Syndicalisme et Gilets jaunes (encore!): « la stupeur »

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Nous publions ci-après une réflexion de Yves Baunay (FSU), membre du chantier « travail » de l’Institut de recherche de la FSU. Yves Baunay participe aussi au Collectif Travail et Démocratie, où se croisent des syndicalistes et chercheurs. Cette réflexion indique bien l’ampleur du choc ou de la « stupeur » qu’a produit le mouvement de Gilets jaunes sur les équipes syndicales.

SiteInstitutRecherche

« Nous sommes tous des gilets jaunes »

Voilà plus de deux mois que le mouvement des gilets jaunes occupe la scène politique sur tout le territoire français. L’acte XII du mouvement a eu lieu le 2 février. L’acte I a eu lieu le 17 novembre. A la mi-mars, le mouvement se poursuit. L’exaspération du pouvoir est toujours manifeste. Une tentative de jonction entre le mouvement syndical et le mouvement des gilets jaunes a eu lieu le 5 février avec un appel à la grève. Une tentative plutôt ratée et sans prolongement.


Yves Baunay membre du chantier « Travail » de l’institut

Pendant ces trois mois, l’Institut de recherche de la FSU et le mouvement syndical dans son ensemble ont observé de l’extérieur cet événement qui marque pourtant une accélération extraordinaire de l’histoire de notre société et de sa transformation en profondeur, dans des directions qui ne sont pas anticipables et qui résulteront en dernière analyse de ce que feront les citoyens et les travailleurs.

Mais pendant ces deux mois, il s’est passé quelque chose dans le champ politique qui reste énigmatique, hors norme et donc déstabilisant.

En tant que membre du chantier travail et comme militant, je me sens impliqué depuis le premier jour dans cet événement, à ma façon, sans participer ni aux rassemblements des ronds-points, ni aux manifestations. J’ai tenté de mener l’enquête, à ma façon.

Le 17 novembre, le hasard de mon agenda familial m’a conduit dans ma petite maison de campagne, située dans le bourg rural de La Lande Chasles dans le Maine et Loire. J’ai parlé avec mes voisins, mes neveux… des paysans, des ouvriers, artisans, employés, retraités… J’ai croisé des gilets jaunes sur un rond-point à Longué (chef-lieu de canton), à l’entrée d’un centre commercial fermé à Beaufort en Vallée, un autre chef-lieu de canton. J’ai surtout parlé avec des gens qui les soutenaient dans ce mouvement. J’ai compris alors qu’il se passait quelque chose d’important sur le plan politique. Des secteurs et des éléments des couches qui se vivent parmi les plus périphériques de la société, se mettaient en mouvement, à la surprise générale. Une sorte de soulèvement collectif perceptible dans les profondeurs de notre société, comme une tectonique des plaques sociale. Le plus important semblait résulter de la manière de développer un mouvement sans précédent dans sa forme, son organisation, les énergies qu’il mobilise, les empreintes qu’il imprime, dans notre société et au delà. Le contenu du message ou plutôt des messages délivrés par les gilets jaunes ne se laisse pas facilement appréhender : il n’y a pas de plateforme clairement affichée, pas de porte-parole institué. Ceux et celles qui tentent de s’autoproclamer représentant ou porte-parole se trouvent très vite marginalisés, contestés. On assiste à une façon inédite de bousculer les normes établies des mobilisations. Ce mouvement hors normes constitue pour moi une énigme que j’essaie d’élucider. Difficilement. Tenter de mettre des mots sur ce mouvement c’est déjà se positionner en desadhérence avec le réel des actions individuelles et collectives qui lui ont donné forme et contenu.

Je commence alors à me constituer un dossier de presse à partir des quotidiens : Le Monde essentiellement auquel je suis abonné, l’Humanité, La Croix… et aussi des textes d’analyse qui circulent sur les réseaux sociaux, à gauche notamment. Mais surtout beaucoup d’échanges improvisés avec les gens, au hasard des rencontres.

Mon organisation syndicale, le SNES et la FSU, m’ont semblé embarrassés, interloqués face à un mouvement effectivement surprenant qui a tenu dès le début à rester en dehors de tout syndicat et de tout parti politique. Même si des militants syndiqués y ont pris une part active, notamment des retraités. Syndicats et partis politiques sont effectivement restés à distance, tout en se considérant interrogés par ce mouvement inédit.

C’est d’ailleurs tout le mouvement syndical, tous les cercles militants que je côtoie en région parisienne qui sont apparus comme frappés de stupeur. Comme si chacun de nous, militants syndicaux, politiques, associatifs… spécialistes des analyses des situations sociales et des mobilisations en tout genre, nous nous retrouvions hors-jeu sur la scène politique. Celle-ci est restée occupée principalement, durablement, par les gilets jaunes, leurs actions et les réactions que celles-ci produisaient dans le mouvement syndical et politique institué, à tous les niveaux jusqu’à la présidence de la République. Début février, c’est le pouvoir politique en place, le Président de la République et sa majorité parlementaire qui sont en train de reprendre l’initiative avec l’appui d’une grande partie des médias. Ceux-ci, après avoir navigué à vue pour rendre compte de ce qui se passait réellement, ont vite repris leurs habitudes et leurs postures habituelles respectives. Mais rien n’est réglé. Toutes les questions qui ont émergé sur la scène politique restent posées et prêtes à ressurgir à la moindre occasion.

Il a fallu attendre des mois pour que des débats, des échanges collectifs commencent à s’organiser notamment au sein du mouvement associatif, du côté de ceux qui centrent leur réflexion sur les problématiques liées au travail…

A Travail et Politique, nous avons commencé début janvier à essayer de comprendre collectivement ce qui se passait. Mais sans en faire un sujet central d’échanges. D’ailleurs on se demandait si la question du travail comme activité était vraiment posée. Tout semblait plutôt indiquer le contraire à priori. Et nous n’avons pas cherché à en faire un sujet de débats entre nous ou avec le public.

Au chantier travail de l’Institut de recherche de la FSU nous avons commencé à échanger lors de notre réunion du 7 janvier. Nous sentions toutes et tous qu’il se passait quelque chose d’important.

C’est surtout à Travail et Démocratie, le 14 janvier, lors du lancement des ateliers « Travail et Démocratie » que nous avons consacré plus d’une heure d’échanges à ce mouvement et à ce qu’il nous disait. Des chercheurs, des syndicalistes, des militants de diverses organisations ont commencé à dire ce qu’ils ressentaient, leur empathie et leurs interrogations face à une situation sociale et politique inédite.

D’autres débats ont suivi. Le 19 janvier aux « Grands voisins » : « Les gilets jaunes : ouverture des possibles » à l’initiative d’historiens. Le 23 janvier, au Maltais Rouge, à l’initiative de la Fondation Gabriel Peri…

Ce qui était frappant dans tous ces débats résultait d’une contradiction pathétique, dramatique : d’un côté le mouvement des gilets jaunes bousculait les normes les mieux établies de l’action politique passée et présente ; d’un autre côté les organisations syndicales et politiques instituées s’arque-boutaient sur leurs pratiques et leurs façons de faire. Comme si il suffisait de laisser passer l’orage. Le mouvement finirait bien par s’essouffler ou à évoluer vers une forme plus classique qui permettrait d’en saisir le sens caché.

Et très rapidement, le pouvoir politique qui était apparu très déstabilisé, très désemparé, a tenté de reprendre la main. En maniant la répression la plus brutale et les invitations à débattre dans un cadre qu’il pouvait maîtriser, il a repris l’initiative. Les médias, tout aussi désemparés, lui ont très vite emboîté le pas en détournant l’attention, d’abord sur les violences policières, attribuées très vite aux gilets jaunes. Et « le grand débat » a occupé une large place dans l’actualité politique.

A partir de mes propres interrogations, de mes propres observations, lectures et échanges, dans mes propres cercles de réflexion collective, j’ai commencé à écrire. A chaud, il était très compliqué de comprendre ce qui se passait.

Trois textes portent la trace de ces réflexions :

- Premier texte : « Quel usage de l’ergologie dans l’activité militante » : Un texte que j’ai commencé à élaborer avant le déclenchement du mouvement des gilets jaunes. En prenant appui sur mes expériences d’Etonnants Travailleurs, de Travail et Politique, de Travail et Démocratie, du chantier travail de l’ Institut de recherche de la FSU… J’essayais de comprendre les articulations entre Travail et Démocratie. A partir de décembre, à la demande de Lais Di Bella, ergologue brésilienne, j’ai finalisé le texte pour une publication éventuelle dans la Revue ERGOLOGIA, en portugais. J’ai alors intégré ma vision du mouvement des gilets jaunes. L’action politique réelle et durable des gilets jaunes, ce qui ressortait de leurs activités réelles et visibles, me semblaient illustrer et confirmer ce que j’étais en train de conceptualiser sur ce thème des imbrications entre le travail comme activité et l’activité politique des citoyens-travailleurs mobilisés dans cette action ( [1]).

En tout cas, ce mouvement inanticipé et inanticipable dans son déclenchement, son développement, ses transformations… comme les réactions des pouvoirs institués, des partis et des syndicats… constituait une matière extraordinaire à travailler dans une problématique politique de construction d’une démocratie à venir.

- Deuxième texte : « Un travail politique et syndical à inventer » : un texte préparé à partir de nos débats au chantier travail et pour la réunion de lancement des chantiers « Travail et Démocratie ». Il a été mis sur le site du chantier travail ( [2]). Il n’a pas trouvé d’écho. Car dans aucune réunion syndicale que j’ai fréquentée comme syndiqué de base, il n’a été question de nous interroger sur nos propres pratiques syndicales.

- Un troisième texte : « Initiative février 2019 » a été rédigé dans le cadre du groupe Travail et Politique pour préciser mes attentes lors des débats organisés par cette association ( [3]).

Dans ces trois textes, je m’interroge sur le travail politique en lien avec l’activité productive et citoyenne des citoyens-travailleurs, des citoyens-retraités, des citoyens-chômeurs… Comment dans les processus mêmes de l’activité à la fois individuelle et collective des êtres humains se manifeste l’objectif de transformation sociale en lien avec l’élaboration d’alternatives productives, sociales et politiques ? Je me focalise sur les questions de démocratie, de représentation au sein des institutions politiques, des organisations syndicales. Qui représentent qui et quoi au sein de la société et des institutions ? Et comment se construisent ces processus de représentation dans l’élaboration des décisions et orientations politiques ? Je m’appuie beaucoup sur la « posture ergologique » développée dans de nombreuses recherches-actions inspirées des travaux de Yves Schwartz, fondateur de l’ergologie.

Le mouvement des gilets jaunes s’est déployé et organisé résolument hors des lieux de production (entreprises et services), services publics… Il était explicitement tourné à la fois vers les automobilistes pour les rallier au mouvement et obtenir leur solidarité, et leur participation active au mouvement. Mais il s’adressait surtout au pouvoir politique institué à tous les niveaux jusqu’au Président de la République qui constituait la cible principale, comme représentant des élites politiques et économiques qui gouvernent la vie des autres. De quel droit et à quelles conditions les uns et les autres détiennent le pouvoir d’intervenir dans la vie et les affaires des autres ?

Dès le 17 novembre 2018, à La Lande Chasles, un citoyen-travailleur-entrepreneur-éleveur de canards à foie gras, m’a fait la remarque suivante sur le mouvement des gilets jaunes qui commençait tout juste : « Il aurait fallu appeler tout le monde à marcher sur l’Elysée ». Cette proposition dont je n’avais encore jamais entendu parler, était manifestement dans l’air et discutée. Un geste politique qui avait un sens, une portée à la fois réelle et symbolique.

Une des questions que j’essaie d’élucider, c’est la place prise réellement par le travail, sa condition et sa reconnaissance, comme activité humaine, centrale dans la vie des gens et des sociétés. Quelle place tient-il dans les ressorts de la mobilisation comme dans le soutien que lui a accordé durablement une large partie de la population ? Quel rôle joue aussi le déni du travail réel, de la vie réelle des citoyens-travailleurs, dont les tenants du pouvoir politique ont fait preuve dans leur prise de décision et leur travail politique ?

Pour essayer de répondre à ces interrogations, j’ai mené une enquête dans une zone rurale de l’Anjou (ma région natale) ( [4])

Toutes ces questions interrogent le mouvement syndical et politique et méritent d’être plus largement débattues en leur sein.

Yves Baunay
http://pierre.assante.over-blog.com/2019/04/yves-baunay.une-etude-et-une-experience-sur-nous-sommes-tous-des-gilets-jaunes.html

[1Ce texte sera sans doute publié dans la revue ERGOLOGIA en portugais. Pierre Assante l’a publié sur son blog fin janvier 2019 : http://pierre.assante.over-blog.com/2019/03/yves-baunay.proposition-de-temoignage.quel-usage-de-l-ergologie-dans-l-activite-militante.html

[2Cf. article sur le site de l Institut de recherche de la FSU (chantier travail et syndicalisme) : « lancement des ateliers travail et démocratie, analyse d’Yves Baunay : http://institut.fsu.fr/Lancement-des-ateliers-travail-et-democratie-une-analyse-d-Yves-Baunay.html

[3Ce texte reste à usage interne pour les échanges au sein de l’association Travail et Politique

[4Voir le texte « Les gilets jaunes à La Lande Chasles » (49150)

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