Questions sur la CGT

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Thierry Lepaon, secrétaire général de la CGT, a donné une interview au Nouvel économiste le 19 février 2014, dont certains passages étonnent, lorsque l’on connaît la tradition CGT. Notamment lorsqu’il parle de « communauté » possible dans les entreprises entre patronat et salariat. Cette terminologie est parfois utilisée pour les relations sociales outre-Rhin (mais encore faut-il bien en préciser le sens historique et le replacer dans la culture allemande), mais pas en France dans la bouche d’un responsable CGT.

Dans le mensuel REGARDS de mars 2014, l’historien Roger Martelli, partant de cette interview, réfléchit à certains problèmes anciens et contemporains du syndicalisme, et notamment de la CGT et son rapport à la politique, au sens de projet de société.

  • Voici le passage commenté de l’interview de Thierry Lepaon :

« ….Il n’existe à la CGT aucune opposition de principe face au patronat. L’entreprise est une communauté composée de dirigeants et de salariés – là encore, je regrette que les actionnaires fassent figures d’éternels absents – et ces deux populations doivent pouvoir réfléchir et agir ensemble dans l’intérêt de leur communauté. Sur ce plan, il est évident que le pragmatisme syndical s’impose. Cette perspective ne me gêne pas, pas plus que celle du compromis qui s’inscrit dans les réalités de l’entreprise depuis toujours : encore une fois, dès lors que nous sommes contraints de vivre ensemble, il faut bien trouver les conditions de ce vivre-ensemble. C’est pourquoi je considère que la vocation d’un syndicat ne se résume plus aujourd’hui à protéger les salariés mais consiste à agir pour faire évoluer non seulement le monde du travail mais aussi la perception qu’on en a ; à incarner une forme de régulation sociale…. »

  • L’article de Roger Martelli : La CGT : questions d’avenir

Le nouveau secrétaire de la CGT n’est pas un homme prolixe. Quand il s’exprime, ses mots n’en ont que plus de poids. Il l’a fait, sur un site dédié à l’économie. Décryptage des enjeux cégétistes…

Dans un long entretien publié sur le site du Nouvel Économiste (19 février 2014), le secrétaire général de la CGT, Thierry Lepaon, énonce ses conceptions des enjeux économiques et sociaux contemporains. Il marque ses nettes distances à l’égard des choix officiels, patronaux et gouvernementaux, dérégulation et baisse de la masse salariale. Au détour d’une question, il pousse plus loin sa conception de la mission syndicale. « Il n’existe à la CGT aucune opposition de principe face au patronat. L’entreprise est une communauté composée de dirigeants et de salariés – là encore, je regrette que les actionnaires fassent figures d’éternels absents – et ces deux populations doivent pouvoir réfléchir et agir ensemble dans l’intérêt de leur communauté. Sur ce plan, il est évident que le pragmatisme syndical s’impose.
Un syndicalisme français original
Au-delà de propos par ailleurs combatifs, une déclaration de ce type ne manquera pas de susciter des débats passionnés au sein de la vieille centrale française. Thierry Lepaon veut insister sur les effets délétères, pour les entreprises elles-mêmes, de la dictature de l’actionnaire. Faut-il pour autant parler de « communauté » ? Et quelle conséquence en tirer pour la définition du combat salarial ? Ce débat est bien sûr avant tout celui des adhérents de la CGT. Il ne peut laisser indifférent le corps social tout entier ; il est le bien de toute la gauche. L’histoire syndicale française est originale. Pendant longtemps, la CGT a été l’expression principale de la revendication ouvrière puis salariale.
À la différence de ce qui s’est passé dans l’Europe du Nord et du Nord- Ouest, le syndicalisme se développe en France de façon distincte du socialisme. Jusqu’au début du xxe siècle, l’essor se fait sous les auspices d’une tradition très radicale, influencée par la tradition anarchiste : c’est le temps du « syndicalisme révolutionnaire », que ses critiques baptisent volontiers « anarcho-syndicalisme ». Dès la veille de la Première Guerre mondiale, ce syndicalisme indépendant (celui de la Charte d’Amiens de 1906) glisse peu à peu vers des options plus modérées, plus proches de celles d’un syndicalisme de souche travailliste ou sociale-démocrate.
Mais l’option plus révolutionnaire persiste, de façon séparée. L’entre-deux-guerres installe alors l’existence de deux branches séparées de l’ancienne CGT, dont l’une (qui prend le nom de CGT « unitaire ») est liée au Parti communiste et l’autre (la CGT « confédérée ») se rapproche de la SFIO « maintenue » de Léon Blum. Au départ, la branche « réformiste » s’avère majoritaire dans le monde du travail. Quand la CGT se réunifie en 1935, dans la foulée du Rassemblement populaire, les « confédérés » de Léon Jouhaux dominent les « unitaires » de Benoît Frachon. Mais la dynamique est déjà du côté des seconds, mieux implantés dans les branches expansives et modernes.
La Seconde Guerre mondiale ne fait que sanctionner leur accession à la majorité dans la plus grande centrale française du moment.
Après la guerre et la nouvelle scission de 1947, qui voit naître Force ouvrière
sous les auspices de la guerre froide et de « l’aide » américaine, la CGT présente une double caractéristique : elle est majoritaire dans le monde du travail, ce dont attestent les élections professionnelles de l’après-guerre ; si elle est formellement indépendante de tout parti (différence avec les modèles anglais et allemand), elle est dominée par les militants communistes et ses orientations sont discutées au sein même de la direction communiste.
La CGT incarne donc, pendant quelques décennies, un syndicalisme qui se définit comme étant à la fois « de classe et de masse » et qui est coloré par sa proximité
avec un communisme oscillant lui-même entre 20 et 25 % jusqu’à la fin des
années 1970.
Structurellement, le courant réformiste de type nord-européen est longtemps minoritaire dans le syndicalisme français. Ce qui n’exclut pas la persistance du rêve
« travailliste » au sein de Force ouvrière et de la SFIO, entre 1947 et 1960, puis la
tentation d’une symbiose entre la CFDT (issue de la tradition du syndicalisme
chrétien) et le « nouveau Parti socialiste » de François Mitterrand. En 1974, les «Assises du socialisme » sont un moment important de cette tentative.
Officiellement, elle échoue, les Assises se contentant de permettre l’entrée dans le Parti socialiste de la « seconde gauche », autogestionnaire et proche de la CFDT, qu’incarne alors le PSU de Michel Rocard.
Une nouvelle donne sociale
Les vingt dernières années, elles, sont marquées par un triple phénomène :
l’érosion du « mouvement ouvrier » et l’affaiblissement structurel général du syndicalisme (phénomène largement européen) ; le recul de la CGT (en adhérents et en voix) et le rééquilibrage du mouvement syndical, même si la CGT conserve nettement la première place aux élections professionnelles ; la désagrégation des liens entre la CGT et le PCF, lui-même en déclin électoral continu. La force du communisme français tenait à ce que le parti était au coeur d’une galaxie incluant le syndicalisme, des associations actives et un réseau municipal élargi. Paradoxalement, c’est du côté du couple PCF-CGT que s’est situé l’équivalent fonctionnel français des grandes social-démocraties à l’anglosaxonne, mais dans une dynamique portée vers la rupture sociale. La « galaxie » s’est défaite. Le syndicalisme incarné par la CGT en est à la fois plus libre… et plus solitaire. La CGT résiste mieux que le PCF ; elle n’en est pas moins affectée par la rétraction. Sa place sociale est réelle ; elle est toutefois en jeu.
Le dilemme du premier des syndicats français est de ce fait redoutable. Le syndicalisme français confédéral est plus diversifié que jamais. Force ouvrière incarne une voie particulière, combinant le pragmatisme d’une organisation qui
a fait longtemps de la négociation sa marque de fabrique et la radicalité quasi
corporative d’un discours centré sur la défense intransigeante des statuts anciens. Depuis son « recentrage » amorcé à la fin des années 1970, la CFDT a pris la place naguère occupée par Force ouvrière d’un syndicat de compromis, à la recherche de consensus entre patronat et monde du travail, soucieux de « modernisation » et de « fluidité », tout autant que de protection du salariat. Quant à la radicalité historique du monde syndical, elle est reprise par la mouvance originale de
Sud-Solidaires, ouvertement inspirée de la pente syndicaliste révolutionnaire de la Charte d’Amiens.
Et la CGT ? Elle incarne de façon forte la combativité et souvent la colère. Pas une manifestation revendicative, pas une action d’entreprise sans l’omniprésence
du sigle CGT. Mais la combativité, même sur le plan syndical ne suffit pas à définir l’utilité, qui se situe toujours du côté de la capacité concrète à améliorer les choses. Quand la tendance historique était à l’homogénéisation de la classe et à la concertation salariale, quand elle était à l’expansion du « mouvement ouvrier », cette capacité était relativement facile à délimiter. Elle l’est beaucoup moins quand le temps est à la désindustrialisation, à l’éclatement des statuts et à la dispersion géographique.
La CGT sait, par tradition, que le dynamisme syndical tient à la largeur du spectre que l’on peut mobiliser. Elle sait donc qu’une faiblesse du mouvement syndical français tient à son éparpillement. Elle énonce à partir de là l’exigence de ce qu’elle appelle un « syndicalisme rassemblé ». En cela, elle ne rompt pas avec la tradition ancienne d’une CGT à la fois très identifiée par ses référents « de classe » et capable de rassembler le monde du travail très au-delà de ses frontières mentales et doctrinales. Mais cette CGT agissait dans un environnement où la culture d’une certaine « radicalité » et en tout cas l’univers mental de la « transformation sociale » étaient largement majoritaires à gauche et dans l’espace salarial, ancien et nouveau. Par ailleurs, la CGT a expérimenté les limites d’un syndicalisme plus prompt à dire « non » qu’à énoncer des propositions. La propension contestataire suffisait peut-être à définir une identité positive dans une phase de croissance économique et d’État-providence : l’affirmation pure d’un rapport des forces permettait des  transferts de richesse, de la production et des services vers le monde du salariat.
Le bras de fer devient moins efficace dans un système de matrice avant tout financière, où la redistribution générale se tarit en même temps que la sphère
publique se rétrécit. Alors le problème politique de la régulation globale et du «système » prend une place de plus en plus déterminante.
Au coeur des contradictions
Dès lors, les difficultés s’épaississent et les questions se multiplient. Dans un monde du travail éclaté, la nécessité d’un « syndicalisme rassemblé » peut apparaître comme stratégique. Mais, qu’il y ait ou non pluralisme des organisations,
le syndicalisme est historiquement polarisé entre une culture revendicative plutôt portée vers l’intégration dans le système (sur le modèle nord-européen) et une culture qui, sans négliger les compromis immédiats, est plus attentive à la nécessité de réformes structurelles capables d’asseoir durablement des logiques de développement des capacités humaines. Le « syndicalisme rassemblé » efface-t-il cette polarité ?

Assumer la part nécessaire de « radicalité » est-il incompatible avec le large pluralisme constitutif d’une association professionnelle ? De même, le passage de la grande croissance keynésienne à la crise systémique n’invalide pas la part de protestation et de refus propre à toute pratique syndicale (la capacité à dire non au nom des intérêts de groupe). Mais on devine de plus en plus que la lourdeur des blocages oblige, davantage que dans le passé, à adosser le refus de ce qui est et l’alternative des choix que l’on juge possibles. De ce fait, le syndicalisme rassemblé n’est-il pas d’autant plus efficace que l’esprit d’alternative y est plus majoritaire ? Dès lors, comment penser, sur la durée et dans le même mouvement, l’équilibre délicat de la quantité et de la qualité, du nombre et de l’esprit qui le met en mouvement ?
Enfin, la CGT a gagné en quelques années son indépendance complète à l’égard de
toute formation politique, quelle qu’elle soit. Toutefois, l’indépendance formelle n’a de portée générale et de durabilité que si elle s’appuie sur un projet syndical alternatif, compatible avec les attentes modernes du monde du travail et du hors-travail. Or, dans la complexité de la crise, ce projet ne vaut que s’il touche à la
société tout entière. Mais ce qui touche à cette globalité relève du politique : non pas « politique » au sens étroitement du « partisan », mais politique au sens de la
« cité », c’est-à-dire du « bien commun » et de la « chose publique ». Le projet touche à la politique ; toute ambition de projet oblige à maîtriser son rapport à la politique, et à le faire consciemment. La mission du syndicalisme est d’exprimer la demande salariale, de la faire déboucher par de l’action collective, d’en soutenir la possibilité par de la proposition. Le syndicat a sa fonction sociale, qui n’est ni celle d’un parti ni d’une association.
Comme tout syndicat, la CGT se doit donc d’être totalement indépendante. Cela signifie-t-il qu’elle se désintéresse de l’existence, à l’échelle de toute la société, d’un large mouvement citoyen, capable de produire et de porter un projet centré sur le développement soutenable des capacités humaines ?
Et si la responsabilité des structures politiques spécialisées est décisive dans la dynamique d’un tel mouvement, les syndicats et les associations peuvent-ils se contenter de déléguer aux partis la définition même et la gestion dudit mouvement ? En bref, ne conviendrait-il pas de délimiter les contours d’une articulation du social et du politique qui ne se réduise pas au face-à-face de la subordination et de la séparation ? Modèle travailliste, modèle social-démocrate et communiste, modèle syndicaliste-révolutionnaire… Les trois modèles ne sont-ils pas également obsolètes aujourd’hui ? Mais par quoi les remplacer ?
Il n’y a pas aujourd’hui d’avenir soutenable du travail qui repose sur les logiques de l’accumulation continue de la marchandise et sur la méthode de son appropriation privative, sous forme de profit accumulé. S’il est une mise en commun à construire, elle repose sur cette ambition d’alternative ; s’il est une «communauté » à penser, elle se fonde sur ce projet et sur lui seul. Toute autre « communauté » est illusoire. Impossible, dès lors, de contourner cette évidence : un projet syndical conséquent ne peut vivre que par de la rupture avec les logiques aujourd’hui dominantes. Celles qu’irriguent les circuits financiers, les milieux patronaux dominants et les cénacles étroits de la « gouvernance ».
Créer du mouvement revendicatif dans la société actuelle n’a rien de simple ;
cela suppose tout à la fois d’utiliser des formes traditionnelles (la grève,
la manifestation) et d’inventer des formes nouvelles, collant aux formes contemporaines de la socialisation et de la communication interindividuelle.
Peut-être doit-on s’ancrer alors dans une conviction : pour que ce mouvement
créatif soit durable et pour qu’il puisse gagner, aujourd’hui comme demain, il faut plus que jamais raccorder le refus et la demande concrète à la vision claire d’une société nécessaire et possible.
La base de l’indépendance, c’est le projet ; or il n’est aujourd’hui réaliste que s’il est alternatif.

Roger Martelli

  • Le texte intégral de l’interview de Thierry Le Paon au Nouvel Economiste

« Pour que le consensus émerge, il doit y avoir affrontement »

Il ne croit ni au consensus mou ni aux oppositions de principe. En matière d’emploi, il croit à la vertu de l’action collective et à la force de certaines convictions. Brutal et utile

(Propos recueillis par Caroline Castets, article publié dans l’édition du 19 février 2014)

Thierry Lepaon, secrétaire général de la CGT (photosociale.com)Il se défend de toute opposition de principe face aux dirigeants d’entreprise, parle compromis et pragmatisme syndical. Pour autant, il est certains sujets sur lesquels Thierry Lepaon a la rancune tenace, le ton dur et les convictions chevillées au corps. Des sujets trop lourds de conséquences pour se satisfaire de la tendance au “consensus mou” qui, selon lui, gagne la société. Des sujets dont la simple évocation pousse le nouveau patron de la CGT à renouer avec sa vision d’un “syndicalisme combatif” et à réaffirmer sa certitude qu’en entreprise comme en démocratie, “il doit y avoir affrontement”.
En tête de sa liste noire : les accords dits du 11 janvier – qui favorisent “le risque de mise en concurrence des salariés et tirent l’ensemble du marché vers le bas”, la course à l’abaissement du coût du travail – qui, la menace du chômage aidant, permet de ne pas rémunérer le travail à sa juste valeur et, ce faisant, condamne la croissance et nous conduit “tout droit dans l’impasse” -, le pacte de solidarité – un “deal conclu à deux” sans concertation préalable ni garantie pour l’emploi –, les aides aux entreprises – fondées sur un système de distribution égalitaire et donc, inéquitable car ne tenant pas compte des disparités de profils et de besoins – et surtout, l’actionnaire ; déterminant, invisible et seul, au sein de l’entreprise, à ne consentir à aucun effort. Au point que “l’unique paramètre qui ne soit jamais remis en question soit le montant de sa rémunération”. Au point même qu’être compétitif aujourd’hui signifie “lui verser plus de dividendes”. Autant de sujets qui poussent aujourd’hui Thierry Lepaon à revendiquer l’émergence d’un “syndicalisme utile”, capable non seulement de protéger le salarié mais aussi d’influer sur le monde du travail et d’animer le débat public. De dénoncer, certes, mais aussi de réguler.

La société française est fragilisée, divisée, fragmentée même. Au point qu’on ne sait plus ce qui nous rassemble ; on ne sait plus ce qui peut encore nous permettre de “vivre ensemble”.
Ce qui autorise n’importe quel groupement politique, n’importe quel groupuscule même, à se présenter en rassembleur. D’autant plus qu’il existe une défiance croissante à l’égard des corps constitués, du politique et même de la République qui s’explique notamment par le fait que l’emploi, en dépit des promesses du gouvernement, continue à se détériorer et avec lui les conditions de travail –une enquête de l’INSEE révèle que 70 % des salariés français estiment que les conditions nécessaires pour bien faire leur travail ne sont pas réunies– par la prise de conscience beaucoup plus marquée que par le passé de la répartition inéquitable des richesses dans notre pays faisant que les riches sont toujours plus riches, les pauvres toujours plus pauvres.

A cela s’ajoutent une dégradation de la qualité des services publics lesquels constituaient jusqu’alors un élément fort de cohésion interne et, enfin, le sentiment grandissant que, pour certains, le travail n’est pas rémunéré à sa juste valeur, ceci dans le public comme dans le privé. Au final cela aboutit à une situation intenable dont la République ressort détériorée.

Accords de compétitivité
On ne réfléchit pas assez et c’est dommage à la place de l’entreprise dans la société française, à son rôle. Dès que j’ai été élu secrétaire général de la CGT, j’ai proposé au président de la République d’engager un débat national sur la question et notamment sur cette problématique essentielle : le travail peut-il encore payer le hors-travail ? Autrement dit : est-il judicieux de poursuivre cette course effrénée vers l’abaissement du coût du travail ou la vraie question ne porte-t-elle pas plutôt sur la répartition de la richesse créée ? Sur ce plan, deux courbes se sont croisées il y a quelque temps et je trouve cela extrêmement inquiétant : pour la première fois, la courbe des dividendes est passée au-dessus de celle des investissements dans l’entreprise.

Cela signifie que la rémunération des actionnaires augmente quand le montant des investissements diminue et que, désormais, ce qui va aux actionnaires dépasse ce qui est consacré à l’investissement et notamment à l’investissement industriel. Voilà à quoi servent les accords de compétitivité négociés avec des salariés à qui on demande de faire “encore un effort”. Mais la compétitivité, c’est plus d’investissement, plus de création de valeur ; ce n’est pas plus de rémunération à l’actionnaire !

Pacte de responsabilité
Le pacte de responsabilité ne me convainc pas. D’abord parce que, sur la forme, ce pacte n’engage pas la nation représentée par les élus, l’Assemblée nationale, etc. mais se résume à un deal entre deux personnes : le président de la République et le patron du Medef, le second disant au premier : “si tu me donnais 50 milliards je pourrais créer 200 000 emplois par an”. Cette décision prise sur la seule volonté du Président, sans que les ministres concernés aient été consultés, sans que les partenaires sociaux aient été informés, comporte un côté entre-soi qui, selon moi, illustre une conception nouvelle de la politique en France. Ensuite parce que, concernant les termes de l’accord lui-même, je pense, sans être un négociateur averti, que lorsque l’on paye avant que l’autre partie ait rempli sa part du contrat, il y a toujours un risque.
Or ce risque se confirme aujourd’hui : on fait cadeau de 50 milliards aux entreprises sans exiger qu’elles remplissent au préalable certaines conditions – et ce faisant, on met à bas une partie du principe de financement de la Sécurité sociale en transférant les cotisations familiales sur le budget de l’Etat, on s’engage à diminuer le nombre de fonctionnaires sans préciser sur quel secteur ni sur quelle base, le tout avec des propos si vagues qu’on ignore encore s’il s’agit de 30 ou de 50 milliards puisqu’on ne sait pas si le CICE est comptabilisé dans cette promesse – et on sent le Medef extrêmement critique sur les contreparties demandées. Si les partenaires sociaux avaient été associés sur le montant de l’aide accordée et sur son objectif, nous aurions pu définir des pistes d’application ensemble, contribuer à l’élaboration de solutions. Cela n’a pas été le cas.

Emploi
Pour créer de l’emploi, il faut de la croissance. Or deux critères sont nécessaires au retour de cette croissance : la confiance – laquelle implique une vision dégagée de l’avenir – et le pouvoir d’achat pour consommer et ne pas se réfugier uniquement dans l’épargne. Aucun de ces deux critères essentiels n’est rempli aujourd’hui. Ce sont pourtant deux leviers qu’il faut actionner. Pour l’heure, les salariés qui pourraient dépenser, investir, etc. ne le font pas parce qu’ils estiment qu’une menace pèse sur leur emploi et donc sur leur avenir et celui de leurs enfants.
Face à cela ils mettent en place une stratégie d’épargne qui est le pire qui puisse arriver à l’économie nationale puisque cela signifie que les gens renoncent à la consommation. C’est pourquoi j’insiste : le fait de sacrifier du pouvoir d’achat par la non-augmentation du salaire minimum et du point d’indice pour les fonctionnaires pour la quatrième année consécutive empêche de libérer la consommation et condamne la croissance. C’est pourquoi le pacte de responsabilité, sans croissance, je n’y crois pas.

Aides aux entreprises
Pour faire repartir l’emploi je pense qu’il faut commencer par arrêter d’aider les entreprises de manière égalitaire. En vingt ans, on est passé d’une politique d’aides aux entreprises à une politique de droit pour les entreprises.
La CGT, contrairement à ce qu’on pense, est favorable aux aides aux entreprises mais à condition que celles-ci soient accordées à celles qui en ont besoin. Toutes ne sont pas confrontées aux mêmes difficultés, toutes n’ont pas besoin des mêmes aides. Pourtant le déni politique de ces disparités et le fait que les mêmes montants soient accordés à tous indépendamment des besoins aboutit à un système inéquitable. J’en veux pour preuve le fait que les principaux bénéficiaires des 20 milliards du CICE ne sont pas les entreprises les plus en difficulté mais les grandes enseignes de distribution, les machines à jeux… alors que les premiers bénéficiaires du dispositif devraient être les acteurs du secteur industriel qui sont soumis à la concurrence internationale, les sociétés qui ont du mal à opérer une mutation économique ou sociale, celles dont l’activité est délocalisable… C’est pourquoi le nouveau pacte entre Pierre Gattaz et François Hollande doit être l’occasion d’une remise à plat de l’ensemble des aides aux entreprises : afin qu’on accompagne celles qui s’efforcent de maintenir l’emploi, qu’on pénalise celles qui ne le font pas et qu’on ne donne pas à celles qui n’en ont pas besoin.

“L’actionnaire”
Aujourd’hui la première menace qui pèse sur l’emploi tient à la place qu’on accorde au travail dans notre civilisation, au fait qu’on l’appréhende comme une contrainte, comme une variable d’ajustement. Et pendant ce temps, l’unique paramètre qui ne soit jamais remis en question, jamais discuté même, c’est le rôle de l’actionnaire et le montant de sa rémunération. Au point qu’aujourd’hui, c’est le grand absent de toute négociation ; on ne le voit jamais alors que c’est lui qui oriente la stratégie de l’entreprise et que, j’insiste, la courbe des dividendes qui lui sont versés progresse pendant que celle des investissements baisse.
Les entreprises visent toutes à abaisser le coût du travail soi-disant pour être plus compétitives, mais être compétitif aujourd’hui signifie simplement verser plus de dividendes à l’actionnaire. Je pense donc qu’il faudrait contraindre ces derniers à prendre leurs responsabilités. Leur imposer plus de transparence, plus de visibilité et surtout, leur demander un effort comme on en demande aux patrons et aux salariés. Pourquoi ne pourraient-ils pas abaisser leur exigence de rémunération ? Est-il normal aujourd’hui que certains puissent exiger dans l’industrie des taux de rendement de 10 ou 12 % sans que, par ailleurs, l’entreprise ait les capacités d’accroître son outil de production, d’investir, de recruter ? Cette dimension de l’équation n’est jamais discutée et je pense qu’il est temps que cela change.

Le coût du travail
Nombre de salariés d’entreprises en difficulté ont le sentiment que, même lorsque la santé de leur entreprise s’améliore, leurs conditions de travail et de rémunération ne progressent pas. Sur ce plan, il est vrai que le chômage est une arme : les patrons seraient moins arrogants s’il n’y avait pas cinq millions de chômeurs : cela leur permet de ne pas rémunérer le travail à sa juste valeur. La peur du chômage est telle que les salariés sont prêts à tout accepter. Y compris en termes de rémunération.
Il faut savoir que, dans le prix de vente d’une voiture produite et commercialisée en France, le poids du salaire brut est désormais inférieur à la remise accordée au client. Cela signifie qu’on a franchi une nouvelle étape dans l’obsession d’abaissement du coût du travail laquelle nous conduit tout droit dans l’impasse ; tous les pays au monde qui ont eu pour ambition de sortir de la crise en abaissant les conditions de rémunération du salarié, comme l’Espagne, la Grèce ou le Portugal, l’on payé cher. Or notre politique actuelle a beau prétendre s’inspirer du modèle allemand, elle n’en reste pas moins similaire à celle qui a été mise en place dans les pays d’Europe du Sud et tout laisse à penser qu’elle produira chez nous les mêmes effets. L’Europe
Le problème de la construction européenne est qu’elle s’est faite sur des bases économiques et monétaires sans que la question sociale soit réglée. D’où le fait que beaucoup de Français y voient aujourd’hui une contrainte, une instance lointaine incapable de répondre à leurs besoins. C’est pourquoi je crains un net rejet de l’Europe et une montée du FN à l’occasion des prochaines élections européennes. Car en France comme dans d’autres pays membres, on sent monter cette accusation “c’est la faute de l’Europe” face aux difficultés du moment. _ Ce n’est pourtant pas l’Europe qui dicte la rigueur ; ce sont les partis politiques qui composent les politiques européennes.
Concernant les autres pays et le fait que certains soient décrits comme sortant de la crise, je me méfie des chiffres et du sens qu’on leur donne. L’Allemagne est continuellement citée en exemple et pourtant, je ne suis pas certain que le peuple allemand se porte si bien. Même chose pour la Grande-Bretagne : les contacts que j’ai avec mes homologues des trade unions donnent à penser que la situation y est extrêmement dégradée pour les salariés. Quant à l’Allemagne, on n’y compte plus le nombre de travailleurs pauvres.

Dumping social
Même si la convention au détachement permet de répondre en partie au risque de dumping social, la possibilité de mise en concurrence de salariés français avec d’autres salariés européens existe toujours. Cela contribue au fait qu’on assiste aujourd’hui à une précarisation de l’emploi via, entre autres, un recours accru à des CDD toujours plus courts. C’est la raison pour laquelle, contrairement à plusieurs syndicats, j’ai refusé de signer les accords du 11 janvier 2013 : parce qu’ils imposaient une flexibilité grandissante pour les salariés, que l’emploi y faisait office de variable d’ajustement et qu’ils permettaient de renoncer à ses droits à titre individuel ou collectif, ce qui accroît le risque de mise en concurrence des salariés et tire l’ensemble du marché de l’emploi vers le bas. C’est pour cela que nous nous y sommes opposés.

Compromis Il n’existe à la CGT aucune opposition de principe face au patronat. L’entreprise est une communauté composée de dirigeants et de salariés – là encore, je regrette que les actionnaires fassent figures d’éternels absents – et ces deux populations doivent pouvoir réfléchir et agir ensemble dans l’intérêt de leur communauté. Sur ce plan, il est évident que le pragmatisme syndical s’impose. Cette perspective ne me gêne pas, pas plus que celle du compromis qui s’inscrit dans les réalités de l’entreprise depuis toujours : encore une fois, dès lors que nous sommes contraints de vivre ensemble, il faut bien trouver les conditions de ce vivre-ensemble. C’est pourquoi je considère que la vocation d’un syndicat ne se résume plus aujourd’hui à protéger les salariés mais consiste à agir pour faire évoluer non seulement le monde du travail mais aussi la perception qu’on en a ; à incarner une forme de régulation sociale.

Syndicalisme utile
C’est pourquoi nous voulons une CGT accessible, tournée vers les salariés, mieux représentée. Si l’on veut créer de la solidarité entre salariés il faut leur fournir un outil et cet outil, c’est le syndicalisme. A nous, ensuite, d’incarner un syndicalisme utile. Pas uniquement lorsqu’une difficulté se présente mais de façon permanente, en tant que levier d’action capable d’agir sur le monde du travail au sens large, d’influer sur les politiques de rémunération, sur les conditions d’emploi et au final d’animer le débat public. Pour cela nous devons rétablir un sens du collectif. Le monde du travail, comme la société, en est de plus en plus dépourvu et il est urgent d’y remédier. Trop de salariés en France pensent que le fait de mettre un coup de pied à l’autre leur permettra de pérenniser leur emploi. Cela, c’est la mort du vivre-ensemble et aussi de toute action efficace car c’est une évidence : on n’y arrivera pas les uns contre les autres.

La CGT
La CGT incarne un syndicalisme combatif, c’est indéniable. Un syndicalisme porté par une vraie culture ouvrière et dans lequel le mot solidarité a un sens. C’est aussi un syndicalisme qui fait appel à l’intervention individuelle, à la capacité qu’a chacun de se prendre en main, d’agir pour sa propre cause. On ne dit jamais “Votez pour nous, on s’occupe de tout” mais “Votez pour nous et décidez de ce qui est bon ou non pour vous, de ce qui est acceptable ou non”. Un syndicat ne devrait jamais imposer quoi que ce soit aux salariés. C’est leur vie, leur choix. On ne peut les supplanter.

Goodyear
Je connais bien le monde industriel pour y avoir passé trente ans et y avoir vécu 17 plans sociaux. Chaque fois que je vois des salariés confrontés à des situations de ce type, je sais ce qu’ils vivent et ce qu’ils ressentent : la peur de l’avenir – le leur, celui de leurs enfants, parfois de leurs parents – la honte, le fait que, pour beaucoup, la rupture du contrat de travail soit vécue comme un véritable déchirement. Chez Goodyear ce déchirement a duré 7 ans. L’actionnaire était totalement absent, il a donné l’ordre à l’entreprise d’aller vers une liquidation et on n’a jamais pu discuter avec lui. Les salariés de Goodyear se sont beaucoup investis dans leur travail – preuve en est le montant des dividendes versés aux actionnaires – l’attitude de Titan à leur égard – et à l’égard des salariés français dans leur ensemble – a été révoltante ; tout cela a fini par provoquer des réactions extrêmes.
Il est bien évident que la séquestration n’est pas un mode d’exécution normal du mandat syndical, les syndicalistes ne sont pas des terroristes et priver quelqu’un de liberté est inacceptable, pour autant je comprends comment ces gens ont pu en arriver là : parce qu’une liquidation, surtout lorsqu’elle s’éternise, c’est beaucoup de souffrances individuelles. C’est pourquoi lorsque j’arrive dans une entreprise je demande à voir le bilan social et le bilan médical : lorsqu’on voit la courbe des arrêts de travail progresser fortement, on comprend que l’entreprise va mal. Beaucoup l’oublient mais le bilan économique d’une entreprise est la traduction de sa politique sociale. Pas l’inverse.

Consensus mou
Je crois au consensus. Mais pour que le consensus émerge, il faut qu’il y ait affrontement. Or je trouve que nous vivons dans une société où il n’y a pas suffisamment de réactions. Une société marquée par une passivité grandissante, où l’on ne s’affronte pas suffisamment. Sur le terrain idéologique, économique, social, on voit se dessiner une espèce de France molle dans laquelle le bon ton c’est être dans le ton, quel que soit le ton. Je pense qu’il faut sortir de cela. Que pour avancer, il faut savoir confronter ses idées, oser être en désaccord. _ C’est pourquoi il faut qu’il y ait, dans les entreprises, des affrontements sur le sens du travail qui nous est confié, sur la façon de le faire, de le faire différemment, de le faire mieux… On ne peut être toujours dans l’acceptation : le consensus mou nous enterre les uns les autres. C’est pourquoi je trouve désastreux que le monde des intellectuels soit absent du débat public et incroyable que dans un pays comme la France, qui a cette diversité, cette histoire, cette culture, on ne trouve pas une voix pour s’élever et nous parler non pas de ce qui va mal mais de ce qu’il serait possible de faire. Les intellectuels ont le devoir de nous emmener à réfléchir sur ce que signifie le fait de vivre ensemble, sur les contradictions qu’il nous faut résoudre, sur la façon dont toutes ces cellules – professionnelles, familiales, sociales, religieuses… – peuvent s’accorder. Et aussi sur la valeur de l’affrontement qui, pour moi, est la base même de la démocratie. Après tout, tant qu’on ne frotte pas les deux pierres on ne produit pas d’étincelle.

Reculades
J’attendais de François Hollande et d’un gouvernement de gauche qu’il fasse une politique de gauche. En clair, j’attendais de lui qu’il mette en œuvre la politique pour laquelle il avait été élu. Ce n’est pas le cas. Lorsque je regarde les engagements pris en campagne et la politique menée depuis l’élection, je mesure des décalages sur quasiment chaque point. Je comprends parfaitement qu’un chef d’Etat puisse modifier certaines positions, en réorienter d’autres en fonction de l’environnement économique, international, etc. Le problème c’est qu’aujourd’hui il ne s’agit pas de réorientations mais de renoncements.
Deux aspirations nous font généralement voter à gauche : un rapport capital-travail différent et la volonté de voir la société évoluer sur certains points. Or dans ces deux domaines, le gouvernement revient sur tous ce qui avait été promis. Les patrons bretons ne veulent plus de l’éco-taxe, on brûle trois portiques ? Réaction du gouvernement : on remballe tout et on perd 800 millions d’euros. Des groupuscules d’extrême droite crient “Hollande démission” ? Le Président répond “Très bien, je remets la loi à plus tard”. En revanche, lorsque les salariés se rassemblent, manifestent, expriment des propositions et des oppositions, ils ne sont pas écoutés. Un tel écart de traitement me donne à penser que le gouvernement est fort avec les faibles et faible avec les forts. Et cela, c’est tout l’inverse de sa vocation.

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