Mai 68 : Georges Séguy a parfois mis les points sur les « i »

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Dans cette interview retrouvée de Georges Séguy à LExpress, datant de 2008, il revient sur certaines questions-clef de cette période : le rapport aux « gauchistes », et surtout l’attitude du PCF (« complètement dépassé« ). C’est l’époque où Séguy publie Résister. De Mathausen à Mai 68, livre dans lequel il déplore l’absence d’union des forces pour 2007 à partir des collectifs antilibéraux qui ont gagné contre le TCE en mai 2005.

ob_663449_20071128175332-1968-mai-paris-accordsCi-contre : Georges Séguy (au centre) au matin de Grenelle (on voit aussi Benoit Frachon, Henri Krasucki, Jean-Louis Moynot, René Buhl)

«Le PC a été complètement dépassé»

L’Express. Par Eric Chol et Georges Dupuy, publié le (30/04/2008)

Ancien résistant et déporté, Georges Séguy prend sa carte de la CGT au lendemain de la guerre: en 1967, il en devient le secrétaire général. A la tête d’une organisation syndicale forte de 2,5 millions de membres, il est, du 25 au 27 mai 1968, le principal interlocuteur du gouvernement lors des négociations de Grenelle, au moment où la France s’enfonce dans la grève générale. Aujourd’hui âgé de 81 ans, Georges Séguy publie, le 30 avril, ses Mémoires, Résister. De Mauthausen à Mai 68 (L’Archipel). Il décrypte pour L’Express les dessous de ces négociations, dans le contexte de la guerre froide, ses contacts avec le gouvernement, ses rapports avec les partis de gauche et les leaders étudiants.

« Si vous deviez choisir une date clef parmi les événements de Mai 68, laquelle retiendriez-vous?

Certainement le 11 mai, à 9 heures du matin, à la Bourse du travail de Paris. Dans la nuit précédente, les forces de l’ordre étaient intervenues très durement contre les étudiants. J’ai eu l’impression que le pire pouvait arriver et j’ai donc pensé qu’il était temps pour nous, syndicalistes ouvriers, de réagir avec force. C’est pourquoi, ce matin-là, j’ai proposé à la CFDT, à FO, à l’Unef [syndicat des étudiants] et à la FEN [syndicat des enseignants] d’organiser une journée de grève et des manifestations nationales, le 13 mai. Voilà comment je me suis retrouvé à l’origine de ce jour historique où tout a basculé.

Les étudiants traitaient pourtant les cégétistes de «crapules staliniennes»…

Nous avions eu de très bons rapports avec l’Unef pendant les guerres d’Algérie et du Vietnam. Mais, quand Jacques Sauvageot en a pris la présidence, elle est devenue le point de rencontre de différentes idéologies (trotskisme, anarchisme, maoïsme…) qui l’ont transformée en centre de critiques contre le marxisme et le communisme. Tout cela a entraîné une rupture entre les ouvriers et les étudiants.

Le regrettez-vous?                                                                                                                                    

Je veux faire une autocritique. A l’époque, nous entendions des mots d’ordre très durs, comme «Il faut détruire les moyens de production», et nous avions peur qu’une avant-garde étudiante et ouvrière ne les mette en œuvre. Voilà pourquoi nous avons opposé à celle-ci une farouche résistance. Mon tort a été de ne pas me rendre compte qu’il s’agissait d’un mouvement purement parisien.

Quel bilan faites-vous des avancées sociales issues des négociations de Grenelle?                                                                                                                                       

 Elles ont été supérieures à celles de 1936 ! Avec 8 ou 9 millions de grévistes, la pression sur le gouvernement et le patronat était telle que le pouvoir a dû faire des concessions importantes. Ainsi, nous réclamions un salaire minimum à 600 francs par mois, soit une augmentation de 37%: cette revendication, qui avait toujours été repoussée, a été résolue dans les dix premières minutes des négociations de Grenelle! En dehors des augmentations de salaire, nous avons principalement obtenu la liberté des activités syndicales dans les entreprises et la réduction du temps de travail, avec le retour de la semaine de travail de 40 heures.

Quelles ont été vos relations avec le pouvoir, pendant ce mois de mai 1968?

Avant Mai 68, aucune: nous étions dans une situation de blocage intégral. Courant mai, comprenant qu’il ne s’en sortirait pas sans passer par la négociation, le gouvernement nous a fait savoir qu’il envisageait d’ouvrir le débat. La veille du rendez-vous de Grenelle, nous [la direction de la CGT] avons été reçus à part par Georges Pompidou [alors Premier ministre], qui nous a dit: «Je vais vous faire part d’une préoccupation, qui ne sera pas abordée au cours des discussions de demain, mais qui est au cœur de la situation actuelle. Vu le contexte de crise dans lequel nous nous trouvons, la politique extérieure du général de Gaulle risque d’être mise en cause par les Etats-Unis. Je suis persuadé que vous êtes sensibles à ce danger.» Et il a ajouté: «D’ailleurs, je dois vous avouer que, dans cette perspective, je préférerais être simple fonctionnaire dans un régime communiste que Premier ministre dans un gouvernement dirigé par les Américains.»

Cet argument de politique extérieure a-t-il compté?

Bien sûr que non! J’ai d’ailleurs répondu à Pompidou que, si nous étions très sensibles à la question de l’indépendance de notre pays, nous étions là pour discuter des problèmes sociaux pour lesquels les travailleurs étaient en lutte et qu’en conséquence il ne fallait pas s’attendre à la moindre concession de notre part. Ce qui n’a pas empêché Jacques Chirac de venir me voir le lendemain, en plein Grenelle, au cours d’une suspension de séance, et de me dire: «Je viens d’avoir le Général au téléphone et il insiste à nouveau pour que vous preniez en considération les dangers pesant sur la politique extérieure de la France, et notamment sur les relations que nous avons établies avec l’URSS»…

Avez-vous cru à la possibilité du Grand Soir?

Non, car nous voulions non pas imposer un modèle soviétique, mais changer le pouvoir. Nous pensions que la gauche unie, du PC à la FGDS [Fédération de la gauche démocrate et socialiste, rassemblant la gauche non communiste], et soutenue par les travailleurs, pouvait présenter une alternative politique crédible.

Et rien de tout cela n’a abouti…

Pour cela, il aurait fallu que le PC et la FGDS se rencontrent et qu’ils se mettent d’accord sur un objectif commun d’alternance, avec l’appui des syndicats.

Que s’est-il donc passé, au PC?

Rien: il a été complètement dépassé par les événements de Mai 68. Je le sais: j’étais moi-même membre du bureau politique du Parti. Quand, après la manifestation du 13 mai, j’ai expliqué que nous allions vers une grève générale illimitée, personne ne m’a cru. Le Parti est resté dans l’expectative pratiquement jusqu’au bout.

Et du côté des socialistes?

Quelques jours avant Grenelle, j’ai rencontré une délégation socialiste conduite par François Mitterrand. Il m’a d’abord dit que notre acceptation d’une négociation avec le gouvernement risquait de redonner du crédit à ce dernier. Il a ajouté que nos revendications étaient peut-être excessives.

Comment expliquez-vous son attitude?

Mitterrand refusait de rencontrer les dirigeants communistes parce qu’il ne voulait rien leur devoir. Il pensait que le pouvoir allait bientôt tomber tout seul entre ses mains, qu’il suffirait de le ramasser. Il ne désirait pas non plus avoir à faire de concessions en matière de revendications, s’il arrivait au pouvoir.

Mai 68 a donc été une occasion manquée, pour la gauche?

S’il y avait eu, avant les négociations de Grenelle, un accord, même précipitamment, entre socialistes et communistes, non seulement nous aurions gagné Grenelle, mais nous aurions pu poursuivre sur notre lancée avec l’avènement d’une majorité de gauche.

La CGT est-elle néanmoins sortie renforcée du mouvement?

Nos effectifs sont passés de 2,5 millions de syndiqués avant Mai 68 à 2,9 millions. Nous nous étions fixé, un mois après la grève, l’objectif des 3 millions d’adhérents, mais nous n’y sommes jamais arrivés, et le mouvement de désyndicalisation a commencé juste après. »

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