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Controverse

Syndicalisme, travail et politique

Trade Unionism, Work and Politics
Sindicatos, trabajo y política
Jean-Yves Bonnefond, Yves Clot, Thomas Coutrot, Sabine Fortino, Guillaume Tiffon et Karel Yon

Résumés

« La subordination peut-elle vraiment reculer dans le travail ici et maintenant ou n’est-ce là qu’une naïveté, finalement coupable si l’objectif reste de révolutionner les finalités sociales de la production définies par la structure de classes capitaliste ? ». C’est autour de cette question, posée initialement par Yves Clot, et adressée en particulier à certains travaux, que se déploie cette « controverse ». Elle permet aux participant·e·s de préciser leur point de vue, leurs divergences et leurs convergences, sur une série de questions théoriques et politiques associées aux démarches visant à transformer le travail et au rôle, actuel ou potentiel, des organisations syndicales en ce domaine.

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  • 1 Coutrot Thomas & Perez Coralie (2022),. Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire(...)
  • 2 Brugière Fabien, Fortino Sabine, Goussard Lucie & Tiffon Guillaume (2023a), « À l’assaut du travai (...)
  • 3 Yon Karel (2023) , Le syndicalisme est politique. Questions stratégiques pour un renouveau syndical(...)
  • 4 Coutrot Thomas , Remarques sur le texte d’Yves Clot, « Qualité du travail, syndicats et politique »(...)
  • 5 Yon Karel , À propos du texte d’Yves Clot, « Qualité du travail, syndicats et politique », consulta (...)

1Cette controverse est née d’un texte d’Yves Clot, intitulé « Qualité du travail, syndicats et politique. B. Trentin avec S. Weil. », et que l’on trouvera ici https://nrt.hypotheses.org/​5946. Il y interpelle les travaux récents de Thomas Coutrot1, ceux de l’équipe Fabien Brugière, Sabine Fortino, Lucie Goussard et Guillaume Tiffon2, ainsi qu’un livre collectif dirigé par Karel Yon3. Selon Yves Clot, tous témoigneraient d’un « scepticisme » à l’endroit des interventions de « clinique de l’activité » conduites dans les entreprises. Il y a vu l’occasion de débattre d’« une question politique irrésolue qui hante le travail de nos disciplines et fait régulièrement retour : la subordination peut-elle vraiment reculer dans le travail ici et maintenant ou n’est-ce là qu’une naïveté, finalement coupable si l’objectif reste de révolutionner les finalités sociales de la production définies par la structure de classes capitaliste ? » Question qu’il développe en prenant appui sur les contributions de Bruno Trentin et de Simone Weil. Ce débat s’est d’abord amorcé par écrit. Thomas Coutrot (https://nrt.hypotheses.org/​5946), répondant que « toute la question est de savoir quel pourrait être ce sujet politique […] En ce qui me concerne, je pense que ce sujet politique si indispensable ne pourra émerger qu’à partir d’un syndicalisme profondément rénové4 ». Et Karel Yon (https://nrt.hypotheses.org/​5946) précisant de son côté que « la thèse du livre “Le syndicalisme est politique” ne consiste pas, de près ou de loin, à défendre l’idée que seule une intervention par la loi, impliquant donc la médiation de l’État, serait la meilleure, et encore moins la seule manière de libérer le travail. Elle consiste encore moins à opposer l’action dans un futur hypothétique à l’intervention sur le travail “ici et maintenant5” ».

  • 6 Clot Yves, Bouffartigue Paul, Durand Jean-Pierre, Fortino Sabine &  Mias Arnaud (2016), « Questions (...)

2Le débat, préparé par Paul Bouffartigue, s’est prolongé en coprésence le 10 juin 2024, avec Jean-Yves Bonnefond, Yves Clot, Thomas Coutrot, Sabine Fortino, Guillaume Tiffon et Karel Yon. Finalement cette controverse prolonge et élargit considérablement celle que la NRT a publiée il y a huit ans déjà6. Sa présence, aux côtés des articles du corpus « Le travail, espace du politique », vient bien entendu également enrichir la réflexion sur cette thématique.

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Paul Bouffartigue : Sabine et Guillaume, pouvez-vous ouvrir les échanges en précisant l’objet de votre recherche et le statut qu’y occupe la « clinique de l’activité » ?

  • 7 Fortino Sabine (resp), Brugière Fabien, Goussard Lucie, Tiffon Guillaume, « Santé mentale et syndic (...)
  • 8 Linhart Danièle, Linhart Robert & Malan Anna (1998), « Syndicats et organisation du travail : un re (...)
  • 9 Méthode de gestion de projet issue du monde de l’informatique.

Sabine Fortino : Vu les réactions à nos articles (Brugière & al., 2023a et 2023b), il me semble effectivement nécessaire de préciser ce que nous faisons et, surtout, ce que nous ne faisons pas dans nos enquêtes. Nos enquêtes n’ont rien d’un manuel d’intervention en entreprise. Nous ne cherchons pas à établir, et encore moins à défendre ou à promouvoir, « ce qu’il faudrait faire pour soigner le travail et les travailleurs ». Pour le dire autrement : on n’est pas cliniciens. Notre enquête7, démarrée en 2020 et qui a duré quasiment trois ans, relève plutôt d’« une sociologie des usages syndicaux des savoirs académiques en santé au travail ». Ce qui nous a intéressés, c’est la façon dont les équipes syndicales se sont approprié les savoirs et démarches académiques pour penser et agir sur le sujet. Nous avons ainsi rencontré la quasi-totalité des organisations syndicales - au niveau confédéral, fédéral (plus particulièrement les fédérations santé-travail social, agroalimentaire, télécommunications, métallurgie, éducation) et local – pour questionner un constat qui faisait plus ou moins l’unanimité depuis des années. Les syndicats seraient passés à côté de la question du travail et de la santé ; c’est le fameux texte de Danièle Linhart (& al.) sur « le rendez-vous manqué8 ». Est- ce toujours le cas ? Vis-à-vis de leurs propres pratiques syndicales, mais aussi de leur corpus de militants et de leur histoire, comment les syndicats se réapproprient-ils désormais les questions d’organisation du travail, de sens du travail, de santé au travail ? Parviennent-ils à traduire ces nouvelles préoccupations en stratégies revendicatives, en pratiques concrètes, etc. ?Il ressort de tout cela, justement, que le « rendez-vous manqué » n’existe plus : depuis 15 ans, il n’y a pas une seule organisation qui ne mette pas le travail au cœur de sa réflexion, de ses pratiques et de ce sur quoi il faut lutter. Selon les organisations syndicales rencontrées, avoir « lâché » le travail pour la défense de l’emploi, des statuts et des salaires était une erreur car, à leurs yeux, le travail et la santé permettent de ramener de la combativité, et de construire des rapports de force. Ce constat est partagé par la CGC, Solidaires, la CFDT, la CGT, la FSU… Nous avons également constaté que toutes les organisations syndicales disaient à peu près ceci : « Nous sommes démunis. La santé, c’est très compliqué. Finalement, nous allons laisser les experts mener leurs expertises, parce qu’eux savent. » Mais cette expérience de mobilisation des savoirs experts, notamment au travers des expertises CHSCT, a fini par les insatisfaire car les syndicalistes ressentaient une forme de dépossession : « Les experts nous dépossèdent de nos propres savoirs. Finalement, ils font le travail à notre place », nous ont confié nombre d’entre eux. D’où la volonté, que l’on retrouve dans l’ensemble des organisations syndicales, de se confronter par eux-mêmes aux acquis de la recherche et de se former dans le cadre de formations syndicales.Certains auteurs ont joué un rôle très important dans la prise en charge syndicale des enjeux de santé au travail. Christophe Dejours, d’abord, car il a beaucoup aidé les militants comme les salariés à comprendre d’où provenait la souffrance au travail, en sortant des approches individualisantes et en montrant combien cette souffrance était surtout liée à l’organisation du travail, à la mise en concurrence des salariés et à l’évaluation individuelle… Mais, à un moment donné, certaines équipes syndicales ont eu l’impression d’avoir été au bout de ce qu’elles pouvaient faire avec ce cadre d’analyse. À tort ou à raison, elles ont alors estimé être un peu enfermées dans une posture victimaire, de dénonciation, mais sans trop savoir, ensuite, comment agir sur le sujet. En lisant Christophe Dejours, on ne voit pas pourquoi son approche aboutirait nécessairement à l’impossibilité d’agir. Cependant, c’est ainsi que les organisations syndicales l’interprètent et le vivent. De façon très pragmatique, elles vont alors laisser de côté la problématique de la souffrance et se tourner vers d’autres interprétations, et finir par jeter leur dévolu sur la « clinique de l’activité ». Ainsi, les militants rencontrés, de la base au sommet, nous disent que la rencontre avec cette discipline académique a été une sorte de « révélation » pour eux.C’est une révélation à deux niveaux : car elle leur permettait de comprendre le rapport au travail, à la fois au niveau individuel et collectif, et de saisir la question du pouvoir d’agir, du travail empêché. Cette réappropriation va jusqu’au point où les militants syndicaux nous racontaient la chose suivante : « Dans les instances, en CHSCT, on dirait que nous sommes tous des étudiants du CNAM. Nous parlons tous le même langage : “travail empêché, pouvoir d’agir, travail réel/travail prescrit, etc.” »C’est ainsi que dans nos entretiens avec des syndicalistes, dans les tracts, lors des journées d’action syndicales et jusqu’à des prises de position écrites au niveau des instances représentatives du personnel (IRP), notre enquête ne cessait de « rencontrer » la « clinique de l’activité ». Néanmoins, nous avons aussi rencontré des équipes syndicales qui en sont revenues et qui portent à présent un regard très critique à l’égard de cette démarche. Notamment chez Sud et à la CGT, où l’intervention de l’équipe du CNAM au Technocentre, par exemple, a été utilisée par la direction du site pour justifier la mise en place de la méthode Agile9. Quand on restitue ces témoignages, qui sont loin d’être isolés, dans nos articles, on ne porte pas de jugement sur la qualité du travail réalisé par les collègues. On rend juste compte de résultats d’enquête et, en l’occurrence, du regard que certains militants syndicaux portent – là encore, à tort ou à raison – sur les interventions d’Yves Clot et de son équipe dans leur entreprise.En réalité, on observe que les équipes syndicales – aussi bien au niveau confédéral que fédéral, moins au niveau local – s’approprient des concepts académiques et les font travailler pendant quelques années. Mais au bout d’un moment, si elles font le constat que ces concepts ou approches ne les aident pas ou plus autant, elles s’en détachent et en utilisent de nouveaux. En réalité, ces savoirs appropriés évoluent dans le temps en fonction de leur opérationnalité. Autrement dit, les syndicats ont un rapport extrêmement pragmatique au savoir : cela fonctionne-t-il dans le rapport de force ou dans la négociation ? Par exemple, du côté de la CFDT, la CFTC, la CGC ou encore de l’UNSA, il y a cette crainte de ne pas trouver un langage commun avec le patronat lors des négociations. En substance ils expliquent que si on parle de la « clinique de l’activité » ou de la « psychodynamique du travail », le patronat va nous regarder avec de grands yeux, l’air de dire : « De quoi voulez-vous parler ? C’est subjectif, cela ne concerne pas tout le monde, ce n’est pas représentatif ». En revanche, quand ils présentent au patronat des données statistiques constituées à partir des six axes retenus par le rapport du Collège d’expertise sur les Risques psychosociaux (RPS), présidé par M. Gollac (Gollac & Bodier, 2011), il serait possible de discuter avec les directions, en confrontant les statistiques syndicales avec les données chiffrées patronales. Ainsi, pour ces organisations syndicales, patronat et OS parleraient un même langage et donc, seraient mieux à même de négocier. D’où l’intérêt de mobiliser le concept de RPS plutôt que tout autre. Autres exemples : le stress, le burn-out ou syndrome d’épuisement professionnel. Dans les années 2010-2020, la CFE-CGC s’y référait beaucoup mais dit aujourd’hui : « Parler d’épuisement professionnel est déprimant. À la place, nous souhaitons parler de qualité de vie au travail (QVT). » Ces deux notions n’ont rien en commun, mais, pour la CGC, parler de QVT lui donnerait des arguments alors que parler de burn-out leur en enlèverait vis-à-vis des employeurs comme des salariés.

Thomas Coutrot : Cela revient à nous poser la question suivante : existe-t-il des interventions qui ne sont pas dominées par une logique de récupération managériale, des expériences plus positives du point de vue du développement du pouvoir d’agir ?

  • 10 Yon Karel, À propos du texte d’Yves Clot, « Qualité du travail, syndicats et politique ».
  • 11 Davezies Philippe (2022), « Les défis de la formation des acteurs syndicaux », en ligne : https://h (...)

Selon moi, il existe deux modèles d’intervention des chercheurs en lien avec les situations de travail, la question de la souffrance et de la qualité du travail, etc. Pour simplifier, il y a un modèle dialogique et un modèle antagonique.D’une part, le premier va considérer que la discussion sur les critères de qualité du travail doit se dérouler à l’intérieur d’un espace de dialogue entre les salariés et la hiérarchie, où l’on va essayer de construire des compromis entre des conceptions différentes de la qualité du travail. En explicitant ces conceptions et en mettant à jour leurs présupposés et la façon dont elles interfèrent sur ce décalage entre travail prescrit et travail réel, etc.Finalement, en dégageant ces espaces et en mettant en place une technologie de confrontation des conceptions sur la qualité du travail, l’idée est que l’on va construire de nouveaux compromis favorables à toutes les parties prenantes.Dans le fond, ce modèle d’intervention repose sur une conception de l’action que je qualifierais « d’habermassienne ». Cela signifie qu’en vertu d’une communication entre acteurs sincères et animés de bonnes intentions, la simple explicitation des présupposés, contraintes et visions de chacun aboutira à une intercompréhension et à la transformation de la situation dans un sens favorable pour toutes les parties prenantes.Je me trompe peut-être, mais je pense que cette conception est largement portée par la « clinique de l’activité ».D’autre part, le modèle antagonique considère que toute situation de travail est marquée par les rapports de classe, la domination et la subordination du salariat vis-à-vis du propriétaire du capital. Selon cette conception, un dialogue à égalité est donc impossible, car la meilleure volonté du monde entre les acteurs ne pourra pas effacer les rapports de domination, réactivés sans cesse au cours des interactions.Par conséquent, l’intervention ne vise pas à créer un consensus et un compromis avantageux pour toutes les parties, mais à renforcer la cohésion du collectif de travail et sa proximité avec le syndicat, ainsi que la capacité de ce dernier à mettre en mouvement les salariés et à comprendre leurs motivations et difficultés face à leur travail. Puis d’utiliser cela comme un levier pour l’action syndicale, l’action de classe et la mobilisation sociale, en vue de reconstruire un rapport de force entre les salariés et leur direction, plus favorable aux premiers.Avec l’idée que le travail sur le travail mené par les organisations syndicales, avec l’aide des chercheurs qui disposent des outils d’analyse, peut permettre une subjectivation politique critique, laquelle viendra renforcer la position d’un des acteurs dans le rapport de force conflictuel entre classes sociales.De mon point de vue, Davezies est le meilleur représentant de cette deuxième conception, ayant consacré toute sa carrière à travailler aux côtés des syndicats, jamais en lien avec les directions. Ce faisant, afin de renforcer leur position, leur permettre d’élaborer des ressources et trouver du pouvoir d’agir dans les contradictions traversées par les salariés dans leur travail.Entre autres, il s’agit de la défense du travail bien fait contre une conception purement quantitative et gestionnaire. Mais aussi de la subjectivation d’un acteur politique, c’est-à-dire sa capacité à porter une conception politique de ce que pourraient être les rapports de travail, l’organisation du travail et les finalités du travail.C’est en cela que la démarche antagonique n’est pas seulement une démarche de confrontation de points de vue critiques autour des enjeux concrets du travail, mais également un moment décisif aujourd’hui de reconstruction d’une capacité hégémonique des classes dominées, une capacité à concevoir un projet de société alternatif à celui imposé par le capitalisme néolibéral.(S’adressant à Karel Yon) Vous reconnaissez le caractère de subjectivation politique de l’élaboration autour des questions du travail, mais un passage de votre texte10 m’a interpellé : « Qu’il s’agisse de disputes professionnelles autant que de luttes salariales, dans un cadre de discussion avec l’employeur autant que de confrontation avec celui-ci, ils découvrent leur pouvoir d’agir, prennent confiance en eux, et cela stimule leur engagement. »Non : si l’on se réfère à Davezies, ce n’est pas du tout la même chose, en termes de reconstruction des rapports de force, entre :D’une part, un cadre de discussion où l’on fait comme si l’on était à égalité avec l’employeur et où l’on essaye de trouver des compromis ;D’autre part, un cadre de confrontation où l’on construit les outils permettant d’assumer cette position de confrontation.C’est en cela qu’à mon sens, la principale divergence entre Davezies et l’équipe de « clinique de l’activité » est le caractère autonome de la délibération entre salariés avant toute confrontation à l’employeur. Or pour que le point de vue soit construit de façon autonome, cela ne peut se faire que via l’organisation syndicale, car elle est la seule institution du travail – en raison de l’histoire politique, du droit du travail et des garanties attachées au statut syndical – qui peut garantir la libre expression des salariés et la possibilité de confronter sincèrement leurs points de vue entre eux.Évidemment, les salariés ne sont pas spontanément d’accord entre eux. Donc si l’on étale les divergences entre salariés devant l’employeur, et ce, avant d’avoir pu construire ou tenter de construire un point de vue commun et dégager des lignes d’actions communes faisant consensus au sein du collectif, on stérilise tout le potentiel subversif contenu dans ces contradictions sur les conceptions de la qualité du travail.Nous pourrions revenir sur la grande difficulté pour les syndicats de faire cela, comme le montre un texte remarquable de Davezies11 ; peut-être est-ce même impossible. Quoi qu’il en soit, du point de vue aussi bien théorique que politique, la prise en compte du rapport de domination et du fait que les salariés ne sont pas spontanément d’accord sur les conceptions de la qualité du travail à défendre rend indispensable cette étape préliminaire à la rencontre avec l’employeur.Sinon, tout ce potentiel subversif de reconstruction d’un pouvoir d’action collectif de la part des salariés est dilué, perdu et abouti finalement à du lean. Alors, le lean n’est pas infamant. Certaines formes de lean font appel à l’intelligence ouvrière, à la capacité d’initiative.De ce point de vue, ce que vous faites avec la « clinique de l’activité » est préférable à du lean ultra-vertical, avec des simulacres de participation. Y compris pour la santé des salariés, c’est beaucoup mieux de les faire participer et discuter.Mais le potentiel de transformation sociale associé à ces méthodologies dialogiques me semble faible, sans parler du fait qu’elles ne peuvent être que très locales, puisqu’elles supposent la présence assidue de tiers de confiance ultra-qualifiés en « clinique du travail, » ce qui ne court pas les rues…

Jean-Yves Bonnefond : Si cela est si vertueux du point de vue du lean, pourquoi avons-nous rencontré autant d’obstacles de la part de la direction pour que ce modèle s’étende davantage chez Renault ?

De l’intérieur, nous avons plutôt vécu une bataille pied à pied pour que cette affaire n’aille pas plus loin et qu’on laisse en l’état le lean existant. Cela posait des problèmes sérieux au sein des directions, au point que si ce n’est pas allé plus loin, c’est parce que cela inquiétait certains dirigeants, mais aussi les syndicats.J’en viens aux institutions que nous cherchons à faire vivre dans les organisations ; ce qui est autre chose que le lean de ce point de vue. Je m’appuie sur l’exemple de l’expérience d’un comité de pilotage.Dans le département montage où il y avait en moyenne 70 % d’intérimaires sur les chaînes de production. Un mouvement de grève a été initié dans une unité, intérimaires compris, car la discussion sur le travail qui était prévue n’avait pas lieu. La grève n’avait pas été déclenchée par les syndicats, tout le monde s’est retrouvé débordé, nous y compris, en se demandant ce qui se passait. Des intérimaires qui débrayent, pour pouvoir discuter je ne sais pas si cela s’est beaucoup vu, « Le chef ne veut pas discuter, on nous l’avait promis, mais cela ne se fait pas, donc on débraye. » J’en étais même à me dire qu’ils risquaient de mettre fin à tout ce qui se construisait. En effet, dans le comité de pilotage qui a suivi, on a pu entendre les préoccupations de la direction disant que l’expérimentation n’était pas là pour engendrer des grèves. Ce faisant, le dialogue a bien eu dans l’unité en question car ce qui avait fonctionné ici c’est le rapport de force sur la qualité du travail.Donc de dire que nos idées finissent dans la productivité néolibérale, cela m’interpelle car ce n’est pas vrai, ce qui est sûr c’est que ça modifie les activités des syndicats, des lignes managériales et des chercheurs aussi. L’objet pour ces derniers n’étant pas de donner des cours sur la santé au travail en CHSCT mais de parvenir à expérimenter avec toutes les parties prenantes une institution de la qualité du travail au moyen des conflits qu’elle contient. Et dans cette perspective, plus personne n’est vraiment à la même place, c’est d’abord à ce propos que se jouent les résistances.Je comprends que l’on puisse nous le dire en ces termes, car le rapport entre connaître la chose de l’intérieur et ce qui est intelligible de l’extérieur est compliqué. Je suis simplement attristé que l’on n’en prenne pas la mesure. De mon point de vue, s’il en a été ainsi, c’est parce que nous n’avons pas rencontré les forces syndicales, en capacité d’aller plus loin dans l’expérience institutionnelle d’un dialogue social qui s’articule à ces dispositifs de dialogue professionnel sur la qualité du travail. Elles ont leurs raisons et leurs contraintes que je respecte bien sûr.Sur la fonction syndicale en matière de dialogue professionnel, je suis en désaccord avec Philippe Davezies. Je ne crois pas que le syndicat puisse avoir la responsabilité de l’animation de ces dialogues. D’abord, parce qu’il y a plusieurs syndicats, vous allez donc vous retrouver avec une équation impossible à résoudre. Mais je veux bien qu’on me présente un dispositif durable de dialogue sur la qualité du travail entre tous les professionnels d’une unité, d’un service, directement animé par les organisations syndicales, qui s’articule avec la direction. Le dispositif de Flins tel qu’il s’est construit, on ne le connaissait pas par avance. C’est l’action qui l’a imposé, encore une fois je suis tout à fait disposé à ce que l’on me présente d’autres expériences montrant que notre modèle est moins efficace qu’un autre qui aurait permis de faire évoluer davantage les choses.Par ailleurs, je ne suis pas d’accord lorsque vous dites qu’il n’y a pas de point de vue collectif préalable, il y en a, j’y reviens plus loin. Et le syndicalisme est vital pour que ce dialogue puisse avoir lieu. Sans l’engagement syndical dans l’expérimentation de Flins, le dialogue sur la qualité du travail et son destin dans l’organisation n’aurait pas eu lieu.Je sais que la critique qui nous est faite consiste à dire que in fine dans l’usine le dispositif s’apparente à de la collecte, pas à du collectif, car il n’y a pas de réunion collective, mais la présence d’un référent. Or si l’on considère que le collectif se réduit à la réunion formelle, je pense que l’on se trompe sur la nature du collectif. Cette réunion peut bien sûr exister dans certaines de nos interventions. C’est un ajustement aux contraintes du réel, en usine, la minute d’arrêt vaut 10 000 euros. Sur les chaînes de production que je connais les salariés se parlent, et ce, sans avoir à demander une réunion au directeur et on contribue à cette vie collective. Et quelqu’un peut tout à fait s’en détacher pour un temps de capitalisation des discussions ayant déjà eu lieu.Donc si le travail collectif est organisé, équipé, il existe sur la chaîne. Si le syndicat bataille pour que cela ait lieu et pour qu’il y ait des instances dans l’organisation qui ne s’apparentent pas au « lean réel » – parce que le lean en pratique fait bien souvent fit du collectif, s’arrête au poste dans l’atelier pour l’ouvrier, et il est mis en œuvre d’abord à partir des critères de gains de productivité des directions. Certes, ce modèle des référents a ses limites, je n’en fais pas une idéologie, mais il a le mérite de faire circuler les rapports de force sur la qualité du travail à d’autres niveaux d’instances dans l’organisation.Je prendrai l’exemple de la commission tripartite dans l’usine, cette institution potentielle d’un dialogue social ancré sur la qualité du travail – créée suite à la demande de la CFDT – elle réunit les organisations syndicales de l’usine, la fonction de référents opérateur et la direction et on y discute les problèmes qui ne sont pas réglés en amont. En outre, les syndicats ont accès à toutes les listes uniques de problèmes (LUP), comme l’avait demandé la CGT. Tous les fichiers ont donc été mis en ligne, tous les problèmes référencés de tous les postes ont été rendus accessibles à la médecine du travail et aux syndicatsSi cela se structure et tient bon dans la durée, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas aller plus loin dans le développement des dialogues et des collectifs de travail pour un travail bien fait. En tout cas, je ne crois pas que cela annule le collectif au contraire cela le convoque.D’ailleurs, je suis tout à fait d’accord avec vous sur l’idée selon laquelle de réunir la direction et le collectif pour discuter sur un mode habermassien, qui n’est pas notre référence, est vouée à l’échec par un refoulement des points de vue des plus subordonnés et de la fonction des collectifs de pairs. Cependant, penser que c’est aux syndicats d’animer les discussions professionnelles ne me semble pas viable non plus, mais bien sûr ça se discute.

  • 12 Yon K. (2022), « Politiser le travail ou l’entreprise ? Trois registres de citoyenneté industrielle (...)

Karel Yon : Il me semble nécessaire de clarifier la raison de ma présence dans ce débat, qui a démarré comme une controverse entre spécialistes de la santé au travail. Lors des échanges préparatoires à cette rencontre, Yves Clot a mentionné le livre que j’ai dirigé, Le syndicalisme est politique, en le présentant comme une illustration de la méthode opposée à celle qu’il préconise : plutôt que de renforcer le syndicalisme par un engagement résolu pour transformer le travail ici et maintenant, nous donnerions la priorité à son renforcement futur et indirect, par le concours de l’État et de la politique institutionnelle. Ainsi, il y a deux débats qui s’entremêlent. Il y a un débat sur les méthodologies d’intervention dans les situations de travail, les savoirs universitaires qui les équipent et les usages qui peuvent en être faits par les syndicats et les directions, que viennent d’ouvrir Sabine, Thomas et Jean-Yves. Et il y a un autre débat sur la contribution du syndicalisme à la transformation sociale et politique, dans lequel l’action sur le terrain du travail n’est qu’une dimension possible. Sur le premier débat, je n’aurai pas grand-chose à dire : notre livre n’est pas une prise de position dans les controverses entre spécialistes de la santé au travail, auxquelles la plupart d’entre nous sommes étrangers. Sur le second, je commencerai par préciser que les analyses développées dans Le syndicalisme est politique ne consistent pas, de près ou de loin, à défendre l’idée que seule une intervention par la loi, impliquant donc la médiation de l’État, serait la meilleure, et encore moins la seule manière de libérer le travail. Elles ne consistent pas davantage à opposer l’action dans un futur hypothétique à l’intervention directe sur le travail, comme l’avance Yves Clot. Notre livre a une visée d’intervention : il cherche à encourager le débat sur les stratégies syndicales en essayant de penser ensemble les différents plans de l’action syndicale. Plutôt que de se demander ce qui « vaut mieux », de l’intervention sur le travail concret ou sur les institutions qui configurent le travail abstrait, il me semble en effet plus intéressant de réfléchir à la façon dont ces deux lignes d’action peuvent se combiner et interagir. Mais cela suppose effectivement d’accorder de l’importance à l’intervention syndicale sur le terrain de la politique institutionnelle, ce que néglige à mon sens une stratégie syndicale réduite à la « démarche travail ».Ceci étant dit, je voulais revenir sur la distinction faite par Thomas entre ce qu’il appelle les modèles dialogique et antagonique. Je comprends l’intérêt normatif d’opposer terme à terme deux démarches d’intervention sur le travail, l’une qui ferait primer le souci gestionnaire de la performance des organisations de travail, et l’autre l’affirmation d’un pouvoir de classe dans l’opposition à l’employeur. Mais en tant que sociologue, je ne suis pas sûr qu’une telle distinction nous aide à décrypter la réalité. Dans la pratique, nous savons tous que les situations de confrontation dialogique ou délibérative peuvent provoquer des conflits, des grèves et des débrayages, ou qu’inversement, les débrayages créent des occasions de discussion. C’est un des acquis de la sociologie des relations professionnelles que d’avoir souligné le caractère idéologique d’une telle opposition entre dialogue et conflit. Elle a plus de sens pour rendre compte des luttes symboliques à l’intérieur du champ syndical que pour comprendre les pratiques. Ce que j’ai écrit dans le texte préparatoire à cette discussion auquel Thomas fait allusion, c’est précisément un rappel de ce constat : quand les salariés développent un rapport actif et réflexif à leur travail, ils et elles développent un « pouvoir d’agir » qui a des effets de subjectivation politique, et cela se constate à de multiples occasions. Pas seulement dans les moments de discussion sur le travail. Du fait de mes objets d’étude, j’ai saisi ce genre de dynamique d’empowerment à l’épreuve d’engagements militants ou de mobilisations collectives plutôt que dans les expériences relevant de la « clinique de l’activité », mais il s’agit de processus analogues. Dans un papier récent, je m’inscris d’ailleurs contre une certaine tendance, très présente dans la littérature sur la démocratisation du travail, à laisser penser que seule une confrontation sur les enjeux qualitatifs du sens et de l’organisation du travail serait porteuse de tels effets de subjectivation politique12. Je montre que les revendications salariales produisent aussi de tels effets, car les demandes de reconnaissance symbolique et matérielle sont indissociables.C’est pourquoi il me semble erroné d’avancer que certaines configurations institutionnelles sont nécessairement gouvernées par une logique de dialogue social quand d’autres, à commencer par l’organisation syndicale, seraient les seules à même de garantir l’expression d’un conflit de classe ou le développement d’une subjectivité autonome…

Thomas Coutrot : Il ne s’agit pas de la garantie, mais de la possibilité…

  • 13 Quijoux Maxime, Yon Karel (2024), « Servir l’entreprise pour mieux servir les salarié·es ? Les form (...)

Karel Yon : Oui, et ce n’est pas du tout la même chose. Dans l’enquête que nous avons menée sur les formes d’engagement dans une multinationale de la distribution sportive, on voit bien comment le syndicalisme peut lui-même être capté par la logique managériale13. Au point que ce sont parfois des élus du personnel sans étiquette, qui se tiennent volontairement à distance des syndicats, qui réussissent à mener un travail beaucoup plus syndical que d’autres élus avec une étiquette syndicale. C’est-à-dire qu’ils se documentent, sont au contact de leurs collègues, discutent avec elles et eux de leurs conditions de travail et des transformations du travail, etc. Loin de moi l’intention de dénigrer le syndicalisme, mais il faut partir du constat que ses formes sont plurielles et que la définition du syndicalisme est un enjeu de luttes. Une institution est un support pour l’action collective, mais jamais une garantie de ce que sera l’action collective. Les dynamiques politiques peuvent être très différentes d’un contexte à l’autre. Aussi, je ne suis pas du tout surpris par ce que décrit Jean-Yves sur le fait qu’une simple délibération sur la qualité du travail puisse déboucher sur un débrayage.

  • 14 Davezies Philippe (2021), « L’activité́ entre assujettissement et subjectivation », dans Dujarier M (...)

Yves Clot : Je crois qu’il ne faut pas simplifier les choses effectivement. Cette opposition bien trop « générale » entre le dialogue (autour de la qualité du travail) et l’antagonisme social est une facilité un peu rhétorique. Dialoguer pour faire reculer le travail « ni fait ni à faire » ne supprime pas l’antagonisme. Bien au contraire. Quand il est méthodiquement découvert dans le réel puis institué dans le dialogue, le conflit de critères autour du travail bien fait déborde le conflit d’intérêts traditionnel auquel il donne un autre destin social. Il ne le supprime pas, il le régénère. Il enrichit l’exercice de l’antagonisme. C’est ce qui explique les différends qui nous opposent toujours avec les directions à un moment ou un autre. Il est peut-être plus circonscrit mais il est plus universel que le conflit d’intérêts et porte plus loin car il concerne, au-delà de tout corporatisme, aussi bien la santé que la qualité des produits fabriqués, celle des services rendus ou des soins prodigués. La responsabilité de l’acte et l’engagement subjectif qu’il sollicite, questionnent à la racine la subordination juridique du salarié à l’employeur, de plus en plus délétère pour la nature et le vivant dans son ensemble.L’intervention concrète en entreprise doit faire avec l’ubiquité des conflits. C’est le prix à payer pour restaurer le travail bien fait le plus vite possible car le travail peut faire beaucoup de dégâts, souvent à très court terme. Faire avec cette « ubiquité », comme nous l’avons montré dans Le Prix du travail bien fait consiste à fabriquer des « forces de rappel » susceptibles de « revitaliser » le conflit social habituel en le rattachant au réel du travail. C’est donc le conflit assumé au nom d’un travail de qualité que nous expérimentons. Quand on l’esquive, le rapport social perd son « centre de gravité », quand on le recherche on produit paradoxalement beaucoup plus d’unité que toutes les pratiques du consensus. Car ce conflit-là peut devenir une méthode de coopération, un lien social vivant, loin de la fascination pour les arrangements. Le dialogue n’est pas condamné à la recherche du compromis. Il peut servir à trouver quelque chose à quoi personne n’avait pensé jusque-là, un arbitrage réversible qui modifie le travail, soumis à des rapports de force appelés à se développer encore. Loin de toute morale de l’intercompréhension, Bakhtine, qui nous sert de référence depuis longtemps, est le contraire d’Habermas. Et, en fait, c’est d’être intraitables sur la qualité du travail qui nous vaut sans doute d’être à la fois respectés et autant combattus dans les interventions que nous conduisons.On ne peut pas, Thomas, discuter ici dans le détail le travail de P. Davezies, qui par ailleurs n’est pas là. Mais je partage avec toi, comme avec P. Davezies qui fait référence pour toi, l’idée que le syndicalisme est un acteur central dans les conflits que je viens d’évoquer. Aucune de nos actions ne se prive d’ailleurs de sa contribution, à la différence des interventions de M. Detchessahar auxquelles tu les assimiles à tort. Nous ne sommes pas des naïfs sociaux et nous avons, en psychologie du travail, comme en ergonomie, à répondre à des demandes sociales concrètes de transformation de situations dégradées. Au-delà du débat d’idées, c’est une expérience pratique qui rend lucide sur les rapports de pouvoir entre toutes les parties prenantes. C’est la raison pour laquelle, à la différence des espaces de discussion ouverts par M. Detchessahar et même de l’expression directe prévue par les lois Auroux, nous écartons une pratique collective d’analyse du travail animée par l’encadrement.Dans ce que nous faisons, le collectif de travail a systématiquement les moyens préliminaires de discuter du travail en dehors de toute présence hiérarchique et avant tout dialogue avec cette hiérarchie. Le commentaire de P. Davezies – que vous reprenez avec C. Perez, selon lequel dans notre travail « l’espace de discussion est limité au groupe formé par les référents, la direction et les membres de la hiérarchie concernés14 » ne rend vraiment pas justice à notre pratique. Il est d’autant plus étonnant qu’il contredit le texte qu’il commente ! Il s’agit de la préface que j’ai écrite au livre de M. Detchessahar (Clot, 2019) où, justement, j’explicite cette différence importante avec lui. Ce que nous avons fait chez Renault est documenté dans le détail dans le livre de J. Y. Bonnefond, à l’opposé d’une association directe des salariés et de la hiérarchie, bien loin de « l’éloge d’une approche chrétienne du travail » qui nous est curieusement attribuée. Pour ne prendre que cet exemple parmi beaucoup d’autres, une réunion de tous les référents porteurs du travail collectif était organisée chaque trimestre ; jusqu’à 40 ouvriers référents sans la hiérarchie le samedi, de 6 heures du matin à midi ! Avec des transversalités entre ateliers qui n’existaient nulle part ailleurs dans l’usine ; avec la possibilité pour les syndicats d’y assister à leur demande afin de préparer, par ce travail préliminaire, l’échange à venir avec la direction de l’usine.Ce malentendu dans l’interprétation de notre travail peut être facilement levé si on est précis à partir de ce que nous avons publié sur plusieurs terrains d’action, bien au-delà de l’expérience chez Renault, dans le Prix du travail bien fait.

Thomas Coutrot : Pour clore cette séquence, je voulais rebondir sur la question des deux modèles d’action. Ce ne sont évidemment pas des descriptions sociologiques du monde réel. Tu m’opposes que c’est toujours plus compliqué, certes, mais ces deux modèles ont le mérite de fixer les priorités quant à l’allocation du temps des chercheurs, sachant que notre temps n’est pas infini.Tant qu’à faire de l’intervention en entreprise, ne vaut-il pas mieux aider les syndicats à s’équiper pour construire des formations ? Le rôle des formations syndicales étant absolument central pour permettre au syndicalisme de changer de posture vis-à-vis de la question du travail. Cela demande un important effort d’autoformation militante.Certes, la CGT a commencé à y travailler sérieusement à partir de 2008, puis a reculé sous Philippe Martinez, mais semble en train de reprendre l’initiative sur ces questions. En tout cas des graines ont été semées. Nous le voyons à travers notre recherche en cours pour et au sein de la CGT, avec une équipe dont font partie Sabine et Guillaume : des syndicats que nous pensions a priori plutôt hostiles à la démarche se la sont en réalité appropriée.Ainsi, c’est un processus, une lutte politique à l’intérieur même de tous les syndicats, entre :La question est donc la suivante : quelle peut être l’utilité des chercheurs et des ergodisciplines dans cette lutte, au sein des syndicats et plus généralement dans la lutte sociale autour des enjeux du salariat et de la qualité du travail ?À ce titre, les deux modèles que je propose sont plutôt des outils de réflexion pour déterminer comment nous, chercheurs, devrions allouer notre temps et nos ressources rares, ainsi que notre expertise, afin d’avoir l’impact le plus fort et le plus durable possible sur les capacités de transformation sociale et d’action collective.Or il me semble que la tâche principale des chercheurs en ergodisciplines, ayant une visée de transformation sociale, devrait être de renforcer les capacités du syndicalisme à mener une action autonome, indépendante et de longue durée pour reprendre en main le travail, son organisation et ses finalités.Je le dis clairement, il ne s’agit pas (ou pas seulement) d’une question théorique portant sur tel ou tel concept, mais d’une question politique. Elle devrait être discutée en tant que telle.Pour conclure, je rappelle que le patronat cherche depuis longtemps à remettre en cause le monopole syndical de présentation des candidatures au premier tour des élections professionnelles. Cette obsession du patronat remonte au moins à 1968, et ce point figure depuis toujours au programme du RN.Par conséquent, commencer à dire que nous allons élire des délégués pour délibérer sur le travail, mais en dehors des listes syndicales, revient à ouvrir la porte au patronat pour remettre en cause le monopole syndical… Vous rendez-vous compte des conséquences politiques que cela peut avoir ? Politiquement, c’est irresponsable, je vous le dis franchement. Cela ne doit pas être le modèle d’action général pour transformer le travail. Du point de vue politique, il faut soutenir la proposition d’élire des délégués de proximité issus des syndicats. De la même manière que les délégués du personnel étaient responsables des revendications et des conflits individuels, ces délégués de proximité seront chargés de la délibération sur la qualité du travail et son organisation.Si nous ne défendons pas le monopole syndical, c’est le démantèlement du syndicalisme qui s’annonce…

Yves Clot : Ton idée, Thomas, que le syndicat doit rester le seul canal d’analyse collective du travail réel et le canal unique de transmission de cette analyse entre direction et salariés reste malgré tout très discutable. Elle présuppose qu’un consensus doit s’opérer entre salariés sur l’activité de travail à promouvoir, par l’entremise du syndicat qui garantit seul la libre expression de ces salariés auprès de la hiérarchie. Outre que cette démarche est, elle, très « habermassienne » en s’intéressant plus au compromis entre salariés pour faire face à la hiérarchie qu’aux vertus de la controverse pour garder leur activité vivante en s’y attaquant, elle se heurte, comme tu le dis toi-même, à des résistances chez les syndicalistes eux-mêmes pour animer la pratique collective d’analyse. Peut-être est-ce même impossible, dis-tu. Et je crois que ça l’est effectivement. Car le travail réel divise et l’animation des collectifs suppose de rechercher les conflits de critères entre salariés sur le travail bien fait dans leur activité quotidienne, pour faire le tour des questions. Et là, on ne peut pas chercher l’unité à tout prix, bien au contraire. Et les syndicalistes, en tant que militants, sont mal placés pour entrer dans la controverse sur l’activité des uns et des autres, mal placés donc pour donner un cadre au dialogue professionnel. Ce qu’on se dit entre collègues sur le boulot des uns et des autres peut bien concerner un syndicaliste en tant que professionnel mais ce n’est pas du syndicalisme. Les militants le sentent bien. Ils ne peuvent avoir de légitimité qu’en tant que professionnel comme les autres dans cette situation. Ce n’est donc pas un simple problème de formation. C’est une question de fonction. Il y a un conflit dans l’activité des militants à qui on demande d’animer la « dispute professionnelle » dans des collectifs auxquels ils n’appartiennent pas directement, sauf exception. Surtout, comme cela a été dit, si la concurrence entre les syndicats complique encore les choses. S’ils doivent « représenter » ces collectifs c’est encore plus difficile. C’est pourquoi nous pratiquons avec des référents-métiers élus issus de chaque collectif réel, sachant qu’un syndicaliste peut, bien sûr, être référent, à titre professionnel. Mais si l’on veut généraliser le dialogue professionnel pour régénérer le dialogue social grâce à une large initiative collective de celles et ceux qui travaillent, on ne peut pas, même pour l’avenir du syndicalisme, fixer la règle d’un monopole syndical pour l’élection des « représentants du travail ». C’est autre chose que les délégués du personnel.Aucune formation syndicale ne peut résoudre des problèmes qui ne sont pas des problèmes de formation. Du coup, le « trésor caché » que tu évoques à propos de la CGT, qui concerne des configurations militantes singulières, difficilement reproductibles, ne peut guère faire « tache d’huile » dans les syndicats. Il n’y a pas que des oppositions « idéologiques » à ces expériences dans ces syndicats mais des problèmes pratiques que l’expertise des chercheurs que nous sommes ne suffira pas non plus à régler ; même en devenant, de fait, comme tu le proposes, nous-mêmes des militants, ce que, personnellement, je ne suis pas. Tout en restant un « chaud partisan » du développement d’un syndicalisme de transformation sociale, je ne crois pas que la responsabilité des chercheurs soit de développer le syndicalisme. Notre affaire peut aider le syndicalisme à se régénérer mais ce n’est pas, en soi, notre but. Il est un moyen important pour la transformation du travail mais ce n’est peut-être d’ailleurs pas – on y reviendra sans doute – le même syndicalisme que celui que Karel défend.

Thomas Coutrot : Je précise que Philippe Davezies ne dit pas que les formations syndicales à l’analyse collective du travail ne marchent pas, mais qu’elles ne marchent pas aussi bien qu’il le souhaiterait.

  • 15 Goussard Lucie & Tiffon Guillaume (2024), « Lutter syndicalement contre la souffrance au travail, u (...)

Guillaume Tiffon : À la suite de ce qui vient d’être dit, je voudrais pour ma part orienter le débat vers notre rapport, en tant que chercheur, à l’intervention. Car si dans l’enquête collective que nous avons menée, avec Sabine, Fabien et Lucie, nous avions une posture classique de sociologues, qui étudient « de l’extérieur », si je puis dire, la façon dont les équipes syndicales se sont approprié les savoirs et démarches académiques pour penser et agir sur les enjeux de santé au travail, il m’arrive, par ailleurs, d’intervenir en entreprise, dans le cadre de formations syndicales, d’expertises CHSCT, ou encore, d’études et de recherches-actions réalisées aux côtés et à la demande d’équipes syndicales. À chaque fois, je m’efforce de les accompagner dans leur lutte en leur apportant des éléments d’analyse et, surtout, des données empiriques, qui soient les plus factuelles et objectives possibles, pour les aider à construire leurs revendications.Autrement dit, je ne me perçois pas comme une avant-garde éclairée qui arriverait avec des solutions clés en main, ni comme une personne en position d’extériorité pure qui observerait et critiquerait toute intervention en attendant « le grand soir ». Au contraire, comme vous, j’interviens auprès d’équipes syndicales et je fais de mon mieux pour les accompagner. Cependant, il me semble important de rester lucide sur la portée de nos interventions, qui, pour des raisons qui nous échappent, restent le plus souvent très limitée.Je le dis d’autant plus facilement que je porte un regard très critique sur le devenir de mes propres interventions. Pendant cinq ans, avec Jean-Pierre Durand et Lucie Goussard, nous avons accompagné les équipes syndicales d’EDF R&D, en réalisant trois études pour eux et en faisant diverses restitutions auprès des militants, des salariés et en CE. Or, après tout ce travail – des dizaines de réunions avec l’intersyndicale, plus d’une centaine d’entretiens, des dizaines de journées d’observation, l’élaboration et l’analyse de deux questionnaires chacun renseigné par plus de 1 000 salariés –, que reste-t-il ? Cela me fait mal de le dire, mais pas grand-chose : la direction a tout mis en œuvre pour que nos résultats restent sans suite15. Car, loin de constituer une arène scientifique, où se discutent des cadres d’analyse à partir d’éléments objectivés et étayés empiriquement, au fond, le CE reste, d’abord et avant tout, une arène politique, traversée par des divergences structurelles d’intérêt, au sein de laquelle chacun joue son rôle, de façon quasi-organique. Résultat : la direction s’est dite très sensible à ces questions, très intéressée par les résultats de l’étude, mais n’a, en fin de compte, tiré aucun enseignement de celle-ci, dont il ne reste aujourd’hui presque rien.Et puis, il est des cas où, pire encore, les interventions sont même récupérées par les directions. C’est précisément ce qui s’est passé pour l’équipe du CNAM au Technocentre de Renault. D’après les témoignages recueillis, suite à la restitution de ce travail, la direction a dit : « C’est formidable. Merci. On a tout compris. On va donc mettre en place la méthode agile. » Ce qui est en cause, ici, lorsqu’on rend compte de cet exemple, ce n’est pas la qualité du travail réalisé par les collègues, mais la façon dont leur travail a été dévoyé voire récupéré par la direction.Faisons donc un constat dur, mais lucide : dans le cours ordinaire des rapports de production, aujourd’hui, ce sont les directions d’entreprise qui restent maîtres du jeu. On peut le déplorer, mais de fait, au sein des IRP, ces dernières gardent la main et peuvent, globalement, utiliser les résultats des interventions comme elles l’entendent, y compris à des fins contraires aux objectifs initiaux.Cela conduit donc à déplacer le questionnement : puisque sans rapport de force, les militants syndicaux n’obtiennent pas grand-chose, comment créer du rapport de force pour obtenir des avancées ? Pour le coup, notre enquête met en évidence deux grandes stratégies syndicales.La première consiste à repartir de l’activité, en montrant combien elle est maltraitée et empêchée, en vue de repolitiser par le bas. Il s’agit alors de remobiliser les salariés, d’améliorer la syndicalisation et d’obtenir de meilleurs résultats aux élections professionnelles, afin de renforcer localement la position du syndicat vis-à-vis de la direction. À mon sens, malgré leurs différences, cette stratégie renvoie à la fois aux démarches d’Yves Clot et de Philippe Davezies.Mais il existe une autre stratégie, particulièrement présente chez Solidaires et Sud, qui consiste à aller chercher des ressources externes pour infléchir le rapport de force dans l’entreprise. Cela peut passer par différents leviers, à commencer par la médiatisation de certaines affaires, afin de scandaliser et heurter l’opinion publique, mais aussi d’intimider la direction. En portant atteinte à sa marque, l’espoir est que l’entreprise revoit ses positions.Parmi les exemples les plus marquants, nous pouvons citer l’affaire des suicides chez France Télécom. En alertant quotidiennement les médias sur de nouveaux cas de suicide, une pression politique externe s’est exercée sur Didier Lombard et l’a obligé à réagir.Le deuxième levier, bien connu, est le recours au juridique. Bien qu’il ne soit pas propre à Sud, ils ont été parmi les premiers à s’engager sur ce terrain, notamment en ce qui concerne les suicides. Ainsi, Sud a décidé de mettre la pression sur la direction de France Télécom en utilisant des moyens juridiques, tentant ainsi de rétablir un équilibre dans le rapport de force.Enfin, troisième levier : il apparaît parfois judicieux de s’entourer d’experts pour constituer des dossiers solides et renforcer la légitimité des équipes syndicales. Cela implique souvent de s’appuyer sur des expertises CHSCT, des interventions d’universitaires, de médecins du travail, d’avocats… mais aussi d’aller chercher le soutien d’associations, d’activistes, de militants écologistes. Plutôt que de voir ces derniers comme des concurrents, car en dehors du contrôle du syndicat, il s’agit alors de les considérer comme des alliés potentiellement précieux pour renforcer la position des syndicats.De ce point de vue, le procès de France Télécom est assez emblématique. Pour l’instant, notre discussion s’est plutôt focalisée sur la première stratégie. Cependant, cette affaire a montré tout l’intérêt que peut comporter cette autre stratégie pour instaurer un rapport de force moins défavorable, en utilisant d’autres leviers que le seul fait de partir de l’activité pour repolitiser et renforcer les positions syndicales en interne.

  • 16 Benquet M., Marichalar P. & Martin E.  (2010), « Responsabilités en souffrance. Les conflits autour (...)

Sabine Fortino : J’aimerais apporter des précisions sur la position des directions d’entreprise. Nous discutons beaucoup des forces et faiblesses du syndicalisme, ainsi que des interventions des uns et des autres. Or, lorsque nous sommes sur le terrain, nous observons des directions arc-boutées sur les organisations du travail, revendiquant leur possession exclusive.Par exemple, dans une fromagerie industrielle, où Sud était majoritaire, un suicide est survenu, ainsi qu’une tentative de suicide quelque temps après. Les syndicats ont souhaité mener une enquête sur le travail. Cependant, l’entreprise a réagi en proposant de créer des groupes de travail, tout en demandant de ne pas lancer d’expertise… Quel a été le résultat ? À la fin, la direction a proposé de surveiller le moral des salariés avec deux outils :Ces initiatives n’ont rien à voir avec une réflexion politique sur le travail ou une quelconque volonté de changer l’organisation du travail. En revanche, et c’est précisément leur but, elles coupent l’herbe sous le pied des syndicats. Autrement dit, là où les équipes syndicales locales souhaitaient s’engager dans une enquête approfondie sur le travail et éventuellement chercher des ressources externes, on se contente de solutions superficielles.J’ai également observé cela dans une laiterie industrielle, où des incidents incroyables, y compris des violences, avaient eu lieu. La direction a installé une table de camping à l’extérieur pour organiser des barbecues… Ainsi, nous observons des acteurs syndicaux qui cherchent des stratégies, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise, pour changer le travail, qui – lorsque c’est possible – « embarquent » des équipes de chercheurs en appui, essayent de s’autoformer… et s’affrontent à des directions très offensives à ce niveau. J’ai envie de dire : les directions ont appris du procès France Télécoms et on ne les y reprendra plus. Tout est bon pour donner l’impression qu’elles font quelque chose et surtout, faire en sorte que rien ne change, en occupant les OS dans des comités théodules chronophages, en multipliant la communication sur des gadgets… C’est un phénomène que nous avons souvent observé dans les entreprises.Cela soulève donc la question de nos actions et celle de leur réappropriation. Depuis tout à l’heure, nous parlons de la réappropriation des savoirs par les acteurs syndicaux, mais il existe aussi une réappropriation des dispositifs par les directions d’entreprise. Comme l’ont montré M. Benquet, P. Marichalar et E. Martin16 à EDF, dès 2010, face à la montée en puissance de l’action des CHSCT sur les souffrances psychiques, la mise en place de dispositifs d’entreprise (à côté des IRP), de groupes de travail, d’observatoires… pilotés par les directions permet de marginaliser les représentants du personnel, d’étouffer la conflictualité et d’imposer le concept de RPS (en lieu et place de celui de « souffrances psychiques »).Quinze ans plus tard, alors que les syndicalistes étaient désormais bien formés et armés pour affronter les questions de travail et de santé, les stratégies patronales pour les contourner n’ont fait que se déployer, devenir plus astucieuses… Si les directions acceptent de dialoguer sur le travail, ça sera toujours selon leurs propres termes et conditions.

Thomas Coutrot : Guillaume, tu as distingué deux modes d’action syndicale : l’intervention à partir du travail et la recherche de ressources extérieures. Or pour que la deuxième démarche soit efficace, elle doit s’ancrer dans la question du travail et de ses finalités.Par ailleurs, la question écologique, de plus en plus déterminante et structurante dans la conflictualité sociale, devient une condition politique fondamentale pour le renouveau du syndicalisme. Il est donc essentiel que les syndicats prennent en charge cette question dans les lieux de production, en posant la question du travail, de ses finalités et de ses impacts sur le monde et sur la nature, tout en collaborant avec les forces sociales extérieures qui se préoccupent et luttent sur ces questions. Ainsi, ces deux approches ne sont pas du tout contradictoires. Au contraire, elles doivent être étroitement mêlées.

Guillaume Tiffon : Je suis d’accord.

Thomas Coutrot : En revanche, je maintiens que les démarches de réflexion sur le travail et la qualité du travail doivent être menées de façon autonome par le mouvement syndicat. Cela pose des défis considérables, mais c’est la condition politique d’une transformation sociale sur le long terme.(S’adressant à Yves Clot) Philippe Davezies affirme que, d’une certaine manière, les formations syndicales sur le travail fonctionnaient même trop bien. Dans le cadre des formations sur les enjeux de la qualité, les militants mènent des enquêtes sur le terrain. Ce faisant, ils découvrent tellement de choses qu’ils ignoraient auparavant et se sentent si bien équipés et outillés qu’ils obtiennent des résultats immédiats : restauration du lien de confiance avec les salariés, meilleurs résultats électoraux et meilleure syndicalisation. Mais ils ont des résultats quasiment trop rapides qui font que, regrette Philippe Davezies, ils ne s’affrontent pas sur la vraie question, la plus difficile : mener les controverses collectives. Cette première étape, consistant en des enquêtes individuelles auprès des salariés, est tellement fructueuse qu’ils n’atteignent souvent pas la deuxième étape, véritablement transformatrice.Cette deuxième étape implique non seulement d’élaborer avec les salariés des propositions touchant à l’organisation du travail et apportant des modifications substantielles, la première étape ne le permettant pas dans la plupart des cas, mais aussi de transformer le travail syndical lui-même.Elle vise à changer la manière dont les syndicalistes envisagent leur fonction sociale, qui est précisément de faire émerger les problèmes du travail, de les mettre en débat dans les collectifs de travail, et de créer une unité politique du collectif de travail autour des questions de la qualité du travail et du travail bien fait.

Paul Bouffartigue : Le pluralisme syndical n’est-il pas une des explications de cet échec ? Nous pourrions imaginer que le syndicat à l’initiative de la démarche s’est renforcé, donc ne cherche pas à la partager.

Thomas Coutrot : Ce n’est pas n’importe quel syndicat qui peut engager cette démarche. Ce sont des militants avec une conscience de classe, reconnaissant ne pas avoir d’intérêts convergents à long terme avec ceux de leurs dirigeants.Par conséquent, ils comprennent qu’il est nécessaire de construire un point de vue autonome pour renforcer le rapport de force et le pouvoir d’agir, afin de peser sur la situation.Ces présupposés idéologiques ne sont pas universellement partagés dans le syndicalisme, comme vous le savez. Même si aujourd’hui, la CFDT s’interroge sérieusement sur sa stratégie d’accompagnement et de modération des excès des politiques néolibérales. Avec la réforme des retraites, la CFDT a tiré le constat qu’elle n’était plus l’interlocutrice des pouvoirs publics et du patronat. À l’intérieur de ses rangs, certains se demandent s’il n’y aurait donc pas intérêt à renouer au moins en partie avec une logique de conflictualité, peut-être à partir des questions sur le travail.

  • 17 Je reviens plus en détail sur ce débat dans : Yon K. (2022), « Le salaire de l’opéraïsme. Première (...)
  • 18 Trentin Bruno, « La liberté comme enjeu du conflit social », in Le travail et la liberté, Paris, Éd (...)
  • 19 Le Roy Anne & Puissant Emmanuelle (2023), « Le marché des services à la personne. Que reste-t-il du (...)
  • 20 Simonet M. (2024), L’imposture du travail. Désandrocentrer le travail pour l’émanciper, Paris, 10/1 (...)

Karel Yon : Vos réactions sur la manière de renouveler le syndicalisme nous font basculer dans ce deuxième débat d’ordre stratégique et politique.Dans le texte qui a motivé cette rencontre, Yves Clot pose cette question : « La subordination peut-elle vraiment reculer dans le travail ici et maintenant ou n’est-ce là qu’une naïveté, finalement coupable si l’objectif reste de révolutionner les finalités sociales de la production définies par la structure de classes capitaliste ? » Il défend l’idée que le sujet politique de la transformation sociale se forme dans cette action ici et maintenant pour transformer le travail, car c’est là que se loge la « conscience de classe ». Il s’inscrit ce faisant dans la suite d’une pensée, qui est notamment celle de Bruno Trentin, faisant de la conscience professionnelle du producteur, ou « professionnalité », le cœur de la conscience de classe. Quand Trentin formalise sa pensée dans les années 1970, il le fait contre celle des opéraïstes qui lui opposent le « refus du travail » comme véritable puissance révolutionnaire : face à l’expérience radicale de l’exploitation qu’impose le travail à la chaîne, « l’ouvrier masse » manifesterait son rejet du capitalisme par l’absentéisme, le sabotage ou la grève spontanée… autant de pratiques situant la libération du travail hors de celui-ci17. Je pense qu’une telle opposition est schématique car elle réifie des identités qui en réalité sont beaucoup plus ambivalentes, sans parler du fait que le travail lui-même a beaucoup changé depuis la chaîne de production fordiste. Elle met cependant l’accent sur un point aveugle de la réflexion d’Yves Clot : peut-on réduire l’émancipation du travail à une lutte pour l’extension des libertés ? Celle-ci suffit-elle à « révolutionner les finalités sociales de la production » ? La question n’est pas seulement de méthode, elle pose celle de l’horizon stratégique. S’agit-il de dire, comme l’écrivait Trentin à la fin de sa vie, que « le socialisme n’est plus un modèle de société accompli et connu […]. Il ne peut être conçu que comme une quête constante pour la libération de la personne et sa capacité d’autoréalisation18 » ? Et donc en abandonnant l’idée que le socialisme implique la socialisation des moyens de production ? Ce faisant, on laisse de côté une dimension qui est loin d’être anecdotique : celle de la légitimité d’un mode de production fondé sur l’exploitation du travail.Or, penser que l’action pour donner du sens à son travail serait en soi émancipateur et révolutionnaire, c’est passer à côté du fait que l’attachement au travail bien fait peut aussi servir l’exploitation. Ce que j’avance ici est documenté par les travaux des sociologues féministes du travail qui s’intéressent au travail gratuit. Elles montrent par exemple que le souci de bien faire son travail conduit certaines aides à domicile à dépointer, et donc de continuer de travailler sans être payées, afin de bien traiter les personnes qu’elles sont censées assister19. Le capitalisme contemporain fonctionne de plus en plus au travail gratuit, un travail qui compense l’absence de salaire par une survalorisation de « l’engagement » et du sens20. C’est en cela à mon avis que réduire l’émancipation du travail à la lutte contre la subordination pose problème. En termes stratégiques, il me semble nécessaire de tenir ensemble ces deux moments négatif et positif de la lutte des classes, le « refus du travail » (exploité) et le souci du « travail bien fait » pour ne pas tomber dans le piège d’un capitalisme qui se réapproprie la question du sens.Par ailleurs, un autre aspect me semble important. Le renouveau du syndicalisme ne peut pas se limiter à renforcer la qualité du lien entre les travailleuses et les travailleurs et leurs représentants. Il s’agit également de permettre au syndicalisme de s’implanter dans de nombreux espaces sociaux, qu’il s’agisse du salariat formel ou d’autres types de travail dépendant, où la présence syndicale est actuellement inexistante. C’est un point sur lequel nous insistons dans notre livre : pas de renouveau syndical sans stratégie organisationnelle de redéploiement. Dans ce cadre, des expériences sont menées qui s’appuient notamment sur les méthodes d’« organizing » venues du monde anglo-saxon. Dans le cadre d’une recherche sur les pratiques de syndicalisation que nous menons actuellement avec la CGT, on nous a d’ailleurs fait remarquer que ces méthodes n’étaient pas sans analogie avec la « démarche travail ». Elles ont en effet en commun de valoriser le fait d’aller à la rencontre des salariés, de se placer dans une posture d’écoute et d’enquête. Dans tous les cas, il me semble que la préoccupation pour la syndicalisation permet de mettre en lumière des aspects du travail syndical qui sont souvent invisibilisés : ceux qui, en arrière-fond du travail syndical de négociation, de représentation ou de construction du conflit, consistent à créer les conditions de production et de reproduction de collectifs militants soucieux et conscients d’eux-mêmes. C’est ce que j’appelle le « travail militant reproductif ».

  • 21 Linhart Danièle, Linhart Robert & Malan Anne, op. cit.
  • 22 Tiffon Guillaume (2021), Le Travail disloqué. Organisations liquides et pénibilité mentale du trava (...)

Guillaume Tiffon : Je voudrais pour ma part intervenir sur la question des corpus théoriques mobilisés. Les travaux de Weil et de Trentin sont évidemment une source d’inspiration. Néanmoins, le contexte historique a énormément changé : pendant la période fordienne et même jusqu’à la fin des années 1990, on pouvait encore parler d’un « rendez-vous manqué » entre syndicat et travail21. Mais aujourd’hui, notre enquête le montre, on ne peut plus dire cela : depuis le début des années 2000, avec la montée de la pénibilité mentale du travail et la forte médiatisation des suicides, chez Renault et France Télécom notamment, les syndicats se sont emparés de ce sujet : en tout cas de manière générale, les syndicats ont fait leur mue.Autrement dit, il me semble que le débat s’est déplacé. Si je rejoins Weil et Trentin sur l’intérêt de repolitiser par le bas, en repartant ici et maintenant du travail pour contester les organisations capitalistes du travail, il me semble que la difficulté des syndicats à davantage peser et agir sur les questions de santé au travail tient moins aujourd’hui à des réticences internes au mouvement syndical qu’aux rapports de force actuels dans les entreprises. D’une part, des stratégies patronales sont mises en œuvre pour canaliser la portée subversive des démarches syndicales engagées en matière de santé au travail. D’autre part, la sphère politique, à travers les réformes néolibérales déployées (à commencer par les ordonnances de 2017, avec la mise en place des CSE), a fortement déstabilisé et affaibli les capacités d’action syndicale sur le sujet.Pour moi, donc, le débat n’est plus là : autour de la table, chacun s’accorde, je crois, sur l’intérêt de (re)politiser par le travail. Le vrai point de désaccord, en ce qui me concerne en tout cas, tient au positionnement de la « clinique de l’activité » par rapport à Marx et à ce qu’elle entend par « politisation ». Car, quand elle prétend qu’en instituant un dialogue sur la qualité du travail, il est possible d’améliorer conjointement la performance des firmes et la santé des salariés, pour moi, elle évacue complètement le caractère structurant des antagonismes de classes. C’est-à-dire : non pas seulement les désaccords et conflits, qui peuvent effectivement être résolus dans le dialogue, mais plus fondamentalement : les divergences structurelles d’intérêts entre le capital et le travail. Or, laisser entrevoir le dépassement de cet antagonisme à l’intérieur même du capitalisme est, selon moi, une pure fiction. Pire : cela alimente l’idée que le paradigme de la lutte des classes est bel et bien dépassé ; ce qui, par certains aspects, contribue à dépolitiser la classe ouvrière.Pour ma part, j’essaie, en tant que sociologue, de partir de ce qui mine les salariés au quotidien. À savoir : le sentiment de ne plus pouvoir bien faire leur travail autrement qu’en prenant de plus en plus sur eux, parfois même jusqu’à épuisement. Repartir de cette réalité me semble essentiel pour que nos analyses entrent en résonance avec leurs vécus et leurs préoccupations les plus immédiates. Car, quand nos enquêtes montrent ensuite en quoi ces difficultés ne tiennent pas à eux, mais aux nouveaux modes d’organisation du travail, qui disloquent leur activité et portent atteinte à leur santé22, au fond, cela change, bien souvent, le regard qu’ils portent sur leurs propres expériences de travail et, en cela, les aide à ne plus se sentir responsables, voire honteux des maux dont ils souffrent. En ce cas, le fait de s’apercevoir qu’ils ne sont pas seuls, que, comme eux, nombre de collègues souffrent en silence et se heurtent aux mêmes difficultés, peut, non seulement soigner – même si, sur ce point, je laisse le soin aux spécialistes d’en juger –, mais surtout, libérer la parole, aider à prendre conscience du caractère partagé et illégitime de cette maltraitance ; ce qui contribue à renforcer les collectifs de travail, invite les salariés à se mobiliser et redynamise les luttes sociales – nombre de syndicalistes rencontrés s’étant engagés dans le militantisme et ces enjeux de santé après avoir eux-mêmes connu des difficultés de ce type au cours de leurs trajectoires professionnelles et militantes.Par politisation, je n’entends donc pas une socialisation de la classe ouvrière à la cogestion, mais, d’abord et avant tout, un travail d’explicitation située – et, par là, de soutien à la prise de conscience – de la façon dont le capital, dans sa phase contemporaine, mutile le travail et, par là même, nos existences et la planète. Si ce travail n’est en lui-même pas suffisant, il me semble absolument nécessaire : non seulement, pour nommer correctement ce qui enfante ces souffrances sociales ; mais surtout, pour poser, dès le diagnostic, l’horizon politique et émancipateur visé, en articulant, aux niveaux théoriques et pratiques, les critiques sociales (ayant trait à l’exploitation), culturelles (relatives à l’aliénation) et écologiques (découlant du productivisme), qui, dans l’approche marxienne qui est la mienne, résultent toutes trois d’une seule et même cause, l’emprise du capital sur le travail. Or, soyons clairs : cet horizon politique-là, à mon sens, n’est pas celui de la « clinique de l’activité ».

Yves Clot : Je voudrais bien sûr dire quelque chose sur le raisonnement de Guillaume Tiffon, qui fait de la politisation une « simple » prise de conscience de la mutilation du travail par la « performance ». Mais d’abord, Thomas, comme tu le dis bien, la difficulté des formations dont tu parles semble surgir au moment d’organiser les controverses collectives, ce qui est pourtant l’objectif final de ces formations. Je crois, si c’est vrai, que cela résulte de la recherche de l’unité politique de ces collectifs sur le travail telle qu’on en parlait plus haut. Faut-il partager ce que tu appelles les présupposés idéologiques d’une conscience de l’antagonisme de classe pour se réclamer du travail bien fait ? Il arrive même que ce genre de présupposés éloigne de l’action concrète pour le travail bien fait. Je ne crois pas, du coup, qu’il faille trop opposer les syndicats entre eux sous cet angle car l’engagement pour la qualité du travail peut justement redistribuer les cartes au service de l’initiative des professionnels eux-mêmes, syndiqués ou non. Et ça peut même favoriser l’unité du mouvement syndical.Mais revenons sur la question de la performance présentée comme antagonique à la santé. Il serait temps peut-être de cesser de regarder l’efficacité, l’efficience ou la performance comme des gros mots. La performance n’est pas réductible à la performance gestionnaire et capitaliste. Pour la vie des gens, par exemple, c’est une performance de soigner correctement à l’hôpital – performance atteinte par le personnel hospitalier durant le Covid, ce qui les a rendus fiers et a soutenu leur santé mentale, parfois même au détriment de leur santé physique. De manière générale, un service bien rendu est une performance. Un produit industriel non contaminé est une performance, etc. Ainsi, il n’y a aucune raison d’accepter la définition dominante de la performance capitaliste.Le travail bien fait est une performance, mais il y a un conflit majeur, qui est aussi un conflit social et intellectuel, autour de la définition de la performance. C’est ce qui doit être au centre de la politisation. La performance, c’est la qualité des services, la qualité des produits, la qualité des soins. Les gens tirent beaucoup de leur santé de l’efficacité de leur activité, à condition de ne pas réduire l’efficacité à l’efficience comptable ou gestionnaire. L’efficacité est une source vitale de santé quand on peut travailler correctement – les hôpitaux en sont un bon exemple. Ils ne sont guère performants aux urgences, par exemple. Et de façon générale, le travail « ni fait ni à faire » est une contre-performance qui ruine la nature et le vivant.Il n’y a donc aucune raison d’examiner la question de la performance sous un angle libéral, car c’est cette réduction qui mine la vie des gens et bloque toute transition écologique. Les gens vivent comme un drame personnel de ne pas pouvoir faire un boulot dans lequel ils se reconnaissent, qui soit défendable de leurs propres yeux, aux yeux de leurs proches, des clients ou des usagers. La définition de la performance collective et individuelle mérite donc de devenir un objet de conflit car les organisations actuelles ne sont plus guère performantes si on entend par là la création collective au service de la santé publique et de celles et ceux qui travaillent.

Sabine Fortino : Ne pourrions-nous pas utiliser un autre terme ?

Yves Clot : Bien sûr, on peut parler aussi d’efficacité mais utiliser le mot « performance » à propos du travail quotidien est un opérateur clinique efficace dans l’action pour montrer à des dirigeants que leur performance n’est souvent pas au rendez-vous. Formellement oui, mais réellement non. Là aussi il y a du réel et du prescrit. La rentabilité et l’efficacité du travail, ce n’est pas la même chose et l’efficacité et l’efficience, d’ailleurs, pas la même chose non plus. Les gens aiment la performance qui ne gaspille pas leurs efforts. Nous aussi d’ailleurs : le comble de l’efficacité c’est de découvrir en cours d’action des buts auxquels je n’avais même pas pensé et qui me permettent de m’économiser et d’imaginer même de nouveaux buts. Alors c’est synonyme de créativité, de développement du pouvoir d’agir et de santé. C’est très important pour la suite de notre discussion.

Guillaume Tiffon : Sur le plan théorique et épistémologique, je suis parfaitement d’accord. Sur le plan stratégique, en revanche, je suis sceptique. Le fait d’utiliser ces catégories d’analyse, dont l’acception dominante est aujourd’hui largement alignée sur celle du capital, ne peut à mon sens qu’entretenir une confusion quant aux finalités poursuivies. D’une part, l’acception productiviste et rentabiliste de la performance est largement entrée dans les têtes, des directions bien sûr, mais aussi des salariés et des militants, quand bien même luttent-ils contre celle-ci. Lutter « au nom de la performance », fût-elle divergente de l’acception dominante, risque ainsi d’engendrer incompréhensions, résistances, fragmentations et conflits au sein de la classe ouvrière.D’autre part, cette acception productiviste et rentabiliste de la performance est au fondement même de tous les indicateurs qui (en)cadrent l’activité, de l’atelier à la sphère financière, et en mesurent l’effectivité. À vouloir porter une autre conception de la performance dans les entreprises, j’y vois ainsi le risque que les directions, qui restent maître du jeu en matière d’organisation du travail et doivent elles-mêmes rendre des comptes, c’est-à-dire composer avec des contraintes extrinsèques (principalement liées à la concurrence sur les marchés du travail, des biens et des services, et financiers), n’en retiennent, au final, que les propositions qui servent leur propre conception de la performance.C’est le risque que j’y vois.

Yves Clot : La signification des mots est aussi un objet de controverse et les idées marchent aussi à l’affect. C’est intéressant de dénaturaliser les mots, d’en refaire un conflit explicite pour les réouvrir au réel, ne pas accepter les mots « morts ». Mais on peut aussi utiliser plusieurs mots selon les moments pour le même concept à condition d’être chaque fois précis.

Guillaume Tiffon : Sur le plan purement théorique, on peut l’entendre. En pratique…

  • 23 Yon Karel, À propos du texte d’Yves Clot, « Qualité du travail, syndicats et politique », consultab (...)

Yves Clot : En fait, cela revient à se poser une question très pratique : où est la classe dirigeante ? Une classe dirigeante est capable de prendre en charge la production de la vie sociale tout entière. C’est donc la classe qui est capable de porter l’efficacité au sens dynamique que j’ai mentionné plus haut. Actuellement, le capitalisme qui domine ne porte pas les soucis l’efficacité du travail et des activités humaines, mais il porte d’abord la démesure de sa rentabilité. Ce n’est pas la même chose.La question de comment se construit la classe dirigeante à partir des classes dominées d’aujourd’hui se pose autour de cette question-là : comment peut-on développer une efficacité du travail synonyme de pouvoir d’agir, de santé et du « vivant », comment prendre en charge la question de l’efficacité réelle, abandonnée, en fait, par une classe « dirigeante », qui n’est plus maintenant qu’une classe dominante ?Nous pâtissons d’une classe dominante arcboutée sur ces pouvoirs. Mais c’est d’abord parce que nous manquons cruellement d’une classe dirigeante nouvelle, qui dirige autrement et réveille les puissances sociales contre la désorganisation généralisée qui nous guette. En partant de S. Weil et de B. Trentin, dans mon texte, je voulais reposer ce problème d’une actualité brûlante.Du coup, je voudrais rebondir sur ce que dit Karel sur l’aide à domicile. Le sens du travail se perd quand le conflit sur sa qualité est dénié. Sur ce point, je suis assez proche de Thomas.La phrase de Karel, est : « Quand des aides à domicile ont le choix entre bâcler leur travail pour suivre les prescriptions managériales ou bien travailler gratuitement pour suivre leur conscience professionnelle, la seule réponse politique juste est peut-être parfois celle du refus de travail23…  » Oui, mais cela fait justement l’impasse sur le travail de politisation nécessaire.C’est un malentendu ou un désaccord ici. Dans ta première réaction à mon article, tu appelles politisation ontologique la politisation dont je parlerais, subjective au sens du développement des personnes dans la délibération sur leur travail. Cette interprétation n’est pas juste, je crois. S’il n’y a pas d’institution politique nouvelle, il n’y aura pas de transformation des personnes. Cela marche dans ce sens-là, d’abord. Je ne me reconnais donc pas du tout dans l’idée que la subjectivation politique serait simplement la transformation des personnes. À aucun moment le travail de B. Trentin, que nous utilisons tous les deux, en référence au « syndicat des conseils » ne s’est limité à une manière d’agir sur le travail des professionnels ici et maintenant. Je suis d’accord avec toi, sa stratégie était bien de transformer des institutions, des procédures de décision, y compris l’État, pour en faire une ressource du développement de l’activité à l’intérieur de l’usine.Sa troisième voie – je crois que c’est celle qu’on suit aussi en « clinique de l’activité »– est ce qu’il appelle la « réforme institutionnelle de la société civile ». Autrement dit, la transformation des institutions du travail de telle manière que le pouvoir d’agir des salariés se développe autour du conflit sur la performance – ou l’efficacité si vous préférez (rires) comme facteur de santé.En effet, pour agir sur la qualité des produits, la qualité des services et la qualité de la nature, il faut des institutions nouvelles, mais que nous n’avons pas – d’ailleurs, contrairement à Thomas, je ne crois pas que les CHSCT suffisaient à cela. Nous avons besoin d’institutions nouvelles qui fabriquent de la politique transformatrice, la capacité d’agir sur l’organisation du travail, les produits, les services et la nature, ce que le CSE actuel ne permet pas non plus.D’après Trentin, cette réforme institutionnelle de la société civile nous sort de l’alternative entre le « bac à sable » des groupes de parole où on laisserait les travailleurs se « détendre » d’un côté et, de l’autre la conquête préalable de l’État pour s’occuper des choses sérieuses grâce à la loi.En effet, en l’absence d’une force sociale dirigeante pour faire de ces lois des instruments d’action, elles débouchent, comme les lois Auroux sur leur contraire, sur les cercles de qualité. La politisation dont je parle s’affronte à ce problème. La « coopération conflictuelle » que nous expérimentons a pour finalité une réforme institutionnelle de la société civile qui touche au contrat de travail. C’est une critique du contrat de subordination. La tâche du « syndicalisme politique » que vous évoquez dans votre livre serait, pour moi, de proposer dès maintenant la définition d’un autre contrat de travail qui en finirait avec le privilège de l’employeur de décider seul du contenu du travail, d’un droit d’entrée et de cité dans la boucle décision.C’est un objectif général, très loin du « bac à sable » ! Bien sûr, le travail d’aujourd’hui n’est plus le même que celui de Trentin, celui de la grande usine. Trentin disait avoir passé beaucoup de temps avec les jeunes des plateformes qui ne veulent pas de CDI pour rester « indépendants ». Il les comprenait contrairement à beaucoup de sociologues du travail qui voient là une aliénation. Ce qui peut apparaître comme un recul du Droit du travail pourrait devenir une occasion de le transformer et de le développer un nouveau contrat avec la liberté d’agir sur l’organisation, la qualité des services ou des produits. Cela passe donc par des réformes institutionnelles très lourdes. Il ne s’agit pas simplement transformer les personnes.Entre la défense du contrat de travail tel qu’il est et la critique d’une grande partie de la jeunesse qui ne veut plus du contrat salarial classique, on peut agir pour un contrat de travail qui ne soit plus un contrat de subordination. Cela a fait son temps, parce que le droit du travail actuel, finit par être le « blanchiment » du contrat de subordination. On accepte la subordination en contrepartie de droits, libertés et protections qui nous permettent de la compenser ; c’est le fondement du droit du travail actuel.On accepte que le travail soit une malédiction qui doit être dédommagée. C’est le principe du contrat de subordination. Cependant, cette vision est devenue totalement obsolète. Le travail n’est pas une malédiction ; il doit servir à améliorer la vie des gens, à respecter la nature et à développer des projets industriels responsables. Le travail, c’est fait pour vivre une autre idée de la performance. Il faut donc des droits d’action sur le contenu du travail. C’est ce qu’attendent les nouvelles générations à la recherche d’une indépendance nouvelle, faite de liberté d’action.Cette révolution peut commencer tout de suite. Cette réforme institutionnelle de la société civile devrait même être un objectif immédiat. Ne soyons pas « étapistes » pour ne pas finir « étatistes ». C’est ce que je voulais dire en m’appuyant « si fort » sur S. Weil dans l’article. Et cette politisation-là du travail est loin d’une morale participative.

Thomas Coutrot : Je rejoins Yves sur ce qu’il vient de dire. Sur l’exemple des aides à domicile, la phrase de Karel me paraît inacceptable politiquement. Bien sûr, on peut comprendre que des salariés se trouvant dans de telles situations démissionnent ou sabotent leur travail. On peut parfaitement les comprendre et avoir une attitude empathique par rapport à cela. Mais dire que c’est politiquement juste, c’est porter un jugement normatif d’ordre politique qui me semble erroné. La tâche du syndicalisme ou des forces sociales de transformation et d’émancipation, ce n’est pas seulement de constater les dilemmes absurdes dans lesquels l’organisation capitaliste du travail place les salariés, mais de les aider à trouver les moyens d’en sortir. Quelles stratégies syndicales permettent-elles de sortir de ces dilemmes mortifères que tu soulignes ? Comment aider les personnes à prendre conscience qu’elles ne sont pas des simples exécutantes, que leur travail réel vaut bien plus que ce qu’on leur dit ?Ensuite, je voudrais rebondir sur ce que disait Guillaume. Je ne pense vraiment pas que l’enjeu des sciences sociales critiques soit, comme il l’a dit, « de partir de ce qui mine les salariés pour montrer comment le capital disloque le travail, afin de nourrir une prise de conscience et un désir d’engagement. » Cette approche relève d’une vision propagandiste du changement social, je dirai « à la Bourdieu ». Sa théorie de la domination est admirable mais sa théorie du changement social, si tant est qu’il en ait une, semble se résumer à l’idée selon laquelle le dévoilement de la réalité suscitera un désir de révolte qui poussera les gens à s’organiser.Mais ce n’est pas comme ça que ça marche. La question essentielle est celle de l’ancrage de l’action collective dans les problèmes réels, dans la souffrance et la maladie causées par des dilemmes insoutenables que suscite l’organisation capitaliste du travail aujourd’hui. La perte de sens du travail est aujourd’hui massivement ressentie ; les salariés ont bien sûr besoin de comprendre ce qui leur arrive, mais aussi d’outils concrets, y compris des formations, des expérimentations, des enquêtes, des leviers organisationnels et institutionnels portés par leurs organisations pour les aider à s’extraire de ces situations.J’insiste là-dessus, car tu pourrais dire que le sens du travail est approprié par le capital pour exploiter les gens gratuitement. Effectivement, il existe une vaste littérature sur le surtravail dans les associations et dans l’économie sociale et solidaire…

Karel Yon : Mais aussi dans les organisations capitalistes lucratives.

Thomas Coutrot : Je fais référence à l’idée que le management a réussi à aligner le désir des salariés sur celui des directions, de telle sorte que les salariés s’engagent pour maximiser le taux de profit. Non, il faut être sérieux, aujourd’hui…

Karel Yon : Dans certaines configurations du travail, c’est le cas. Accorde du sérieux à ce que disent les autres…

  • 24 Coutrot Thomas & Perez Coralie (2022), Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire, (...)

Thomas Coutrot : Le phénomène massif, ce n’est pas que les salariés s’engagent aveuglément et portent corps et âme les objectifs stratégiques de l’entreprise, à savoir la maximisation du rendement pour l’actionnaire. Ce n’est pas la situation empirique que l’on peut vérifier dans la plupart des organisations. Dans la majorité des organisations, les gens ne supportent pas que leur travail soit subordonné à cette logique gestionnaire qui écrase leur travail vivant et sa qualité. C’est cela la question massive, ce n’est pas l’enrôlement subjectif des salariés dans la maximisation du profit ou la réduction des coûts dans les services publics. Sinon, c’est prendre pour argent comptant le discours managérial.C’est vrai que des collègues sociologues montrent comment certains jeunes managers adhèrent à ce discours, s’en font les porte-drapeaux et recherchent des carrières accélérées, s’identifiant temporairement à ces objectifs. Cependant, cela se termine souvent mal, par un burn-out ou une placardisation. En adhérant subjectivement à ce type d’objectif, il y a souvent des retours de bâton assez funestes.Encore une fois, cela concerne une petite fraction du salariat. Marie-Anne Dujarier en décrit certains dans son ouvrage Le management désincarné, où, dans des cabinets de consultants, certains jeunes se prennent à ce jeu-là. Mais faire de cela le ressort majeur de la mobilisation subjective des salariés aujourd’hui et de l’exploitation capitaliste, serait une erreur. Aujourd’hui, les salariés ne s’engagent pas subjectivement au service des stratégies financières de leurs entreprises. Le sens que la plupart des gens cherchent à donner à leur travail réside dans la qualité du travail bien fait, ce qui entre directement en conflit avec les logiques et stratégies managériales.Le danger que cela soit récupéré par le capital pour alimenter une quelconque course au surprofit et à l’engagement subjectif des salariés dans la logique de rentabilité me semble donc limité.Oui, bien sûr, il y a des problèmes dans les ONG et les associations où des gens acceptent temporairement, au péril de leur santé, des phases de surengagement qui peuvent être extrêmement néfastes, des bénévoles sont souvent surexploités. Je comprends bien que dans ces cas-là, le sens du travail ne suffit pas.Mais avec Coralie Perez24, nous n’avons bien sûr jamais dit que le sens du travail était l’alpha et l’oméga, et qu’il fallait négliger le salaire, le droit du travail, etc. C’est une fausse alternative. Simplement, ce qu’on constate aujourd’hui, c’est que les stratégies et les registres d’action syndicaux sont massivement tournés vers les questions du travail abstrait, du contrat, du salaire, de la durée du travail et très peu, même si cela bouge un peu sur celles de la qualité et des, finalités du travail.Il s’agit juste – et c’est un défi énorme – de corriger ce déséquilibre massif qui porte sérieusement préjudice aujourd’hui à la capacité de recrutement des syndicats. Quand tu dis qu’il faut que les syndicats investissent massivement dans des ressources pour syndicaliser en dehors de leur bastion, je suis d’accord avec toi. Mais je pense que s’ils le font, comme c’est souvent le cas, sans aborder les questions de la qualité et du sens de leur travail auprès des aides à domicile, des personnels du nettoyage, des travailleurs de la logistique, etc., ils vont passer à côté d’un aspect essentiel et perdre des chances d’être écoutés. Ce n’est donc pas du tout l’un ou l’autre.

Paul Bouffartigue : Il y a donc un point d’accord avec Yves. Peut-être peux-tu réagir aux propositions de l’équipe de « clinique de l’activité » à propos d’un nouveau contrat de travail ?

Thomas Coutrot : Je suis tout à fait d’accord. Le recul de la subordination est un horizon fondamental. À l’intérieur du mouvement syndical, c’est un vrai débat. Beaucoup de syndicalistes craignent que si on revient sur la subordination, tout le droit du travail sautera. Je signale quand même que la CGT, dans son texte de congrès de 2019, a reconnu avoir commis une erreur en acceptant que la subordination soit le critère d’accès aux protections du droit du travail ; le critère alternatif qu’elle propose est la dépendance économique. Cela ouvre un champ de réflexion intéressant pour renouer avec la perspective de l’émancipation du travail.Si on conçoit le droit du travail comme étant fondé sur la dépendance économique, cela permettrait d’inclure les travailleurs des plateformes, les autoentrepreneurs, etc. C’est dans cette optique que la CGT a commencé à réorienter sa réflexion. Des propositions telles que le nouveau statut du travail salarié et la sécurité sociale professionnelle montrent que la CGT fait des efforts pour aborder ces questions différemment.Néanmoins, au sein du syndicat, il existe des clivages forts. Certains estiment que renoncer à la subordination revient à lâcher la proie pour l’ombre et à risquer l’annihilation du droit du travail. Je suis d’accord avec Yves, ce n’est absolument pas le propos. Au contraire, il faut déconnecter la protection sociale de la subordination.

Karel Yon : Sur la critique du contrat de travail et la nécessité de prendre en compte, au-delà de la subordination, les situations de dépendance économique, nous sommes d’accord. Au sein de l’institut européen du salariat, nous réfléchissons depuis longtemps aux questions du statut du travail et à la façon de saisir le salariat au-delà du rapport juridique « salaire contre subordination ». Sur la question du rapport des jeunes ubérisés à la liberté, divers travaux montrent que de ce discours initial, souvent centré sur le désir d’être son propre patron, beaucoup en sont revenus. Aujourd’hui, l’essentiel des luttes, y compris celles menées par les livreurs et chauffeurs VTC eux-mêmes, se focalisent sur la requalification de leur relation de travail en une relation de type salarial. Cela montre que l’enjeu n’est pas d’opposer le salariat comme synonyme de subordination à une nouvelle forme de contrat de travail, mais de penser les institutions du salariat comme un champ de luttes. De ce point de vue, comme nous le défendons avec les collègues de la revue Salariat, on peut s’appuyer sur l’idée du salaire comme un droit politique pour en faire un moyen de combattre autant la subordination que l’exploitation.Sur la question de la politisation, pour répondre à Yves, je crois que qualifier d’ontologique ta définition de la politisation n’est pas complètement folle. Si l’ontologie renvoie aux façons d’être au monde, il me semble que c’est quelque chose de ce genre qui t’intéresse : comment le dialogue sur la qualité du travail transforme le rapport des personnes à leur propre travail autant qu’à la cité. Surtout, j’ai utilisé cette formule pour distinguer différentes acceptions de la politisation. Il y a une acception de la politisation qui insiste sur les dynamiques individuelles ou interindividuelles : c’est la politisation au sens de la subjectivation politique, que nous avons utilisée jusqu’à maintenant. Mais dans notre livre, cette dimension de la politisation s’articule à une dimension institutionnelle. C’est que nous entrons dans le débat sur les rapports entre travail, syndicalisme et politique par une tout autre voie que celle de la « clinique de l’activité » : par la sociologie politique, qui nous a fait travailler sur les transformations institutionnelles des relations professionnelles et de l’activité syndicale. Yves part des effets sur les individus de la réappropriation de leur travail, nous partons des effets sur le syndicalisme de l’institutionnalisation d’un champ autonome de la « démocratie sociale ».Ce que nous pointons dans le livre, en particulier dans l’introduction et le chapitre que j’ai écrit avec Baptiste Giraud, ce sont les effets de dépolitisation du syndicalisme liés à cette autonomisation de la démocratie sociale : l’acceptation comme un donné indépassable du cadre actuel des relations professionnelles, à commencer par la domination de l’employeur, le rejet de l’action sur le terrain de la politique institutionnelle, considérée comme dénaturant l’action syndicale, la tendance à se replier sur l’entreprise, etc. C’est en raison de cette confusion autour de ce qu’on entend par politisation ou dépolitisation qu’Yves interprète notre défiance vis-à-vis de ce qui se joue au niveau des entreprises comme une invitation à fuir l’action sur le lieu même du travail, que nous jugerions intrinsèquement dépolitisante. Or, ce n’est pas l’action syndicale sur le lieu de travail en soi ou en général que nous analysons comme porteuse d’un risque de dépolitisation, c’est précisément sa réduction à une certaine pratique du dialogue social qui tourne à vide, bien souvent à l’écart des salariés et de leur travail réel.Yves précise que ces transformations des personnes au travail sont indissociables d’une « réforme institutionnelle de la société civile ». Tant mieux donc si nous nous retrouvons sur cet enjeu institutionnel. Mais justement, comme ça a déjà été souligné, les institutions du travail sont aujourd’hui remises en question. Les syndicats se trouvent sur la défensive, avec une diminution des ressources disponibles pour mener leur action dans les entreprises, et le droit du travail est attaqué. Le plus souvent, le débat ne porte pas sur les formes de la représentation, dialogue professionnel ou délégués du personnel, parce que ces derniers ont été supprimés et que le principe même de représentants de proximité est refusé par l’employeur. Puisque nous sommes confrontés à une désinstitutionnalisation des relations collectives de travail, l’enjeu est de se battre sur le terrain des institutions. Les syndicats peuvent essayer d’imposer un nouveau contrat de travail sur le terrain, mais pour que le droit social s’institutionnalise, il faut des batailles politiques. Il faut construire des majorités parlementaires qui permettront d’instituer de nouveaux droits ou en démettre d’autres.Il ne suffit donc pas d’adopter une posture purement ontologique, en disant : « Glorifions cette classe dirigeante en train de se former à travers ces interventions éparpillées. Si on réussit à négocier des accords avec les directions d’entreprise ouvertes à l’expérimentation sur la qualité du travail, magiquement, ces expériences éparses produiront le nouveau sujet collectif que sera cette classe dirigeante. » Non, il s’agit d’avoir une stratégie politique qui ne se limite pas seulement à instituer une classe dirigeante, mais qui s’attache aussi à démettre la classe dominante. Démettre la classe dominante, c’est mener le combat syndical non seulement sur le terrain de l’entreprise, mais aussi sur le terrain de l’État. Aujourd’hui, le syndicalisme est chassé de l’État. La transformation néolibérale de l’État accorde une position honorifique aux organisations syndicales, qu’on consulte sans les écouter, tandis que les politiques publiques mises en œuvre démantèlent le travail et le pouvoir collectif des syndicats.Le syndicalisme a besoin d’une stratégie politique qui pose précisément la question suivante : si les syndicats sont les seuls à porter ce nouveau contrat de travail, mais qu’il n’y a pas de relais politique pour l’instituer en changeant le droit, comment faisons-nous ? C’est simplement cela qu’on dit. Il ne s’agit pas du tout d’opposer l’action sur le travail ici et maintenant à une action future et à une supposée émancipation qui viendrait au grand soir des élections ! Il s’agit de partir de la conjoncture politique réelle, que nous a rappelée le mouvement des retraites : si les syndicats unis ont pu marquer des points sur le terrain politique, l’absence d’intervention coordonnée avec les partis de gauche n’a pas permis de transformer l’essai dans l’arène parlementaire.Je suis désolé de revenir à des considérations aussi bêtement institutionnelles. Mais si nous n’arrivons pas à empêcher la victoire de l’extrême droite aux prochaines élections législatives nous pourrons bien continuer à avoir des débats sur la qualité du travail, mais cela sera encore plus compliqué… Parler de stratégie politique, c’est donc intégrer cette réalité. Il s’agit d’élargir l’espace des pensables syndicaux à cette intervention directe sur le terrain de la politique institutionnelle, particulièrement des dirigeants syndicaux dont une grande partie a intériorisé l’idée qu’il était complètement illégitime de réfléchir en ces termes.Ensuite, je vais dire deux mots sur la question du travail gratuit. On peut minimiser cela, mais aujourd’hui, le principal mode d’entrée sur le marché du travail est le travail gratuit, à commencer par les stages. Les stages, c’est l’économie de la promesse : « Fais un stage, construis ton CV, montre ton investissement, et peut-être que cela se transformera en CDD, puis en CDI. Et à ce moment-là, peut-être pourras-tu participer à une intervention avec les collègues de la “clinique du travail” pour discuter de la qualité du travail (rires). » Aujourd’hui, la question du travail gratuit se pose de manière massive. Elle concerne les bénévoles des JO, les jeunes, les aides à domicile, et bien d’autres métiers. Par exemple, chez Décathlon, les vendeurs sont payés à peine plus que le SMIC. Mais ce qui est vraiment recherché chez elles et eux, ce ne sont pas seulement leurs capacités à vendre des maillots de bain, mais aussi leurs compétences sportives de pongiste professionnel, prof de natation, coach sportif, etc. Ils vont pouvoir apporter des conseils sur les produits, s’investir pleinement, et adorer faire cela, mais tout en étant sous-payés puisque leurs compétences de « sportifs passionnés » ne sont pas reconnues au titre des qualifications… Il ne s’agit pas d’un enrôlement subjectif des salariés dans la maximisation du profit et la réduction des coûts comme le suggère Thomas. Il s’agit d’une normalisation du fait que désormais, pour avoir un travail, il faut commencer par en donner gratuitement. C’est pourquoi j’insiste sur le fait qu’on ne peut pas saisir la question du sens du travail sans l’articuler à celle de la rémunération. L’enrôlement des salariés dans les politiques de RSE qui sont devenues un passage obligé pour continuer d’engranger du profit, par exemple à travers le bénévolat, repose sur la même logique : on crée de la plus-value morale pour ne pas avoir à toucher à la plus-value économique. En cela, la question du sens du travail comme écran à la question de la rémunération du travail se pose partout.Pour terminer, je voudrais revenir sur cette réforme institutionnelle de la société civile dont parle Bruno Trentin. Avant toute chose, il faut contextualiser la pensée de Trentin. Celui-ci défend la nécessité de repartir du travail dans un contexte où l’idée dominante au sein du mouvement ouvrier était que la conquête de l’État, demain, résoudrait tous les problèmes. Aujourd’hui, la situation est totalement inverse. Dans le milieu syndical, la politique est mise à distance : « Ce qui se passe au niveau de l’État n’est pas notre problème, nous nous occupons de la démocratie sociale. » C’était le discours de Laurent Berger au sortir du mouvement des retraites : « Si on a perdu, c’est dommage. Le gouvernement va s’en mordre les doigts, c’est l’extrême droite qui va arriver au pouvoir. » Or, ce n’est pas du tout la logique de Trentin qui conçoit le syndicalisme comme un « sujet politique autonome », capable d’agir depuis le lieu de travail jusqu’à l’État et d’articuler les enjeux de production et de consommation, de travail et d’environnement, d’emploi et de salaires autant que d’organisation du travail et d’intervention dans la gestion.Ainsi, il ne faut pas retenir de la pensée de Trentin que l’intervention depuis la société civile, comme si la société civile n’était pas constituée par les formes de l’État. C’est un vieux débat marxiste sur l’origine de la société civile : celle-ci existe à partir du moment où une sphère politique différenciée se met en place. Par conséquent, si on n’a rien à dire sur cette sphère politique différenciée, on peut s’extasier sur la société civile, mais on ne changera pas fondamentalement la situation sociale. N’oublions pas que Trentin lui-même a été quasiment toute sa vie à la fois dirigeant syndical et parlementaire, italien et ensuite européen.

Yves Clot : cela a été un vrai plaisir que cette controverse. Pourtant, j’ai des désaccords immenses avec les uns et les autres. En particulier avec l’optimisme épistémologique consistant à penser que la connaissance peut engendrer l’action.

Guillaume Tiffon : Ce n’est pas ce que je pense

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Bibliographie

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Brugière Fabien, Fortino Sabine, Goussard Lucie & Tiffon Guillaume (2023a), « À l’assaut du travail réel. Ce que la santé mentale fait au au syndicalisme », Travailler, no 50, 2, 65-89.
DOI : 10.3917/trav.050.0065

Brugière Fabien, Fortino Sabine, Goussard Lucie, Tiffon Guillaume, (2023b), « De la prévention des risques professionnels. Le pouvoir d’agir syndical à l’épreuve des CSE », Les mondes du travail, no 30, septembre, 71-88.

Clot Yves (2019), « Dialoguer pour faire autorité », préface à Detchessahar M. (coord.), L’entreprise délibérée, refonder le management par le dialogue, Bruyères-le-Châtel, Éditions Nouvelle Cité.

Gollac Michel & Bodier Marceline (2011), Mesurer les facteurs psychosociaux de risque au travail pour les maîtriser, rapport effectué par Collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail, consultable ici : https://travail-emploi.gouv.fr/sites/travail-emploi/files/files-spip/pdf/rapport_SRPST_definitif_rectifie_11_05_10.pdf

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Notes

1 Coutrot Thomas & Perez Coralie (2022),. Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire,. Paris, Seuil.

2 Brugière Fabien, Fortino Sabine, Goussard Lucie & Tiffon Guillaume (2023a), « À l’assaut du travail réel. Ce que la santé mentale fait au syndicalisme », Travailler, 2023/2, no 50.

3 Yon Karel (2023) , Le syndicalisme est politique. Questions stratégiques pour un renouveau syndical…, Paris, La Dispute, 145-166.

4 Coutrot Thomas , Remarques sur le texte d’Yves Clot, « Qualité du travail, syndicats et politique » , consultable ici : https://nrt.hypotheses.org/5946

5 Yon Karel , À propos du texte d’Yves Clot, « Qualité du travail, syndicats et politique », consultable ici : https://nrt.hypotheses.org/5946

6 Clot Yves, Bouffartigue Paul, Durand Jean-Pierre, Fortino Sabine &  Mias Arnaud (2016), « Questions autour de la clinique de l’activité », La Nouvelle Revue du Travail [En ligne], 9, mis en ligne le 2 novembre 2016. URL : http://journals.openedition.org/nrt/2900 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.2900

7 Fortino Sabine (resp), Brugière Fabien, Goussard Lucie, Tiffon Guillaume, « Santé mentale et syndicalisme au temps des CSE », juillet 2022, financement DREES, ministère de la Santé, ministère du Travail, ministère de l’Action et des comptes publics, CNRS, CRESPPA.

8 Linhart Danièle, Linhart Robert & Malan Anna (1998), « Syndicats et organisation du travail : un rendez-vous manqué », Sociologie et société, vol. 30, no 2, 175-188.

9 Méthode de gestion de projet issue du monde de l’informatique.

10 Yon Karel, À propos du texte d’Yves Clot, « Qualité du travail, syndicats et politique ».

11 Davezies Philippe (2022), « Les défis de la formation des acteurs syndicaux », en ligne : https://hal.science/hal-03729173/document

12 Yon K. (2022), « Politiser le travail ou l’entreprise ? Trois registres de citoyenneté industrielle », Sociologie du travail [En ligne], vol. 64, no 4 | Octobre-Décembre 2022, mis en ligne le 1er décembre 2022, URL : http://journals.openedition.org/sdt/42310 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.42310

13 Quijoux Maxime, Yon Karel (2024), « Servir l’entreprise pour mieux servir les salarié·es ? Les formes plurielles du syndicalisme d’entreprise dans une multinationale d’articles de sport », Actes de la recherche en sciences sociales, no 252, 48-69.

14 Davezies Philippe (2021), « L’activité́ entre assujettissement et subjectivation », dans Dujarier Marie-Anne, Gillet Anne & Lenel Pierre, L’activité en théories. Regards croisés sur le travail, tome II, Toulouse, Octarès, 47-85. (https://shs.hal.science/halshs-03360990v1/document). Cette référence figure aussi dans mon article initial, p. 2.

15 Goussard Lucie & Tiffon Guillaume (2024), « Lutter syndicalement contre la souffrance au travail, un sport de combat. Retour sur une intervention sociologique dans un comité d’établissement », Sociologies pratiques, no 48, 39-51.

16 Benquet M., Marichalar P. & Martin E.  (2010), « Responsabilités en souffrance. Les conflits autour de la souffrance psychique des salariés d'EDF-GDF (1985-2008) », Sociétés contemporaines, no 79(3), 121-143. URL : https://doi.org/10.3917/soco.079.0121

17 Je reviens plus en détail sur ce débat dans : Yon K. (2022), « Le salaire de l’opéraïsme. Première partie (années 1960) : qu’y a-t-il de politique dans le “salaire politique” ? », Salariat, consultable à https://shs.hal.science/halshs-03922479v1/document

18 Trentin Bruno, « La liberté comme enjeu du conflit social », in Le travail et la liberté, Paris, Éd. sociales, 2016 (1re éd. italienne 2004), p. 63.

19 Le Roy Anne & Puissant Emmanuelle (2023), « Le marché des services à la personne. Que reste-t-il du modèle associatif ? », La vie des idées, consultable à https://laviedesidees.fr/Le-marche-des-services-a-la-personne

20 Simonet M. (2024), L’imposture du travail. Désandrocentrer le travail pour l’émanciper, Paris, 10/18.

21 Linhart Danièle, Linhart Robert & Malan Anne, op. cit.

22 Tiffon Guillaume (2021), Le Travail disloqué. Organisations liquides et pénibilité mentale du travail, Lormont, Le Bord de l’eau.

23 Yon Karel, À propos du texte d’Yves Clot, « Qualité du travail, syndicats et politique », consultable ici : https://nrt.hypotheses.org/5946

24 Coutrot Thomas & Perez Coralie (2022), Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire, Paris, Le Seuil.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Yves Bonnefond, Yves Clot, Thomas Coutrot, Sabine Fortino, Guillaume Tiffon et Karel Yon, « Syndicalisme, travail et politique »La nouvelle revue du travail [En ligne], 26 | 2025, mis en ligne le 29 avril 2025, consulté le 08 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/nrt/19222 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13unz

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Auteurs

Jean-Yves Bonnefond

est psychologue du travail, chercheur au CRTD (Centre de Recherche Travail et Développement) au CNAM, et directeur la société Dialogue sur la qualité du travail (DQT)

Yves Clot

est psychologue du travail, professeur émérite au CNAM, et chercheur au CRTD (Centre de Recherche Travail et Développement) au CNAM. Il a fondé la « clinique de l’activité », une approche à la fois théorique et pratique visant à transformer le travail

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Thomas Coutrot

est économiste. Il a longtemps travaillé à la DARES (ministère du Travail). Il est actuellement chercheur à l’RES

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Sabine Fortino

est sociologue, maîtresse de conférences à l’université Paris X-Nanterre et chercheure au CRESPPA dans l’équipe GTM (Genre, Travail, Mobilités)

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Guillaume Tiffon

est sociologue, professeur à l’université d’Évry-Paris Saclay, directeur du Centre Pierre Naville

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Karel Yon

est sociologue, chargé de recherche au CNRS, membre de l’IDHES (université Paris-Nanterre)

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Droits d’auteur

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