité de renforcer la négociation d’entreprise – et la dénonciation récurrente des « blocages » – tourne à vide. C’est un voile idéologique pour masquer des attaques systématiques contre le monde du travail.
On négocie beaucoup, en France, au niveau des entreprises et ce, depuis plus de vingt ans. Mais les obligations d’aboutir sur des questions susceptibles d’améliorer le quotidien des salariés sont par contre très rares.
Myriam El Khomri, avant même la présentation officielle du texte devant le conseil des ministres, a évoqué un possible usage du 49-3 si le texte coince à l’assemblée. Cela vous semble-t-il également compatible avec l’exercice de la « démocratie sociale », pilier du programme de François Hollande ?
On ne peut pas aller plus loin, me semble-t-il, dans la négation même de la notion de dialogue social. Il n’y a donc rien à discuter. Outre que cela va à l’encontre des dispositions introduites dans le Code du travail depuis la loi de 2007 que j’évoquais tout à l’heure, il faudrait mettre cette déclaration en perspective avec une tribune que signait dans Le Monde le candidat Hollande en juin 2011, et qui était une ode à l’autonomie des « partenaires sociaux » « dans la définition et l’élaboration des normes sociales » et où il disait, je cite: « L’un des enjeux du prochain mandat sera (…) de respecter les acteurs sociaux et de promouvoir la culture de la négociation et du compromis ». On semble bien loin, avec des pratiques telles que le passage en force par le pouvoir exécutif, y compris sur le pouvoir législatif, via le 49-3.
La loi Rebsamen, votée l’an dernier, apportait-elle selon vous d’autres garanties sur la bonne tenue du dialogue social en entreprise ?
Encore une loi qui a pour objectif de réformer le dialogue social ! La loi Rebsamen pose d’autres problèmes dont la possibilité de faire dépendre désormais l’architecture des institutions représentatives du personnel au sein des entreprises d’accords négociés avec les syndicats et d’aboutir à un véritable patchwork selon les entreprises et les rapports de force en interne. Un des risques sous-jacents à cette loi est l’affaiblissement des CHSCT. Enfin, les dispositions prévues par la loi Rebsamen pour les salariés des entreprises de moins de onze salariés sont assez décevantes. Pour rappel cependant, cette loi a résulté de l’échec de négociations interprofessionnelles préalables entre les organisations syndicales et patronales en janvier 2015. Les pratiques du gouvernement Valls sont de ce point de vue à géométrie très variable !
Peut-on imaginer que ce texte, qui va très loin sur un certain nombre de sujets (le temps de travail, les apprentis, les indemnités prud’homales, le licenciement économique), constitue une rupture franche entre le pouvoir socialiste et le milieu syndical ?
Je ne dirais pas qu’il s’agit d’une rupture, tant ce projet de loi s’inscrit dans la continuité d’autres dispositions présentes dans la loi du 14 juin 2013 de sécurisation de l’emploi, dans les lois Macron et Rebsamen. C’est le cas pour l’assouplissement des procédures de licenciement économique. Plutôt que de rupture, on peut parler d’accélération, de franchissement d’un nouveau seuil. On pourra dire qu’une entreprise systématique de destruction d’un droit du travail protecteur a été menée sous le quinquennat de François Hollande.
Finalement, quelles mesures favorables aux salariés les gouvernements Ayrault et Valls auront-ils fait adopter ? En revanche, le programme voulu par le Medef est appliqué. Mais là encore, on est loin d’une rupture. Le candidat Hollande n’avait pas vraiment d’ancrage dans le monde syndical. Il a essayé de construire des réseaux du côté de la CFDT et de l’Unsa. Mais il a toujours été très en
contact, en revanche, avec le monde patronal, dans une espèce de hantise de la confrontation qui avait eu lieu durant la dernière période de gouvernement socialiste entre Lionel Jospin et le CNPF devenu pour l’occasion Medef (dans son opposition farouche aux 35 heures). C’est une sorte d’ironie de l’histoire que le dernier coup porté aux 35 heures se fasse sous un gouvernement socialiste.
Pensez-vous qu’il y aura une forme d’unanimité syndicale cette fois-ci ?
Face à une telle attaque contre le monde du travail, une réaction unitaire serait non seulement nécessaire, mais la condition même pour que les salariés puissent se rendre compte de l’importance des enjeux et se saisir de ces débats. Les dynamiques unitaires peuvent aider à une politisation, au sens de l’appropriation des enjeux, au sein des entreprises. La violence de l’attaque, la soumission tellement manifeste aux exigences du patronat peuvent, peut-être, favoriser un rapprochement entre les syndicats qui permette de dépasser un arc de force CGT-FO-Solidaires et
englober aussi la CFTC, la CFE-CGC, l’Unsa, voire la CFDT. Mais je ne crois pas que le contexte rende possible, pour le moment, une démarche unitaire durable.
La CGT est à la veille de son congrès confédéral et un rapprochement aujourd’hui avec la CFDT nécessiterait que cette dernière modifie beaucoup son discours et ses appréciations sur les textes en question, mais aussi sur la place et le rôle donnée à la négociation collective dans l’entreprise.
Côté CFDT, une telle démarche pourrait aussi créer de l’incompréhension et des remous en interne. De plus, les organisations syndicales sont prises par cette lutte de concurrence permanente que leur impose la mesure de la représentativité. Elles sont plutôt tournées aujourd’hui vers la préparation des élections TPE qui auront lieu à l’automne prochain et qui, pour quelques points de suffrage, seront décisives pour établir in fine la hiérarchie entre les organisations (CGT ou CFDT première), quand il s’agira d’additionner ces résultats avec ceux des élections au sein des comités d’entreprise pour la nouvelle mesure d’audience nationale de la représentativité en 2017.
Comment la CFDT, qui a accueilli plutôt positivement jusqu’ici les annonces de l’exécutif ainsi que les différents rapports sur le sujet, peut-elle se dépêtrer de ce projet de loi ? Mais également les syndicats dits réformistes comme l’Unsa ou la CFE-CGC, et même la CFTC, au-delà des positionnements belliqueux ?
Oui, les profondes attaques que porte le gouvernement contre le monde du travail, contre les protections existantes dans le droit du travail sont un très mauvais coup pour la CFDT qui a choisi, depuis le début du quinquennat Hollande, d’accompagner l’ensemble des mesures. La direction de la CFDT semble aujourd’hui tracer une ligne « rouge » sur la question de la réforme du licenciement économique et du plafonnement des indemnités aux Prud’hommes.
C’est à comprendre au regard de ce que vivent les équipes CFDT sur le terrain, aux combats qui sont menés dans les entreprises. La direction de la CFDT ne peut pas se permettre de priver ses équipes de tout point d’appui sans les déstabiliser profondément. Son positionnement sur la loi Macron et sur le travail du dimanche a déjà entraîné de sérieuses difficultés au sein de son syndicat du commerce Île-de-France.
Pour s’engager sur un chemin si périlleux, faut-il croire que le pouvoir socialiste n’a plus peur du monde syndical et de sa capacité de résistance ?
Sans doute que l’analyse est faite, au sein du gouvernement, d’un côté, d’un processus de domestication de la CFDT – même si le mot est sans doute trop fort et postule une vision bien trop homogène de l’organisation – et de l’autre, d’une relative marginalisation, en raison de la crise interne qu’elle a traversée, de la CGT. Ceux qui font ce pari là jouent avec le feu, me semble-t-il et n’ont qu’une vue très immédiate des choses. C’est presque un pari outrageux qui est fait au plus haut de l’Etat sur la faiblesse supposée du syndicalisme français. Mais en raison de la brutalité du discours, de la méthode employée et de l’ampleur des destructions en termes de protection des salariés, le gouvernement prend le risque de créer, malgré toutes les divisions internes au monde syndical et malgré le poids encore présent de l’échec du mouvement social de 2010, un début de réaction unitaire et surtout de mobilisation chez les salariés. De plus, attaquer encore plus le monde du travail, affaiblir encore plus la représentation syndicale, c’est encore renforcer les conditions pour un profond désarroi politique d’une large partie des salariés.

 

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