Philippe Martinez à la revue Ballast : sur le « moderne » et le « ringard »

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Dans une interview à Ballast (décembre 2016), Philippe Martinez (CGT) revient sur plusieurs questions qui font débat dans le syndicalisme : son affaiblissement, Nuit Debout, la transition énergétique, l’égalité femmes/hommes, la place des femmes dans le syndicalisme. Extraits.

Revue Ballast : www.revue-ballast.fr

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Philippe Martinez : « Qui est moderne et qui est ringard ? »

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  • Sur le nombre de syndicats

Il faut s’engager. L’engagement, ce n’est pas l’armée ; ce n’est pas un chef qui impose le garde-à-vous et tout le monde qui marche au pas. L’engagement, c’est partir de nos préoccupations pour s’inscrire dans un collectif en débattant et en fournissant des idées. On a besoin d’un syndicalisme plus fort. On a évoqué la Libération : il y avait moins de syndicats à l’époque. Certains ont cru qu’en multipliant le nombre de syndicats, on multiplierait le nombre de syndiqués. Mais c’est inversement proportionnel, aujourd’hui ! Il n’y a jamais eu autant de syndicats et jamais aussi peu de syndiqués. Il faut donc que le mouvement syndical se ressaisisse. Le syndicalisme, ce n’est pas la compétition, c’est fédérer les énergies. À la Libération, il y avait la CGT, la CFTC et FO venait de se créer. C’est à peu près tout. À l’époque, il y avait 5 millions d’adhérents à la CGT ! En termes de dynamique, c’était autre chose.

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  • Sur Nuit debout

Comment voyez-vous l’émergence de nouvelles formes de lutte, des nouvelles manières de faire de la politique — pensons à Nuit Debout — par des gens qui rejettent « l’ancien monde » des partis et des syndicats ? 

Comme je le disais, il y a besoin de faire émerger des lieux de discussion ; c’est pourquoi j’ai participé à Nuit Debout. À condition que chacun se respecte et respecte l’objet de l’intervention de celui qui prend la parole, que ce soit une association, un syndicat ou même un parti et sa raison d’être. Il ne faut pas que ce soit un lieu où on explique à celui qui arrive comment il doit faire. Et nous ne sommes pas obligés de nous réunir la nuit pour avoir ce genre d’échanges. Nous revendiquons de pouvoir le faire dans les entreprises. Mais comment y parvenir s’il n’y a plus de temps de pause ? Dans ma boîte, on descend avec son PC pour aller boire un café à la cafétéria — qui est désormais privée. Il y une telle contrainte sur les missions, les objectifs et les projets qu’on travaille même pendant nos pauses café. On devrait pouvoir prendre le temps de débattre et de parler politique dans nos entreprises : arrivé au travail, on a l’impression de ne plus être citoyen, d’être aux ordres. Un syndicat a des adhérents qui décident, une philosophie ; j’ai bien entendu qu’il fallait plus d’horizontalité et moins de verticalité, mais, en réalité, c’est aussi ce que nous défendons.

« On devrait pouvoir prendre le temps de débattre et de parler politique dans nos entreprises : arrivé au travail, on a l’impression de ne plus être citoyen, d’être aux ordres. »

On peut tout à fait avoir de l’horizontalité dans une organisation syndicale. Nous disons que ce sont les salariés syndiqués qui sont acteurs et décideurs ; on possède un réseau, un maillage territorial d’entreprises dans lesquelles il faut donner la parole aux syndiqués. Il faut des droits aussi pour ceux qui s’organisent. Les moyens existent, mais uniquement pour les chefs de la CGT pour lesquels le MEDEF et le gouvernement veulent qu’ils aient du temps dans les réunions avec les patrons. Nous voulons une démarche inverse, avec beaucoup de temps pour les délégués et surtout les salariés afin qu’ils puissent se réunir et parler d’un sujet de l’entreprise et régler les problèmes qui montent. Comme je l’avais dit à Nuit Debout, ce n’est jamais la CGT qui décide — au mieux, elle propose —, ce sont toujours les salariés qui prennent les décisions.

Faites l’expérience : montez sur un bidon, sur un bureau, où vous voulez, et dites : « C’est la grève générale ! » (rires) Même en 1968, qui devient un mythe, tout s’est décidé dans les entreprises. Personne, d’ailleurs, n’a repris le boulot en même temps après la « victoire ». Par exemple, à Billancourt, chez Renault, ce n’est pas Séguy qui a été sifflé lors de son compte-rendu : ce sont les relevés des accords de Grenelle qui ne nous convenaient pas tout à fait et surtout la direction de Renault qui n’avait toujours pas commencé les négociations. La grève a continué encore un petit moment. Conclusion : ce sont toujours les salariés qui décident ! Des formes d’actions, il y en a des tas. Dans ce monde médiatique dans lequel les journalistes ne rentrent dans une entreprise qu’à l’occasion d’une visite ministérielle ou lors d’un événement organisé par la direction, il faut sortir de sa boîte de temps en temps et manifester. Sinon on ne parle jamais de ceux qui luttent. Mais il y a des tas d’autres formes de mobilisation originales comme celle des salariées islandaises qui gagnent 15 % de moins que les hommes — comme ici, au passage — et décident de travailler 15 % moins longtemps que les hommes. Ce sont des formes d’actions totalement originales décidées par les principales ou les principaux intéressés.

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  • Sur la transition énergétique

Quel regard posez-vous sur la transition énergétique et l’opposition qu’il peut y avoir entre les intérêts à court terme, pour les salariés des secteurs de l’énergie fossile ou nucléaire, et l’intérêt général d’ordre écologique ?

On l’aborde très tranquillement. On pense en termes de développement humain durable, qui conjugue le développement des salariés et la préservation de la planète. Il faut sortir des schémas réducteurs d’une industrie qui pue et qui pollue. Dans toutes les boîtes, on se bat pour qu’il y ait des investissements pour améliorer les conditions de travail des salariés et la préservation de la Terre. Mais il y a des patrons qui sont capables de te répondre par du chantage en parlant de fermer la boîte et de licencier 5 ou 8 000 salariés. Que leur dit-on, alors ? J’aimerais qu’il y ait autant de mobilisation contre les armes nucléaires que contre le nucléaire civil. À l’ONU, avec d’autres grands pays, la France vient de refuser de signer le processus de désarmement nucléaire ; je n’ai pas entendu beaucoup de commentaires. Il faut remettre toutes les choses à l’endroit. En France, il y a 11 millions de personnes qui sont privées partiellement ou totalement d’accès à l’énergie. En Afrique, c’est encore plus grave. Comment peut-on traiter cette question ? La CGT propose une réflexion sur le mix énergétique, sur la manière de conjuguer plusieurs énergies afin de répondre aux besoins des citoyens, des salariés et de la planète. Ce qui pose notamment des questions sur le recyclage des déchets nucléaires. Mais il y a une hypocrisie généralisée avec un modèle allemand tant vanté : il redéveloppe des centrales à charbon et achète du nucléaire en France.

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Le Canton de Genève vient d’attaquer en justice la centrale nucléaire de l’autre côté de la frontière, alors qu’elle lui permet d’acheter de l’énergie à bas prix. Arrêtons l’hypocrisie et débattons sur cette transition énergétique : moyens pour la recherche, investissements sur les nouvelles énergies. Il faut en finir avec une vision court-termiste, tenant de la pure communication. Sur le débat de la taxation des centrales thermiques en France organisé par Ségolène Royal, on s’est battu contre car elles ne produisent que 3 heures par an — soit moins de 2 % de la production énergétique —, et uniquement lors des pics de consommation pour faire le relais. Ces centrales thermiques de Gardanne et de Courtemont produisent une énergie qui coûte en revanche très cher. On revient à cette notion de solidarité : tout le monde doit avoir accès à l’énergie ; lors d’une vague de froid, les chômeurs et les plus pauvres doivent pouvoir se chauffer. On ne veut pas que le débat se limite à l’énergie nucléaire. On peut, par exemple, aborder la question par l’organisation du travail. Macron veut que l’on travaille quand on veut et où on veut. Avant, dans les boîtes, il y avait des horaires fixes avec des bus collectifs payés par les entreprises. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Quand on vous annonce la veille pour le lendemain qu’il faut travailler ce samedi, tout le monde prend sa voiture pour aller travailler. Quand chacun travaille à des horaires différents, c’est la fin du transport collectif. La CGT veut que ces questions soient débattues. J’ai eu l’occasion de parler avec d’éminents représentants du mouvement écologique qui découvrent ces questions-là. Les horaires fixes, les transports collectifs, la mutualisation des moyens entre petites et grandes boîtes avec un seul car électrique peuvent permettre de réduire les émissions de CO2 et les embouteillages. Mais avec nos horaires fixes, on va nous répondre que l’on est passéistes, trop rigides face un monde toujours plus flexible ! J’ai été dans une boîte, vendredi dernier, où on oblige les salariés à vider leurs poubelles au nom de la COP21 : résultat, dix emplois supprimés d’une entreprise sous-traitante. Même si cette question est grave, il faut un débat posé dans le temps long en évitant les effets de communication et de querelles politiciennes.

  • Sur l’égalité femmes/hommes et l’action de la CGT :

La CGT a publié cette année un guide contre les violences sexistes. A-t-il été conçu suite à des revendications de la base du syndicat ou est-ce une initiative des cadres ?

« L’égalité homme-femme est une valeur essentielle de notre syndicat et nous voulons être pionnier dans ce domaine. »

Plusieurs choses ont été faites récemment : un guide de l’égalité, une enquête qui vient de sortir sur l’évolution militante — notamment sur la place des femmes au niveau des postes à responsabilité — et un guide sur le sexisme et les violences faites aux femmes. C’est une démarche de la direction nationale de la CGT. L’égalité homme-femme est une valeur essentielle de notre syndicat et nous voulons être pionnier dans ce domaine. Comment s’assurer que les propositions de ce guide soient respectées, qu’elles aient un effet sur les équipes dirigeantes et au sein du syndicat ? Le collectif égalité femme-homme de la CGT commence à avoir de l’expérience.

Lors d’une conférence avec Régis Debray, cette année, vous disiez que la CGT n’est pas machiste mais qu’elle compte trop de machos. Comment expliquez-vous ce décalage entre un souci aiguisé de parité et le fait que des femmes se plaignent de sexisme ?

On est la seule organisation syndicale en France qui respecte la parité au sein de la direction de la Confédération. Malheureusement, nous ne sommes pas un vaccin contre des dérives de la société et on a parfois tendance à croire que quand on adhère à la CGT, ça lave de tout. Les militants demeurent influencés par tout ce qui se passe dans la société : mieux vaut donc prévenir que guérir. D’où notre démarche.

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La ministre en charge du droit des femmes a annoncé une campagne contre le sexisme. La CGT a alors fait savoir qu’elle avait un certain nombre de mesures à proposer…

La ministre a communiqué sur plusieurs choses. L’égalité, on l’attend toujours. Il y a des lois mais aucune n’est contraignante pour faire respecter l’égalité salariale entre les hommes et les femmes. Toutes les études sérieuses montrent que l’écart de salaire est d’environ 26 % en France ; les études officielles provenant du patronat minimisent l’écart à 5 ou 6 %. Avec la loi Travail, le gouvernement a tenté de faire un amalgame très malsain entre dérives sexistes et religieuses intégristes. Il y a besoin d’une vraie campagne sur le sexisme et les violences faites aux femmes dans la société, jusque dans les entreprises. Pour le patronat, l’entreprise serait un monde à part, un milieu aseptisé : il préfère des règlements intérieurs plutôt que de faire appliquer des lois de façon identique partout. Pour commencer, faisons appliquer l’égalité professionnelle : mesure de haute portée symbolique pour pouvoir lutter ensuite contre les dérives sexistes.

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5 décembre 2016.

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