Un livre (« Encaissez! ») fait la sociologie du syndicalisme Force ouvrière.

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A l’occasion du livre commenté ci-dessous, nous ouvrons une page encore non traitée dans ce blog : la connaissance du syndicalisme Force ouvrière. Mais aussi plus généralement du syndicalisme d’échange politique ou de contrepoids, dans les systèmes syndicaux où la finalité d’action n’est pas la mise en cause du pouvoir d’exploitation capitaliste.

Encaissez ! Enquête en immersion dans la grande distribution, Marlène Benquet, éditions La Découverte, Paris, 2013, 20 euros.

 

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Ce livre de la sociologue Marlène Benquet (chargé de recherche au CNRS, membre de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales-IRISSO) est une somme de travail passionnante sur ce qui se passe dans un très grand magasin, une multinationale de la distribution, ici nommée Batax, mais dont tout porte à croire qu’il s’agit de Carrefour (même si l’auteur ne peut le dire, pour des raisons de règles professionnelles). Carrefour, c’est près de 500 000 salariés dans le monde et 100 000 en France : un mastodonte.
La sociologue a pu enquêter, d’abord dans le salariat de terrain (elle a été embauchée comme caissière plusieurs mois, et en CDI), mais aussi au cœur même du siège central de l’entreprise, dans le département des ressources humaines, ainsi que dans la hiérarchie intermédiaire des directeurs d’hypermarchés et leur entourage.

L’objet du livre est de percer à jour « pourquoi le travail se fait », tous les jours, toutes les heures, à tous les échelons, de la caissière aux très hauts cadres, pourquoi tout est organisé pour qu’il n’y ait pas de révolte, pas de grandes luttes (même s’il y en a quand même de temps à autre, et notamment plus récemment). La réponse finale (mais trop résumée ici), est dans cette citation de la conclusion : « Le travail est obtenu quand il ne semble pas possible dans une situation donnée de s’y soustraire ». Et bien entendu, tout est anticipé et agencé pour cela : une sorte de cage sociale est fabriquée où tout est fléché dans ce sens, par un système de contraintes et dépendances, de récompenses, d’allégeances en cascade, de hiérarchies micro et macro, où le droit égal classique semble recouvert par des systèmes pré-juridiques (quasi néo-féodaux dirait même le juriste Alain Supiot dans ses analyses du néo-libéralisme).

Citons ici le commentaire fait par Marc Mousli dans Alternatives économiques N° 327 (septembre 2013) : « Au fil de l’ouvrage, on voit émerger une réponse argumentée à la question posée au départ : si les salariés, de la caissière aux cadres supérieurs du siège social, viennent travailler chaque matin sans se révolter, alors qu’ils ont conscience d’être manipulés et souvent humiliés, ce n’est pas grâce aux méthodes de management, aux discours des dirigeants ou à la communication interne. C’est parce qu’ils se trouvent dans des situations complexes, pris dans des mécanismes impitoyables et souvent pervers, combinant des contraintes internes (personnelles et familiales) et externes (les pressions et les manoeuvres de la hiérarchie)« .

« Pas du même monde »
La deuxième grande démonstration de cette enquête est de montrer très concrètement comment fonctionne le capitalisme financiarisé. Dans les réseaux militants, nous le savons : les fonds d’investissement et d’actionnaires, devenus propriétaires des grands groupes industriels ou de services, ont des exigences de rentabilité démentes : 10 ou 15%. Totalement astronomique par rapport à ce qui se passe en moyenne dans une économie devenue stagnante. Les PDG aux ordres de ces propriétaires, surnommés « kost killer » (comme le patron de Renault) n’hésitent pas à casser des usines, des milliers d’emplois, des sociétés entières, des univers professionnels, des régions. Mais ce qu’on voit très bien dans ce livre, c’est le passage d’une tradition à une autre : le groupe Carrefour (issu d’une famille) a été imprégné du métier de « commerçant », de la vente et de la satisfaction des clients, du choix des produits, avec une « morale » adaptée et très paternaliste basée sur le dévouement, au sens quasi familial du terme. Il a formé des cadres dans ce moule professionnel. Avec l’arrivée des purs financiers en 2007-2008, il y a un changement total de paradigme. Certes, il faut bien « vendre » des produits, mais c’est devenu annexe. La priorité est le retour des hauts profits, quel qu’en soit le prix, et quitte à saborder la culture professionnelle de l’entreprise. Tous les cadres intermédiaires (et même les plus élevés au siège) le voient, le comprennent et finissent par le dire dans certaines réunions prévues pour prendre le pouls de l’entreprise : « On ne vit pas dans le même monde », « On est dirigé par des gens qui ne connaissent pas grand-chose au commerce », « Il n’y a plus d’esprit commerçant », « On a maintenant des consignes qui sont des obstacles à nos résultats ». Etc. Tout cela est fort bien montré dans le livre : on le voit, on l’entend.
Mais ce qui intéressera les syndicalistes de  Syndicollectif, c’est une description sans pitié de la sociologie du fonctionnement du principal syndicat de l’entreprise (en France), à savoir Force ouvrière. Et cela vaut le cas de s’y attarder, même si la description de ce type de syndicalisme peut renvoyer à d’autres syndicats que FO, dans certaines situations et notamment dans le commerce.  Marlène Benquet montre que malgré le bouleversement de la culture d’entreprise vers une stratégie purement financière, il faut bien que les chaines de commandement de haut en bas se fraient un chemin vers les salarié-es (près de 70% de femmes), et sans conflit majeur, comme on l’a dit. Dans cette optique, l’entreprise utilise deux canaux de transmission : le canal hiérarchique officiel interne, qui reçoit la consigne d’inculquer un nouveau système « d’éthique et de valeurs » (même si beaucoup des anciens n’y croient pas, voire sont « remerciés », des nouveaux cadres sont spécialement embauchés pour cela), et un deuxième circuit qui lui est parallèle (mais qui existait déjà bien avant) : le circuit syndical. L’entreprise n’est donc pas antisyndicale, elle utilise le syndicalisme (après avoir renoncé à favoriser un syndicalisme jaune, inefficace).
FO est donc majoritaire, mais cette force s’est construite dans l’ancienne tradition. Aujourd’hui, elle est quelque peu remise en cause, et la nouvelle direction ne met pas tous ses œufs dans ce seul panier : la CFDT progresse et une émulation dans le « circuit parallèle » est en train de se construire.

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Mais qu’est-ce que FO à Batax-Carrefour ?
C’est un assemblage organisationnel du bas vers le haut et du haut vers le bas.

Tout en bas, FO a été le vecteur émancipateur d’une série de militantes femmes. Ici sont notamment décrites des militantes caissières, qui ont en général ont un investissement personnel très faible dans leur métier, et le livre montre parfaitement pourquoi. Ces femmes voient donc dans l’action syndicale (jamais par engagement pré-réfléchi, mais le plus souvent par une occasion qui s’est présentée d’être candidate dans une élection professionnelle, sans plan préétabli) un moyen de sortir de leur condition salariale pure. Cette sociologie salariale décrit un univers familial ouvrier et employé (le mari ouvrier, etc), mais sans conscience de classe, sans bagage scolaire, sans vraie référence politique (ni de gauche ni de droite) comme le veut FO. Ces militantes ont été « approchées » par des responsables FO après avoir obtenu de menus services personnels, et ont accepté de devenir déléguées de terrain, puis ont progressé dans un militantisme de dévouement, d’arrangements de type « assistante sociale », mais aussi de découvertes et de formation à un horizon qui sort de l’étouffoir du travail répétitif et borné. « Sans le syndicat, je n’aurais pas tenu le coup. J’ai découvert tout ce qu’il y avait à savoir dans la vie, comment marche une entreprise, ce qu’est un projet de développement, etc ». Mais si ce militantisme permet « une seconde vie» (dit une militante) meilleure que la caisse ou les rayons, très peu parmi ces femmes dévouées au travail syndical de terrain accèdent à des postes de responsabilité élevés dans l’organisation.
Ceux qui accèdent à un vrai pouvoir d’animation dans FO sont plutôt professionnellement issus de cadres de terrains ou de directeurs de magasins. Et qui à un moment précis et pour X raisons possibles, voient un avantage à s’inscrire dans une carrière syndicale, plutôt que la carrière normale d’entreprise fermée à ce moment-là. La description sociologique est un peu la même : le profil FO apolitique, sans culture syndicale familiale au sens d’une transmission. Plutôt une opportunité, mais qui peut déboucher sur une « deuxième carrière professionnelle », avec une autonomie de décisions, un pouvoir, des réseaux à animer, une vie diversifiée, des voyages pour les réunions, des hôtels et restaurants payés, des dédommagements divers, des rencontres de hauts cadres, voire du grand patron lui-même, etc. Le tout peut déboucher jusqu’à la direction fédérale, ou des postes de délégués centraux à plein temps, une forte reconnaissance, etc.
Il convient à partir de là d’expliciter la dynamique des échanges politiques, et notamment de deux mécanismes complémentaires de fonctionnement syndicaux. Car il faut comprendre pourquoi FO est utile et pourquoi il se maintient première organisation si longtemps (même si cela bouge en ce moment). On a vu ce qui fait la trame militante de terrain. Mais il faut que ce terrain obtienne des résultats. Or la mécanique des résultats est un système fort bien décrit dans le livre où les cadres syndicaux obtiennent de la hiérarchie d’entreprise des « services » rendus (et réciproquement pour la paix sociale), des arrangements, grâce à une proximité personnelle avec la hiérarchie d’entreprise : on se téléphone directement (pas de voie hiérarchique, pas forcément d’écrit officiel), on se connait, on mange ensemble, etc. Le délégué de terrain téléphone à son délégué central, lui expose ce qui se passe dans un magasin x ou y, et ensuite le délégué central (ou fédéral) joint le responsable RH pour que celui-ci joigne à son tour le directeur du magasin en question, et arrange l’affaire. La clef de tout cela est qu’en définitive, il n’y ait pas de vague, pas de contestation ouverte, organisée, collective. C’est une système d’échanges inter-individuels en cascade.

Pacification sociale
Mais en quoi ce système est-il utile à Batax-Carrefour ? Il faut encore qu’il y ait une culture commune de la « pacification sociale ». Comment est-elle construite et consolidée ? Elle est forgée dans un calendrier serré et régulier de réunions d’instances : comités d’entreprise européen, comités centraux d’entreprise, Gestion prévisionnelle des emplois et compétences ou GPEC, qui permet notamment d’éviter des procédures de licenciements toujours coûteuses, comités divers ad-hoc par projets mis en place par le service central DRH, etc…. Dans cette architecture de réunions empilées les unes sur les autres, se forme finalement une expertise commune sur l’entreprise, un langage, un vocabulaire, une connivence. Il s’agit au final de « jouer » ensemble le même « jeu », ce qui suppose un long travail performatif où sont examinés les projets de la direction dans son propre vocabulaire (« éthique et valeurs »). Ce planning est bien entendu sous-tendu matériellement par la prise en charge des frais par l’entreprise (100 000 euros annuels pour le comité GPEC), le tout garantissant un certain standing de vie matérielle. Le flux de pratiques qui sort de ce brassage, côté syndical, est une euphémisation du mécontentement salarial dilué en services et promotions, et côté management, en compréhension du système syndical et utilisation du flux syndical comme second canal parallèle pour faire passer, en le dérivant, le « message » de la direction.
Mais pour que tout fonctionne dans la durée, même quand l’entreprise modifie du tout au tout son système de « valeurs » internes au profit du tout financier, et que cela produit un choc interne, ressenti à la base et à tous les niveaux hiérarchiques, il est nécessaire que le canal syndical s’adapte. Ce qui peut impliquer des phases de reconstruction du tissu revendicatif, afin que la parole du terrain soit à nouveau entendue et traduite: réunions syndicales et fédérales de délégués pour construire un nouveau cahier revendicatif. Ce qui peut aussi entrainer des altercations ou des mises au point entre dirigeants syndicaux pour mieux encadrer les écarts de pratiques syndicales un peu trop contestataires jaillissant en bas.  Un peu de colère ponctuelle peut faire aussi partie du « jeu », mais cela ne doit pas prendre une tournure globalisante sur la mise en cause des choix de l’entreprise.

FO a donc dû s’adapter à la financiarisation, sous peine de perdre sa place au profit d’une CFDT qui la talonne dans les hypermarchés. Car la haute direction du groupe n’hésiterait pas non plus à pousser un autre syndicat, si l’ancien se révèle moins apte à pratiquer le double canal de transmission des directives. Comme le synthétise Marlène Benquet (page 282), « le circuit de secours syndical des relations professionnelles ne fonctionne que si tout en haut leurs responsables dînent avec les membres de la direction, tandis que, tout en bas, leurs élus savent s’attacher les salariés ».

Dominique Mezzi

 

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