- 1 Coutrot Thomas & Perez Coralie (2022),. Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire(...)
- 2 Brugière Fabien, Fortino Sabine, Goussard Lucie & Tiffon Guillaume (2023a), « À l’assaut du travai (...)
- 3 Yon Karel (2023) , Le syndicalisme est politique. Questions stratégiques pour un renouveau syndical(...)
- 4 Coutrot Thomas , Remarques sur le texte d’Yves Clot, « Qualité du travail, syndicats et politique »(...)
- 5 Yon Karel , À propos du texte d’Yves Clot, « Qualité du travail, syndicats et politique », consulta (...)
1Cette
controverse est née d’un texte d’Yves Clot, intitulé « Qualité du
travail, syndicats et politique. B. Trentin avec
S. Weil. », et que l’on trouvera ici https://nrt.hypotheses.org/5946. Il y interpelle les travaux récents de Thomas Coutrot1, ceux de l’équipe Fabien Brugière, Sabine Fortino, Lucie Goussard et Guillaume Tiffon2, ainsi qu’un livre collectif dirigé par Karel Yon3. Selon
Yves Clot, tous témoigneraient d’un « scepticisme » à
l’endroit des interventions de « clinique de l’activité »
conduites dans les entreprises. Il y a vu l’occasion de débattre
d’« une question politique irrésolue qui hante le travail de nos
disciplines et fait régulièrement retour : la subordination
peut-elle vraiment reculer dans le travail ici et maintenant ou n’est-ce
là qu’une naïveté, finalement coupable si l’objectif reste de
révolutionner les finalités sociales de la production définies par la
structure de classes capitaliste ? » Question qu’il développe
en prenant appui sur les contributions de Bruno Trentin et de
Simone Weil. Ce débat s’est d’abord amorcé par
écrit. Thomas Coutrot (https://nrt.hypotheses.org/5946),
répondant que « toute la question est de savoir quel pourrait être
ce sujet politique […] En ce qui me concerne, je pense que ce sujet
politique si indispensable ne pourra émerger qu’à partir d’un
syndicalisme profondément rénové4 ». Et Karel Yon (https://nrt.hypotheses.org/5946)
précisant de son côté que « la thèse du livre “Le syndicalisme est
politique” ne consiste pas, de près ou de loin, à défendre l’idée que
seule une intervention par la loi, impliquant donc la médiation de
l’État, serait la meilleure, et encore moins la seule manière de libérer
le travail. Elle consiste encore moins à opposer l’action dans un
futur hypothétique à l’intervention sur le travail “ici et maintenant5” ».
- 6 Clot Yves, Bouffartigue Paul, Durand Jean-Pierre, Fortino Sabine & Mias Arnaud (2016), « Questions (...)
2Le
débat, préparé par Paul Bouffartigue, s’est prolongé en coprésence le
10 juin 2024, avec Jean-Yves Bonnefond, Yves Clot, Thomas Coutrot,
Sabine Fortino, Guillaume Tiffon et Karel Yon. Finalement cette
controverse prolonge et élargit considérablement celle que la NRT a
publiée il y a huit ans déjà6.
Sa présence, aux côtés des articles du corpus « Le travail, espace
du politique », vient bien entendu également enrichir la réflexion
sur cette thématique.
*
Paul Bouffartigue :
Sabine et Guillaume, pouvez-vous ouvrir les échanges en précisant
l’objet de votre recherche et le statut qu’y occupe la « clinique
de l’activité » ?
- 7 Fortino Sabine (resp), Brugière Fabien, Goussard Lucie, Tiffon Guillaume, « Santé mentale et syndic (...)
- 8 Linhart Danièle, Linhart Robert & Malan Anna (1998), « Syndicats et organisation du travail : un re (...)
- 9 Méthode de gestion de projet issue du monde de l’informatique.
Sabine Fortino : Vu les réactions à nos articles (Brugière & al.,
2023a et 2023b), il me semble effectivement nécessaire de préciser ce
que nous faisons et, surtout, ce que nous ne faisons pas dans nos
enquêtes. Nos enquêtes n’ont rien d’un manuel d’intervention en
entreprise. Nous ne cherchons pas à établir, et encore moins à
défendre ou à promouvoir, « ce qu’il faudrait faire pour soigner le
travail et les travailleurs ». Pour le dire autrement :
on n’est pas cliniciens. Notre enquête7,
démarrée en 2020 et qui a duré quasiment trois ans, relève plutôt
d’« une sociologie des usages syndicaux des savoirs académiques en
santé au travail ». Ce qui nous a intéressés, c’est la façon
dont les équipes syndicales se sont approprié les savoirs et démarches
académiques pour penser et agir sur le sujet. Nous avons ainsi
rencontré la quasi-totalité des organisations syndicales - au niveau
confédéral, fédéral (plus particulièrement les fédérations santé-travail
social, agroalimentaire, télécommunications, métallurgie, éducation) et
local – pour questionner un constat qui faisait plus ou moins
l’unanimité depuis des années. Les syndicats seraient passés à
côté de la question du travail et de la santé ; c’est le fameux
texte de Danièle Linhart (& al.) sur « le rendez-vous manqué8 ». Est-
ce toujours le cas ? Vis-à-vis de leurs propres pratiques
syndicales, mais aussi de leur corpus de militants et de leur histoire,
comment les syndicats se réapproprient-ils désormais les questions
d’organisation du travail, de sens du travail, de santé au
travail ? Parviennent-ils à traduire ces nouvelles préoccupations
en stratégies revendicatives, en pratiques concrètes, etc. ?Il
ressort de tout cela, justement, que le « rendez-vous manqué »
n’existe plus : depuis 15 ans, il n’y a pas une seule
organisation qui ne mette pas le travail au cœur de sa réflexion, de ses
pratiques et de ce sur quoi il faut lutter. Selon les
organisations syndicales rencontrées, avoir « lâché » le
travail pour la défense de l’emploi, des statuts et des salaires était
une erreur car, à leurs yeux, le travail et la santé permettent de
ramener de la combativité, et de construire des rapports de
force. Ce constat est partagé par la CGC, Solidaires, la CFDT, la
CGT, la FSU… Nous avons également constaté que toutes les organisations
syndicales disaient à peu près ceci : « Nous sommes
démunis. La santé, c’est très compliqué. Finalement, nous
allons laisser les experts mener leurs expertises, parce qu’eux
savent. » Mais cette expérience de mobilisation des savoirs
experts, notamment au travers des expertises CHSCT, a fini par les
insatisfaire car les syndicalistes ressentaient une forme de
dépossession : « Les experts nous dépossèdent de nos propres
savoirs. Finalement, ils font le travail à notre place », nous
ont confié nombre d’entre eux. D’où la volonté, que l’on retrouve
dans l’ensemble des organisations syndicales, de se confronter par
eux-mêmes aux acquis de la recherche et de se former dans le cadre de
formations syndicales.Certains auteurs ont joué un rôle très important
dans la prise en charge syndicale des enjeux de santé au
travail. Christophe Dejours, d’abord, car il a beaucoup aidé les
militants comme les salariés à comprendre d’où provenait la souffrance
au travail, en sortant des approches individualisantes et en montrant
combien cette souffrance était surtout liée à l’organisation du travail,
à la mise en concurrence des salariés et à l’évaluation individuelle…
Mais, à un moment donné, certaines équipes syndicales ont eu
l’impression d’avoir été au bout de ce qu’elles pouvaient faire avec ce
cadre d’analyse. À tort ou à raison, elles ont alors estimé être un
peu enfermées dans une posture victimaire, de dénonciation, mais sans
trop savoir, ensuite, comment agir sur le sujet. En lisant
Christophe Dejours, on ne voit pas pourquoi son approche aboutirait
nécessairement à l’impossibilité d’agir. Cependant, c’est ainsi que
les organisations syndicales l’interprètent et le vivent. De façon
très pragmatique, elles vont alors laisser de côté la problématique de
la souffrance et se tourner vers d’autres interprétations, et finir par
jeter leur dévolu sur la « clinique de
l’activité ». Ainsi, les militants rencontrés, de la base au
sommet, nous disent que la rencontre avec cette discipline académique a
été une sorte de « révélation » pour eux.C’est une révélation à
deux niveaux : car elle leur permettait de comprendre le rapport
au travail, à la fois au niveau individuel et collectif, et de saisir la
question du pouvoir d’agir, du travail empêché. Cette
réappropriation va jusqu’au point où les militants syndicaux nous
racontaient la chose suivante : « Dans les instances, en
CHSCT, on dirait que nous sommes tous des étudiants du CNAM. Nous
parlons tous le même langage : “travail empêché, pouvoir d’agir,
travail réel/travail prescrit, etc.” »C’est ainsi que dans nos
entretiens avec des syndicalistes, dans les tracts, lors des journées
d’action syndicales et jusqu’à des prises de position écrites au niveau
des instances représentatives du personnel (IRP), notre enquête ne
cessait de « rencontrer » la « clinique de
l’activité ». Néanmoins, nous avons aussi rencontré des
équipes syndicales qui en sont revenues et qui portent à présent un
regard très critique à l’égard de cette démarche. Notamment chez
Sud et à la CGT, où l’intervention de l’équipe du CNAM au Technocentre,
par exemple, a été utilisée par la direction du site pour justifier la
mise en place de la méthode Agile9. Quand
on restitue ces témoignages, qui sont loin d’être isolés, dans nos
articles, on ne porte pas de jugement sur la qualité du travail réalisé
par les collègues. On rend juste compte de résultats d’enquête et,
en l’occurrence, du regard que certains militants syndicaux
portent – là encore, à tort ou à raison – sur les
interventions d’Yves Clot et de son équipe dans leur entreprise.En
réalité, on observe que les équipes syndicales – aussi bien au
niveau confédéral que fédéral, moins au niveau
local – s’approprient des concepts académiques et les font
travailler pendant quelques années. Mais au bout d’un moment, si
elles font le constat que ces concepts ou approches ne les aident pas ou
plus autant, elles s’en détachent et en utilisent de nouveaux. En
réalité, ces savoirs appropriés évoluent dans le temps en fonction de
leur opérationnalité. Autrement dit, les syndicats ont un rapport
extrêmement pragmatique au savoir : cela fonctionne-t-il dans le
rapport de force ou dans la négociation ? Par exemple, du côté de
la CFDT, la CFTC, la CGC ou encore de l’UNSA, il y a cette crainte de ne
pas trouver un langage commun avec le patronat lors des
négociations. En substance ils expliquent que si on parle de la
« clinique de l’activité » ou de la « psychodynamique du
travail », le patronat va nous regarder avec de grands yeux, l’air
de dire : « De quoi voulez-vous parler ? C’est subjectif,
cela ne concerne pas tout le monde, ce n’est pas
représentatif ». En revanche, quand ils présentent au patronat
des données statistiques constituées à partir des six axes retenus par
le rapport du Collège d’expertise sur les Risques psychosociaux (RPS),
présidé par M. Gollac (Gollac & Bodier, 2011), il serait
possible de discuter avec les directions, en confrontant les
statistiques syndicales avec les données chiffrées
patronales. Ainsi, pour ces organisations syndicales, patronat et
OS parleraient un même langage et donc, seraient mieux à même de
négocier. D’où l’intérêt de mobiliser le concept de RPS plutôt que
tout autre. Autres exemples : le stress, le burn-out
ou syndrome d’épuisement professionnel. Dans les années 2010-2020,
la CFE-CGC s’y référait beaucoup mais dit aujourd’hui :
« Parler d’épuisement professionnel est déprimant. À la place,
nous souhaitons parler de qualité de vie au travail
(QVT). » Ces deux notions n’ont rien en commun, mais, pour la
CGC, parler de QVT lui donnerait des arguments alors que parler de burn-out leur en enlèverait vis-à-vis des employeurs comme des salariés.
Thomas Coutrot :
Cela revient à nous poser la question suivante : existe-t-il des
interventions qui ne sont pas dominées par une logique de récupération
managériale, des expériences plus positives du point de vue du
développement du pouvoir d’agir ?
- 10 Yon Karel, À propos du texte d’Yves Clot, « Qualité du travail, syndicats et politique ».
- 11 Davezies Philippe (2022), « Les défis de la formation des acteurs syndicaux », en ligne : https://h (...)
Selon moi, il existe deux
modèles d’intervention des chercheurs en lien avec les situations de
travail, la question de la souffrance et de la qualité du travail,
etc. Pour simplifier, il y a un modèle dialogique et un modèle
antagonique.D’une part, le premier va considérer que la discussion sur
les critères de qualité du travail doit se dérouler à l’intérieur d’un
espace de dialogue entre les salariés et la hiérarchie, où l’on va
essayer de construire des compromis entre des conceptions différentes de
la qualité du travail. En explicitant ces conceptions et en
mettant à jour leurs présupposés et la façon dont elles interfèrent sur
ce décalage entre travail prescrit et travail réel, etc.Finalement, en
dégageant ces espaces et en mettant en place une technologie de
confrontation des conceptions sur la qualité du travail, l’idée est que
l’on va construire de nouveaux compromis favorables à toutes les parties
prenantes.Dans le fond, ce modèle d’intervention repose sur une
conception de l’action que je qualifierais
« d’habermassienne ». Cela signifie qu’en vertu d’une
communication entre acteurs sincères et animés de bonnes intentions, la
simple explicitation des présupposés, contraintes et visions de chacun
aboutira à une intercompréhension et à la transformation de la situation
dans un sens favorable pour toutes les parties prenantes.Je me trompe
peut-être, mais je pense que cette conception est largement portée par
la « clinique de l’activité ».D’autre part, le modèle
antagonique considère que toute situation de travail est marquée par les
rapports de classe, la domination et la subordination du salariat
vis-à-vis du propriétaire du capital. Selon cette conception, un
dialogue à égalité est donc impossible, car la meilleure volonté du
monde entre les acteurs ne pourra pas effacer les rapports de
domination, réactivés sans cesse au cours des interactions.Par
conséquent, l’intervention ne vise pas à créer un consensus et un
compromis avantageux pour toutes les parties, mais à renforcer la
cohésion du collectif de travail et sa proximité avec le syndicat, ainsi
que la capacité de ce dernier à mettre en mouvement les salariés et à
comprendre leurs motivations et difficultés face à leur
travail. Puis d’utiliser cela comme un levier pour l’action
syndicale, l’action de classe et la mobilisation sociale, en vue de
reconstruire un rapport de force entre les salariés et leur direction,
plus favorable aux premiers.Avec l’idée que le travail sur le travail
mené par les organisations syndicales, avec l’aide des chercheurs qui
disposent des outils d’analyse, peut permettre une subjectivation
politique critique, laquelle viendra renforcer la position d’un des
acteurs dans le rapport de force conflictuel entre classes sociales.De
mon point de vue, Davezies est le meilleur représentant de cette
deuxième conception, ayant consacré toute sa carrière à travailler aux
côtés des syndicats, jamais en lien avec les directions. Ce
faisant, afin de renforcer leur position, leur permettre d’élaborer des
ressources et trouver du pouvoir d’agir dans les contradictions
traversées par les salariés dans leur travail.Entre autres, il s’agit de
la défense du travail bien fait contre une conception purement
quantitative et gestionnaire. Mais aussi de la subjectivation d’un
acteur politique, c’est-à-dire sa capacité à porter une conception
politique de ce que pourraient être les rapports de travail,
l’organisation du travail et les finalités du travail.C’est en cela que
la démarche antagonique n’est pas seulement une démarche de
confrontation de points de vue critiques autour des enjeux concrets du
travail, mais également un moment décisif aujourd’hui de reconstruction
d’une capacité hégémonique des classes dominées, une capacité à
concevoir un projet de société alternatif à celui imposé par le
capitalisme néolibéral.(S’adressant à Karel Yon) Vous reconnaissez le
caractère de subjectivation politique de l’élaboration autour des
questions du travail, mais un passage de votre texte10
m’a interpellé : « Qu’il s’agisse de disputes
professionnelles autant que de luttes salariales, dans un cadre de
discussion avec l’employeur autant que de confrontation avec celui-ci,
ils découvrent leur pouvoir d’agir, prennent confiance en eux, et cela
stimule leur engagement. »Non : si l’on se réfère à Davezies,
ce n’est pas du tout la même chose, en termes de reconstruction des
rapports de force, entre :D’une part, un cadre de discussion où
l’on fait comme si l’on était à égalité avec l’employeur et où l’on
essaye de trouver des compromis ;D’autre part, un cadre de
confrontation où l’on construit les outils permettant d’assumer cette
position de confrontation.C’est en cela qu’à mon sens, la principale
divergence entre Davezies et l’équipe de « clinique de
l’activité » est le caractère autonome de la délibération entre
salariés avant toute confrontation à l’employeur. Or pour que le
point de vue soit construit de façon autonome, cela ne peut se faire que
via l’organisation syndicale, car elle est la seule
institution du travail – en raison de l’histoire politique, du
droit du travail et des garanties attachées au statut
syndical – qui peut garantir la libre expression des salariés
et la possibilité de confronter sincèrement leurs points de vue entre
eux.Évidemment, les salariés ne sont pas spontanément d’accord entre
eux. Donc si l’on étale les divergences entre salariés devant
l’employeur, et ce, avant d’avoir pu construire ou tenter de construire
un point de vue commun et dégager des lignes d’actions communes faisant
consensus au sein du collectif, on stérilise tout le potentiel subversif
contenu dans ces contradictions sur les conceptions de la qualité du
travail.Nous pourrions revenir sur la grande difficulté pour les
syndicats de faire cela, comme le montre un texte remarquable de
Davezies11 ;
peut-être est-ce même impossible. Quoi qu’il en soit, du point de
vue aussi bien théorique que politique, la prise en compte du rapport de
domination et du fait que les salariés ne sont pas spontanément
d’accord sur les conceptions de la qualité du travail à défendre rend
indispensable cette étape préliminaire à la rencontre avec
l’employeur.Sinon, tout ce potentiel subversif de reconstruction d’un
pouvoir d’action collectif de la part des salariés est dilué, perdu et
abouti finalement à du lean. Alors, le lean n’est pas infamant. Certaines formes de lean font
appel à l’intelligence ouvrière, à la capacité d’initiative.De ce point
de vue, ce que vous faites avec la « clinique de l’activité »
est préférable à du lean ultra-vertical, avec des simulacres
de participation. Y compris pour la santé des salariés, c’est
beaucoup mieux de les faire participer et discuter.Mais le potentiel de
transformation sociale associé à ces méthodologies dialogiques me semble
faible, sans parler du fait qu’elles ne peuvent être que très locales,
puisqu’elles supposent la présence assidue de tiers de confiance
ultra-qualifiés en « clinique du travail, » ce qui ne court
pas les rues…
Jean-Yves Bonnefond : Si cela est si vertueux du point de vue du lean,
pourquoi avons-nous rencontré autant d’obstacles de la part de la
direction pour que ce modèle s’étende davantage chez Renault ?
De l’intérieur, nous avons plutôt
vécu une bataille pied à pied pour que cette affaire n’aille pas plus
loin et qu’on laisse en l’état le lean existant. Cela
posait des problèmes sérieux au sein des directions, au point que si ce
n’est pas allé plus loin, c’est parce que cela inquiétait certains
dirigeants, mais aussi les syndicats.J’en viens aux institutions que
nous cherchons à faire vivre dans les organisations ; ce qui est
autre chose que le lean de ce point de vue. Je m’appuie
sur l’exemple de l’expérience d’un comité de pilotage.Dans le
département montage où il y avait en moyenne 70 % d’intérimaires
sur les chaînes de production. Un mouvement de grève a été initié
dans une unité, intérimaires compris, car la discussion sur le travail
qui était prévue n’avait pas lieu. La grève n’avait pas été
déclenchée par les syndicats, tout le monde s’est retrouvé débordé, nous
y compris, en se demandant ce qui se passait. Des intérimaires qui
débrayent, pour pouvoir discuter je ne sais pas si cela s’est beaucoup
vu, « Le chef ne veut pas discuter, on nous l’avait promis, mais
cela ne se fait pas, donc on débraye. » J’en étais même à me dire
qu’ils risquaient de mettre fin à tout ce qui se construisait. En
effet, dans le comité de pilotage qui a suivi, on a pu entendre les
préoccupations de la direction disant que l’expérimentation n’était pas
là pour engendrer des grèves. Ce faisant, le dialogue a bien eu
dans l’unité en question car ce qui avait fonctionné ici c’est le
rapport de force sur la qualité du travail.Donc de dire que nos idées
finissent dans la productivité néolibérale, cela m’interpelle car ce
n’est pas vrai, ce qui est sûr c’est que ça modifie les activités des
syndicats, des lignes managériales et des chercheurs aussi. L’objet
pour ces derniers n’étant pas de donner des cours sur la santé au
travail en CHSCT mais de parvenir à expérimenter avec toutes les parties
prenantes une institution de la qualité du travail au moyen des
conflits qu’elle contient. Et dans cette perspective, plus personne
n’est vraiment à la même place, c’est d’abord à ce propos que se jouent
les résistances.Je comprends que l’on puisse nous le dire en ces
termes, car le rapport entre connaître la chose de l’intérieur et ce qui
est intelligible de l’extérieur est compliqué. Je suis simplement
attristé que l’on n’en prenne pas la mesure. De mon point de vue,
s’il en a été ainsi, c’est parce que nous n’avons pas rencontré les
forces syndicales, en capacité d’aller plus loin dans l’expérience
institutionnelle d’un dialogue social qui s’articule à ces dispositifs
de dialogue professionnel sur la qualité du travail. Elles ont
leurs raisons et leurs contraintes que je respecte bien sûr.Sur la
fonction syndicale en matière de dialogue professionnel, je suis en
désaccord avec Philippe Davezies. Je ne crois pas que le syndicat
puisse avoir la responsabilité de l’animation de ces
dialogues. D’abord, parce qu’il y a plusieurs syndicats, vous allez
donc vous retrouver avec une équation impossible à résoudre. Mais
je veux bien qu’on me présente un dispositif durable de dialogue sur la
qualité du travail entre tous les professionnels d’une unité, d’un
service, directement animé par les organisations syndicales, qui
s’articule avec la direction. Le dispositif de Flins tel qu’il
s’est construit, on ne le connaissait pas par avance. C’est
l’action qui l’a imposé, encore une fois je suis tout à fait disposé à
ce que l’on me présente d’autres expériences montrant que notre modèle
est moins efficace qu’un autre qui aurait permis de faire évoluer
davantage les choses.Par ailleurs, je ne suis pas d’accord lorsque vous
dites qu’il n’y a pas de point de vue collectif préalable, il y en a,
j’y reviens plus loin. Et le syndicalisme est vital pour que ce
dialogue puisse avoir lieu. Sans l’engagement syndical dans
l’expérimentation de Flins, le dialogue sur la qualité du travail et son
destin dans l’organisation n’aurait pas eu lieu.Je sais que la critique
qui nous est faite consiste à dire que in fine dans l’usine le
dispositif s’apparente à de la collecte, pas à du collectif, car il n’y
a pas de réunion collective, mais la présence d’un référent. Or si
l’on considère que le collectif se réduit à la réunion formelle, je
pense que l’on se trompe sur la nature du collectif. Cette réunion
peut bien sûr exister dans certaines de nos interventions. C’est un
ajustement aux contraintes du réel, en usine, la minute d’arrêt vaut
10 000 euros. Sur les chaînes de production que je
connais les salariés se parlent, et ce, sans avoir à demander une
réunion au directeur et on contribue à cette vie collective. Et
quelqu’un peut tout à fait s’en détacher pour un temps de capitalisation
des discussions ayant déjà eu lieu.Donc si le travail collectif est
organisé, équipé, il existe sur la chaîne. Si le syndicat bataille
pour que cela ait lieu et pour qu’il y ait des instances dans
l’organisation qui ne s’apparentent pas au « lean réel » – parce que le lean
en pratique fait bien souvent fit du collectif, s’arrête au poste dans
l’atelier pour l’ouvrier, et il est mis en œuvre d’abord à partir des
critères de gains de productivité des directions. Certes, ce modèle
des référents a ses limites, je n’en fais pas une idéologie, mais il a
le mérite de faire circuler les rapports de force sur la qualité du
travail à d’autres niveaux d’instances dans l’organisation.Je prendrai
l’exemple de la commission tripartite dans l’usine, cette institution
potentielle d’un dialogue social ancré sur la qualité du travail
– créée suite à la demande de la CFDT – elle réunit les
organisations syndicales de l’usine, la fonction de référents opérateur
et la direction et on y discute les problèmes qui ne sont pas réglés en
amont. En outre, les syndicats ont accès à toutes les listes
uniques de problèmes (LUP), comme l’avait demandé la CGT. Tous les
fichiers ont donc été mis en ligne, tous les problèmes référencés de
tous les postes ont été rendus accessibles à la médecine du travail et
aux syndicatsSi cela se structure et tient bon dans la durée, je ne vois
pas pourquoi nous ne pourrions pas aller plus loin dans le
développement des dialogues et des collectifs de travail pour un travail
bien fait. En tout cas, je ne crois pas que cela annule le
collectif au contraire cela le convoque.D’ailleurs, je suis tout à fait
d’accord avec vous sur l’idée selon laquelle de réunir la direction et
le collectif pour discuter sur un mode habermassien, qui n’est pas notre
référence, est vouée à l’échec par un refoulement des points de vue des
plus subordonnés et de la fonction des collectifs de
pairs. Cependant, penser que c’est aux syndicats d’animer les
discussions professionnelles ne me semble pas viable non plus, mais bien
sûr ça se discute.
- 12 Yon K. (2022), « Politiser le travail ou l’entreprise ? Trois registres de citoyenneté industrielle (...)
Karel Yon :
Il me semble nécessaire de clarifier la raison de ma présence dans ce
débat, qui a démarré comme une controverse entre spécialistes de la
santé au travail. Lors des échanges préparatoires à cette
rencontre, Yves Clot a mentionné le livre que j’ai dirigé, Le syndicalisme est politique,
en le présentant comme une illustration de la méthode opposée à celle
qu’il préconise : plutôt que de renforcer le syndicalisme par un
engagement résolu pour transformer le travail ici et maintenant, nous
donnerions la priorité à son renforcement futur et indirect, par le
concours de l’État et de la politique institutionnelle. Ainsi, il y
a deux débats qui s’entremêlent. Il y a un débat sur les
méthodologies d’intervention dans les situations de travail, les savoirs
universitaires qui les équipent et les usages qui peuvent en être faits
par les syndicats et les directions, que viennent d’ouvrir Sabine,
Thomas et Jean-Yves. Et il y a un autre débat sur la contribution
du syndicalisme à la transformation sociale et politique, dans lequel
l’action sur le terrain du travail n’est qu’une dimension
possible. Sur le premier débat, je n’aurai pas grand-chose à
dire : notre livre n’est pas une prise de position dans les
controverses entre spécialistes de la santé au travail, auxquelles la
plupart d’entre nous sommes étrangers. Sur le second, je
commencerai par préciser que les analyses développées dans Le syndicalisme est politique ne
consistent pas, de près ou de loin, à défendre l’idée que seule une
intervention par la loi, impliquant donc la médiation de l’État, serait
la meilleure, et encore moins la seule manière de libérer le
travail. Elles ne consistent pas davantage à opposer l’action dans
un futur hypothétique à l’intervention directe sur le travail, comme
l’avance Yves Clot. Notre livre a une visée d’intervention :
il cherche à encourager le débat sur les stratégies syndicales en
essayant de penser ensemble les différents plans de l’action
syndicale. Plutôt que de se demander ce qui « vaut
mieux », de l’intervention sur le travail concret ou sur les
institutions qui configurent le travail abstrait, il me semble en effet
plus intéressant de réfléchir à la façon dont ces deux lignes d’action
peuvent se combiner et interagir. Mais cela suppose effectivement
d’accorder de l’importance à l’intervention syndicale sur le terrain de
la politique institutionnelle, ce que néglige à mon sens une stratégie
syndicale réduite à la « démarche travail ».Ceci étant dit, je
voulais revenir sur la distinction faite par Thomas entre ce qu’il
appelle les modèles dialogique et antagonique. Je comprends
l’intérêt normatif d’opposer terme à terme deux démarches d’intervention
sur le travail, l’une qui ferait primer le souci gestionnaire de la
performance des organisations de travail, et l’autre l’affirmation d’un
pouvoir de classe dans l’opposition à l’employeur. Mais en tant que
sociologue, je ne suis pas sûr qu’une telle distinction nous aide à
décrypter la réalité. Dans la pratique, nous savons tous que les
situations de confrontation dialogique ou délibérative peuvent provoquer
des conflits, des grèves et des débrayages, ou qu’inversement, les
débrayages créent des occasions de discussion. C’est un des acquis
de la sociologie des relations professionnelles que d’avoir souligné le
caractère idéologique d’une telle opposition entre dialogue et
conflit. Elle a plus de sens pour rendre compte des luttes
symboliques à l’intérieur du champ syndical que pour comprendre les
pratiques. Ce que j’ai écrit dans le texte préparatoire à cette
discussion auquel Thomas fait allusion, c’est précisément un rappel de
ce constat : quand les salariés développent un rapport actif et
réflexif à leur travail, ils et elles développent un « pouvoir
d’agir » qui a des effets de subjectivation politique, et cela se
constate à de multiples occasions. Pas seulement dans les moments
de discussion sur le travail. Du fait de mes objets d’étude, j’ai
saisi ce genre de dynamique d’empowerment à l’épreuve
d’engagements militants ou de mobilisations collectives plutôt que dans
les expériences relevant de la « clinique de l’activité »,
mais il s’agit de processus analogues. Dans un papier récent, je
m’inscris d’ailleurs contre une certaine tendance, très présente dans la
littérature sur la démocratisation du travail, à laisser penser que
seule une confrontation sur les enjeux qualitatifs du sens et de
l’organisation du travail serait porteuse de tels effets de
subjectivation politique12. Je
montre que les revendications salariales produisent aussi de tels
effets, car les demandes de reconnaissance symbolique et matérielle sont
indissociables.C’est pourquoi il me semble erroné d’avancer que
certaines configurations institutionnelles sont nécessairement
gouvernées par une logique de dialogue social quand d’autres, à
commencer par l’organisation syndicale, seraient les seules à même de
garantir l’expression d’un conflit de classe ou le développement d’une
subjectivité autonome…
Thomas Coutrot : Il ne s’agit pas de la garantie, mais de la possibilité…
- 13 Quijoux Maxime, Yon Karel (2024), « Servir l’entreprise pour mieux servir les salarié·es ? Les form (...)
Karel Yon :
Oui, et ce n’est pas du tout la même chose. Dans l’enquête que
nous avons menée sur les formes d’engagement dans une multinationale de
la distribution sportive, on voit bien comment le syndicalisme peut
lui-même être capté par la logique managériale13. Au
point que ce sont parfois des élus du personnel sans étiquette, qui se
tiennent volontairement à distance des syndicats, qui réussissent à
mener un travail beaucoup plus syndical que d’autres élus avec une
étiquette syndicale. C’est-à-dire qu’ils se documentent, sont au
contact de leurs collègues, discutent avec elles et eux de leurs
conditions de travail et des transformations du travail, etc. Loin
de moi l’intention de dénigrer le syndicalisme, mais il faut partir du
constat que ses formes sont plurielles et que la définition du
syndicalisme est un enjeu de luttes. Une institution est un support
pour l’action collective, mais jamais une garantie de ce que sera
l’action collective. Les dynamiques politiques peuvent être très
différentes d’un contexte à l’autre. Aussi, je ne suis pas du tout
surpris par ce que décrit Jean-Yves sur le fait qu’une simple
délibération sur la qualité du travail puisse déboucher sur un
débrayage.
- 14 Davezies Philippe (2021), « L’activité́ entre assujettissement et subjectivation », dans Dujarier M (...)
Yves Clot :
Je crois qu’il ne faut pas simplifier les choses
effectivement. Cette opposition bien trop « générale »
entre le dialogue (autour de la qualité du travail) et l’antagonisme
social est une facilité un peu rhétorique. Dialoguer pour faire
reculer le travail « ni fait ni à faire » ne supprime pas
l’antagonisme. Bien au contraire. Quand il est méthodiquement
découvert dans le réel puis institué dans le dialogue, le conflit de
critères autour du travail bien fait déborde le conflit d’intérêts
traditionnel auquel il donne un autre destin social. Il ne le
supprime pas, il le régénère. Il enrichit l’exercice de
l’antagonisme. C’est ce qui explique les différends qui nous
opposent toujours avec les directions à un moment ou un autre. Il
est peut-être plus circonscrit mais il est plus universel que le conflit
d’intérêts et porte plus loin car il concerne, au-delà de tout
corporatisme, aussi bien la santé que la qualité des produits fabriqués,
celle des services rendus ou des soins prodigués. La
responsabilité de l’acte et l’engagement subjectif qu’il sollicite,
questionnent à la racine la subordination juridique du salarié à
l’employeur, de plus en plus délétère pour la nature et le vivant dans
son ensemble.L’intervention concrète en entreprise doit faire avec
l’ubiquité des conflits. C’est le prix à payer pour restaurer le
travail bien fait le plus vite possible car le travail peut faire
beaucoup de dégâts, souvent à très court terme. Faire avec cette
« ubiquité », comme nous l’avons montré dans Le Prix du travail bien fait
consiste à fabriquer des « forces de rappel » susceptibles
de « revitaliser » le conflit social habituel en le rattachant
au réel du travail. C’est donc le conflit assumé au nom d’un
travail de qualité que nous expérimentons. Quand on l’esquive, le
rapport social perd son « centre de gravité », quand on le
recherche on produit paradoxalement beaucoup plus d’unité que toutes les
pratiques du consensus. Car ce conflit-là peut devenir une méthode
de coopération, un lien social vivant, loin de la fascination pour les
arrangements. Le dialogue n’est pas condamné à la recherche du
compromis. Il peut servir à trouver quelque chose à quoi
personne n’avait pensé jusque-là, un arbitrage réversible qui modifie le
travail, soumis à des rapports de force appelés à se développer
encore. Loin de toute morale de l’intercompréhension, Bakhtine, qui
nous sert de référence depuis longtemps, est le contraire
d’Habermas. Et, en fait, c’est d’être intraitables sur la qualité
du travail qui nous vaut sans doute d’être à la fois respectés et autant
combattus dans les interventions que nous conduisons.On ne peut pas,
Thomas, discuter ici dans le détail le travail de P. Davezies, qui
par ailleurs n’est pas là. Mais je partage avec toi, comme avec
P. Davezies qui fait référence pour toi, l’idée que le syndicalisme
est un acteur central dans les conflits que je viens
d’évoquer. Aucune de nos actions ne se prive d’ailleurs de sa
contribution, à la différence des interventions de M. Detchessahar
auxquelles tu les assimiles à tort. Nous ne sommes pas des naïfs
sociaux et nous avons, en psychologie du travail, comme en ergonomie, à
répondre à des demandes sociales concrètes de transformation de
situations dégradées. Au-delà du débat d’idées, c’est une
expérience pratique qui rend lucide sur les rapports de pouvoir entre
toutes les parties prenantes. C’est la raison pour laquelle, à la
différence des espaces de discussion ouverts par M. Detchessahar et
même de l’expression directe prévue par les lois Auroux, nous écartons
une pratique collective d’analyse du travail animée par
l’encadrement.Dans ce que nous faisons, le collectif de travail a
systématiquement les moyens préliminaires de discuter du travail en
dehors de toute présence hiérarchique et avant tout dialogue avec cette
hiérarchie. Le commentaire de P. Davezies – que vous
reprenez avec C. Perez, selon lequel dans notre travail
« l’espace de discussion est limité au groupe formé par les
référents, la direction et les membres de la hiérarchie concernés14 »
ne rend vraiment pas justice à notre pratique. Il est d’autant
plus étonnant qu’il contredit le texte qu’il commente ! Il s’agit
de la préface que j’ai écrite au livre de M. Detchessahar (Clot,
2019) où, justement, j’explicite cette différence importante avec
lui. Ce que nous avons fait chez Renault est documenté dans le
détail dans le livre de J. Y. Bonnefond, à l’opposé d’une
association directe des salariés et de la hiérarchie, bien loin de
« l’éloge d’une approche chrétienne du travail » qui nous est
curieusement attribuée. Pour ne prendre que cet exemple parmi
beaucoup d’autres, une réunion de tous les référents porteurs du travail
collectif était organisée chaque trimestre ; jusqu’à
40 ouvriers référents sans la hiérarchie le samedi, de
6 heures du matin à midi ! Avec des transversalités entre
ateliers qui n’existaient nulle part ailleurs dans l’usine ; avec
la possibilité pour les syndicats d’y assister à leur demande afin de
préparer, par ce travail préliminaire, l’échange à venir avec la
direction de l’usine.Ce malentendu dans l’interprétation de notre
travail peut être facilement levé si on est précis à partir de ce que
nous avons publié sur plusieurs terrains d’action, bien au-delà de
l’expérience chez Renault, dans le Prix du travail bien fait.
Thomas Coutrot :
Pour clore cette séquence, je voulais rebondir sur la question des deux
modèles d’action. Ce ne sont évidemment pas des descriptions
sociologiques du monde réel. Tu m’opposes que c’est toujours plus
compliqué, certes, mais ces deux modèles ont le mérite de fixer les
priorités quant à l’allocation du temps des chercheurs, sachant que
notre temps n’est pas infini.Tant qu’à faire de l’intervention en
entreprise, ne vaut-il pas mieux aider les syndicats à s’équiper pour
construire des formations ? Le rôle des formations syndicales étant
absolument central pour permettre au syndicalisme de changer de posture
vis-à-vis de la question du travail. Cela demande un important
effort d’autoformation militante.Certes, la CGT a commencé à y
travailler sérieusement à partir de 2008, puis a reculé sous Philippe
Martinez, mais semble en train de reprendre l’initiative sur ces
questions. En tout cas des graines ont été semées. Nous le
voyons à travers notre recherche en cours pour et au sein de la CGT,
avec une équipe dont font partie Sabine et Guillaume : des
syndicats que nous pensions a priori plutôt hostiles à la
démarche se la sont en réalité appropriée.Ainsi, c’est un processus, une
lutte politique à l’intérieur même de tous les syndicats,
entre :La question est donc la suivante : quelle peut être
l’utilité des chercheurs et des ergodisciplines dans cette lutte, au
sein des syndicats et plus généralement dans la lutte sociale autour des
enjeux du salariat et de la qualité du travail ?À ce titre, les
deux modèles que je propose sont plutôt des outils de réflexion pour
déterminer comment nous, chercheurs, devrions allouer notre temps et nos
ressources rares, ainsi que notre expertise, afin d’avoir l’impact le
plus fort et le plus durable possible sur les capacités de
transformation sociale et d’action collective.Or il me semble que la
tâche principale des chercheurs en ergodisciplines, ayant une visée de
transformation sociale, devrait être de renforcer les capacités du
syndicalisme à mener une action autonome, indépendante et de longue
durée pour reprendre en main le travail, son organisation et ses
finalités.Je le dis clairement, il ne s’agit pas (ou pas seulement)
d’une question théorique portant sur tel ou tel concept, mais d’une
question politique. Elle devrait être discutée en tant que
telle.Pour conclure, je rappelle que le patronat cherche depuis
longtemps à remettre en cause le monopole syndical de présentation des
candidatures au premier tour des élections professionnelles. Cette
obsession du patronat remonte au moins à 1968, et ce point figure depuis
toujours au programme du RN.Par conséquent, commencer à dire que nous
allons élire des délégués pour délibérer sur le travail, mais en dehors
des listes syndicales, revient à ouvrir la porte au patronat pour
remettre en cause le monopole syndical… Vous rendez-vous compte des
conséquences politiques que cela peut avoir ? Politiquement, c’est
irresponsable, je vous le dis franchement. Cela ne doit pas être le
modèle d’action général pour transformer le travail. Du point de
vue politique, il faut soutenir la proposition d’élire des délégués de
proximité issus des syndicats. De la même manière que les délégués
du personnel étaient responsables des revendications et des conflits
individuels, ces délégués de proximité seront chargés de la délibération
sur la qualité du travail et son organisation.Si nous ne défendons pas
le monopole syndical, c’est le démantèlement du syndicalisme qui
s’annonce…
Yves Clot :
Ton idée, Thomas, que le syndicat doit rester le seul canal d’analyse
collective du travail réel et le canal unique de transmission de cette
analyse entre direction et salariés reste malgré tout très
discutable. Elle présuppose qu’un consensus doit s’opérer entre
salariés sur l’activité de travail à promouvoir, par l’entremise du
syndicat qui garantit seul la libre expression de ces salariés auprès de
la hiérarchie. Outre que cette démarche est, elle, très
« habermassienne » en s’intéressant plus au compromis entre
salariés pour faire face à la hiérarchie qu’aux vertus de la controverse
pour garder leur activité vivante en s’y attaquant, elle se heurte,
comme tu le dis toi-même, à des résistances chez les syndicalistes
eux-mêmes pour animer la pratique collective d’analyse. Peut-être
est-ce même impossible, dis-tu. Et je crois que ça l’est
effectivement. Car le travail réel divise et l’animation des
collectifs suppose de rechercher les conflits de critères entre salariés
sur le travail bien fait dans leur activité quotidienne, pour faire le
tour des questions. Et là, on ne peut pas chercher l’unité à tout
prix, bien au contraire. Et les syndicalistes, en tant que
militants, sont mal placés pour entrer dans la controverse sur
l’activité des uns et des autres, mal placés donc pour donner un cadre
au dialogue professionnel. Ce qu’on se dit entre collègues sur le
boulot des uns et des autres peut bien concerner un syndicaliste en tant
que professionnel mais ce n’est pas du syndicalisme. Les militants
le sentent bien. Ils ne peuvent avoir de légitimité qu’en tant que
professionnel comme les autres dans cette situation. Ce n’est donc
pas un simple problème de formation. C’est une question de
fonction. Il y a un conflit dans l’activité des militants à qui on
demande d’animer la « dispute professionnelle » dans des
collectifs auxquels ils n’appartiennent pas directement, sauf
exception. Surtout, comme cela a été dit, si la concurrence entre
les syndicats complique encore les choses. S’ils doivent
« représenter » ces collectifs c’est encore plus
difficile. C’est pourquoi nous pratiquons avec des
référents-métiers élus issus de chaque collectif réel, sachant qu’un
syndicaliste peut, bien sûr, être référent, à titre
professionnel. Mais si l’on veut généraliser le dialogue
professionnel pour régénérer le dialogue social grâce à une large
initiative collective de celles et ceux qui travaillent, on ne peut pas,
même pour l’avenir du syndicalisme, fixer la règle d’un monopole
syndical pour l’élection des « représentants du
travail ». C’est autre chose que les délégués du
personnel.Aucune formation syndicale ne peut résoudre des problèmes qui
ne sont pas des problèmes de formation. Du coup, le « trésor
caché » que tu évoques à propos de la CGT, qui concerne des
configurations militantes singulières, difficilement reproductibles, ne
peut guère faire « tache d’huile » dans les syndicats. Il
n’y a pas que des oppositions « idéologiques » à ces
expériences dans ces syndicats mais des problèmes pratiques que
l’expertise des chercheurs que nous sommes ne suffira pas non plus à
régler ; même en devenant, de fait, comme tu le proposes,
nous-mêmes des militants, ce que, personnellement, je ne suis
pas. Tout en restant un « chaud partisan » du
développement d’un syndicalisme de transformation sociale, je ne crois
pas que la responsabilité des chercheurs soit de développer le
syndicalisme. Notre affaire peut aider le syndicalisme à se
régénérer mais ce n’est pas, en soi, notre but. Il est un moyen
important pour la transformation du travail mais ce n’est peut-être
d’ailleurs pas – on y reviendra sans doute – le même
syndicalisme que celui que Karel défend.
Thomas Coutrot :
Je précise que Philippe Davezies ne dit pas que les formations
syndicales à l’analyse collective du travail ne marchent pas, mais
qu’elles ne marchent pas aussi bien qu’il le souhaiterait.
- 15 Goussard Lucie & Tiffon Guillaume (2024), « Lutter syndicalement contre la souffrance au travail, u (...)
Guillaume Tiffon :
À la suite de ce qui vient d’être dit, je voudrais pour ma part
orienter le débat vers notre rapport, en tant que chercheur, à
l’intervention. Car si dans l’enquête collective que nous avons
menée, avec Sabine, Fabien et Lucie, nous avions une posture classique
de sociologues, qui étudient « de l’extérieur », si je puis
dire, la façon dont les équipes syndicales se sont approprié les savoirs
et démarches académiques pour penser et agir sur les enjeux de santé au
travail, il m’arrive, par ailleurs, d’intervenir en entreprise, dans le
cadre de formations syndicales, d’expertises CHSCT, ou encore, d’études
et de recherches-actions réalisées aux côtés et à la demande d’équipes
syndicales. À chaque fois, je m’efforce de les accompagner dans
leur lutte en leur apportant des éléments d’analyse et, surtout, des
données empiriques, qui soient les plus factuelles et objectives
possibles, pour les aider à construire leurs revendications.Autrement
dit, je ne me perçois pas comme une avant-garde éclairée qui arriverait
avec des solutions clés en main, ni comme une personne en position
d’extériorité pure qui observerait et critiquerait toute intervention en
attendant « le grand soir ». Au contraire, comme vous,
j’interviens auprès d’équipes syndicales et je fais de mon mieux pour
les accompagner. Cependant, il me semble important de rester lucide
sur la portée de nos interventions, qui, pour des raisons qui nous
échappent, restent le plus souvent très limitée.Je le dis d’autant plus
facilement que je porte un regard très critique sur le devenir de mes
propres interventions. Pendant cinq ans, avec Jean-Pierre Durand et
Lucie Goussard, nous avons accompagné les équipes syndicales d’EDF
R&D, en réalisant trois études pour eux et en faisant diverses
restitutions auprès des militants, des salariés et en CE. Or, après
tout ce travail – des dizaines de réunions avec
l’intersyndicale, plus d’une centaine d’entretiens, des dizaines de
journées d’observation, l’élaboration et l’analyse de deux
questionnaires chacun renseigné par plus de
1 000 salariés –, que reste-t-il ? Cela me fait mal
de le dire, mais pas grand-chose : la direction a tout mis en œuvre
pour que nos résultats restent sans suite15. Car,
loin de constituer une arène scientifique, où se discutent des cadres
d’analyse à partir d’éléments objectivés et étayés empiriquement, au
fond, le CE reste, d’abord et avant tout, une arène politique, traversée
par des divergences structurelles d’intérêt, au sein de laquelle chacun
joue son rôle, de façon quasi-organique. Résultat : la
direction s’est dite très sensible à ces questions, très intéressée par
les résultats de l’étude, mais n’a, en fin de compte, tiré aucun
enseignement de celle-ci, dont il ne reste aujourd’hui presque rien.Et
puis, il est des cas où, pire encore, les interventions sont même
récupérées par les directions. C’est précisément ce qui s’est passé
pour l’équipe du CNAM au Technocentre de Renault. D’après les
témoignages recueillis, suite à la restitution de ce travail, la
direction a dit : « C’est formidable. Merci. On a
tout compris. On va donc mettre en place la méthode agile. »
Ce qui est en cause, ici, lorsqu’on rend compte de cet exemple, ce n’est
pas la qualité du travail réalisé par les collègues, mais la façon dont
leur travail a été dévoyé voire récupéré par la direction.Faisons donc
un constat dur, mais lucide : dans le cours ordinaire des rapports
de production, aujourd’hui, ce sont les directions d’entreprise qui
restent maîtres du jeu. On peut le déplorer, mais de fait, au sein
des IRP, ces dernières gardent la main et peuvent, globalement, utiliser
les résultats des interventions comme elles l’entendent, y compris à
des fins contraires aux objectifs initiaux.Cela conduit donc à déplacer
le questionnement : puisque sans rapport de force, les militants
syndicaux n’obtiennent pas grand-chose, comment créer du rapport de
force pour obtenir des avancées ? Pour le coup, notre enquête met
en évidence deux grandes stratégies syndicales.La première consiste à
repartir de l’activité, en montrant combien elle est maltraitée et
empêchée, en vue de repolitiser par le bas. Il s’agit alors de
remobiliser les salariés, d’améliorer la syndicalisation et d’obtenir de
meilleurs résultats aux élections professionnelles, afin de renforcer
localement la position du syndicat vis-à-vis de la direction. À mon
sens, malgré leurs différences, cette stratégie renvoie à la fois aux
démarches d’Yves Clot et de Philippe Davezies.Mais il existe une autre
stratégie, particulièrement présente chez Solidaires et Sud, qui
consiste à aller chercher des ressources externes pour infléchir le
rapport de force dans l’entreprise. Cela peut passer par différents
leviers, à commencer par la médiatisation de certaines affaires, afin
de scandaliser et heurter l’opinion publique, mais aussi d’intimider la
direction. En portant atteinte à sa marque, l’espoir est que
l’entreprise revoit ses positions.Parmi les exemples les plus marquants,
nous pouvons citer l’affaire des suicides chez France Télécom. En
alertant quotidiennement les médias sur de nouveaux cas de suicide, une
pression politique externe s’est exercée sur Didier Lombard et l’a
obligé à réagir.Le deuxième levier, bien connu, est le recours au
juridique. Bien qu’il ne soit pas propre à Sud, ils ont été parmi
les premiers à s’engager sur ce terrain, notamment en ce qui concerne
les suicides. Ainsi, Sud a décidé de mettre la pression sur la
direction de France Télécom en utilisant des moyens juridiques, tentant
ainsi de rétablir un équilibre dans le rapport de force.Enfin, troisième
levier : il apparaît parfois judicieux de s’entourer d’experts
pour constituer des dossiers solides et renforcer la légitimité des
équipes syndicales. Cela implique souvent de s’appuyer sur des
expertises CHSCT, des interventions d’universitaires, de médecins du
travail, d’avocats… mais aussi d’aller chercher le soutien
d’associations, d’activistes, de militants écologistes. Plutôt que
de voir ces derniers comme des concurrents, car en dehors du contrôle du
syndicat, il s’agit alors de les considérer comme des alliés
potentiellement précieux pour renforcer la position des syndicats.De ce
point de vue, le procès de France Télécom est assez
emblématique. Pour l’instant, notre discussion s’est plutôt
focalisée sur la première stratégie. Cependant, cette affaire a
montré tout l’intérêt que peut comporter cette autre stratégie pour
instaurer un rapport de force moins défavorable, en utilisant d’autres
leviers que le seul fait de partir de l’activité pour repolitiser et
renforcer les positions syndicales en interne.
- 16 Benquet M., Marichalar P. & Martin E. (2010), « Responsabilités en souffrance. Les conflits autour (...)
Sabine Fortino :
J’aimerais apporter des précisions sur la position des directions
d’entreprise. Nous discutons beaucoup des forces et faiblesses du
syndicalisme, ainsi que des interventions des uns et des
autres. Or, lorsque nous sommes sur le terrain, nous observons des
directions arc-boutées sur les organisations du travail, revendiquant
leur possession exclusive.Par exemple, dans une fromagerie industrielle,
où Sud était majoritaire, un suicide est survenu, ainsi qu’une
tentative de suicide quelque temps après. Les syndicats ont
souhaité mener une enquête sur le travail. Cependant, l’entreprise a
réagi en proposant de créer des groupes de travail, tout en demandant
de ne pas lancer d’expertise… Quel a été le résultat ? À la fin, la
direction a proposé de surveiller le moral des salariés avec deux
outils :Ces initiatives n’ont rien à voir avec une réflexion
politique sur le travail ou une quelconque volonté de changer
l’organisation du travail. En revanche, et c’est précisément leur
but, elles coupent l’herbe sous le pied des syndicats. Autrement
dit, là où les équipes syndicales locales souhaitaient s’engager dans
une enquête approfondie sur le travail et éventuellement chercher des
ressources externes, on se contente de solutions superficielles.J’ai
également observé cela dans une laiterie industrielle, où des incidents
incroyables, y compris des violences, avaient eu lieu. La direction
a installé une table de camping à l’extérieur pour organiser des
barbecues… Ainsi, nous observons des acteurs syndicaux qui cherchent des
stratégies, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise, pour
changer le travail, qui – lorsque c’est
possible – « embarquent » des équipes de chercheurs
en appui, essayent de s’autoformer… et s’affrontent à des directions
très offensives à ce niveau. J’ai envie de dire : les
directions ont appris du procès France Télécoms et on ne les y reprendra
plus. Tout est bon pour donner l’impression qu’elles font quelque
chose et surtout, faire en sorte que rien ne change, en occupant les OS
dans des comités théodules chronophages, en multipliant la communication
sur des gadgets… C’est un phénomène que nous avons souvent observé dans
les entreprises.Cela soulève donc la question de nos actions et celle
de leur réappropriation. Depuis tout à l’heure, nous parlons de la
réappropriation des savoirs par les acteurs syndicaux, mais il existe
aussi une réappropriation des dispositifs par les directions
d’entreprise. Comme l’ont montré M. Benquet,
P. Marichalar et E. Martin16
à EDF, dès 2010, face à la montée en puissance de l’action des CHSCT
sur les souffrances psychiques, la mise en place de dispositifs
d’entreprise (à côté des IRP), de groupes de travail, d’observatoires… pilotés par les directions
permet de marginaliser les représentants du personnel, d’étouffer la
conflictualité et d’imposer le concept de RPS (en lieu et place de celui
de « souffrances psychiques »).Quinze ans plus tard, alors
que les syndicalistes étaient désormais bien formés et armés pour
affronter les questions de travail et de santé, les stratégies
patronales pour les contourner n’ont fait que se déployer, devenir plus
astucieuses… Si les directions acceptent de dialoguer sur le travail, ça
sera toujours selon leurs propres termes et conditions.
Thomas Coutrot :
Guillaume, tu as distingué deux modes d’action syndicale :
l’intervention à partir du travail et la recherche de ressources
extérieures. Or pour que la deuxième démarche soit efficace, elle
doit s’ancrer dans la question du travail et de ses finalités.Par
ailleurs, la question écologique, de plus en plus déterminante et
structurante dans la conflictualité sociale, devient une condition
politique fondamentale pour le renouveau du syndicalisme. Il est
donc essentiel que les syndicats prennent en charge cette question dans
les lieux de production, en posant la question du travail, de ses
finalités et de ses impacts sur le monde et sur la nature, tout en
collaborant avec les forces sociales extérieures qui se préoccupent et
luttent sur ces questions. Ainsi, ces deux approches ne sont pas du
tout contradictoires. Au contraire, elles doivent être étroitement
mêlées.
Guillaume Tiffon : Je suis d’accord.
Thomas Coutrot :
En revanche, je maintiens que les démarches de réflexion sur le travail
et la qualité du travail doivent être menées de façon autonome par le
mouvement syndicat. Cela pose des défis considérables, mais c’est
la condition politique d’une transformation sociale sur le long
terme.(S’adressant à Yves Clot) Philippe Davezies affirme que, d’une
certaine manière, les formations syndicales sur le travail
fonctionnaient même trop bien. Dans le cadre des formations sur les
enjeux de la qualité, les militants mènent des enquêtes sur le
terrain. Ce faisant, ils découvrent tellement de choses qu’ils
ignoraient auparavant et se sentent si bien équipés et outillés qu’ils
obtiennent des résultats immédiats : restauration du lien de
confiance avec les salariés, meilleurs résultats électoraux et meilleure
syndicalisation. Mais ils ont des résultats quasiment trop rapides
qui font que, regrette Philippe Davezies, ils ne s’affrontent pas sur
la vraie question, la plus difficile : mener les controverses
collectives. Cette première étape, consistant en des enquêtes
individuelles auprès des salariés, est tellement fructueuse qu’ils
n’atteignent souvent pas la deuxième étape, véritablement
transformatrice.Cette deuxième étape implique non seulement d’élaborer
avec les salariés des propositions touchant à l’organisation du travail
et apportant des modifications substantielles, la première étape ne le
permettant pas dans la plupart des cas, mais aussi de transformer le
travail syndical lui-même.Elle vise à changer la manière dont les
syndicalistes envisagent leur fonction sociale, qui est précisément de
faire émerger les problèmes du travail, de les mettre en débat dans les
collectifs de travail, et de créer une unité politique du collectif de
travail autour des questions de la qualité du travail et du travail bien
fait.
Paul Bouffartigue :
Le pluralisme syndical n’est-il pas une des explications de cet
échec ? Nous pourrions imaginer que le syndicat à l’initiative de
la démarche s’est renforcé, donc ne cherche pas à la partager.
Thomas Coutrot :
Ce n’est pas n’importe quel syndicat qui peut engager cette
démarche. Ce sont des militants avec une conscience de classe,
reconnaissant ne pas avoir d’intérêts convergents à long terme avec ceux
de leurs dirigeants.Par conséquent, ils comprennent qu’il est
nécessaire de construire un point de vue autonome pour renforcer le
rapport de force et le pouvoir d’agir, afin de peser sur la
situation.Ces présupposés idéologiques ne sont pas universellement
partagés dans le syndicalisme, comme vous le savez. Même si
aujourd’hui, la CFDT s’interroge sérieusement sur sa stratégie
d’accompagnement et de modération des excès des politiques
néolibérales. Avec la réforme des retraites, la CFDT a tiré le
constat qu’elle n’était plus l’interlocutrice des pouvoirs publics et du
patronat. À l’intérieur de ses rangs, certains se demandent s’il
n’y aurait donc pas intérêt à renouer au moins en partie avec une
logique de conflictualité, peut-être à partir des questions sur le
travail.
- 17 Je reviens plus en détail sur ce débat dans : Yon K. (2022), « Le salaire de l’opéraïsme. Première (...)
- 18 Trentin Bruno, « La liberté comme enjeu du conflit social », in Le travail et la liberté, Paris, Éd (...)
- 19 Le Roy Anne & Puissant Emmanuelle (2023), « Le marché des services à la personne. Que reste-t-il du (...)
- 20 Simonet M. (2024), L’imposture du travail. Désandrocentrer le travail pour l’émanciper, Paris, 10/1 (...)
Karel Yon :
Vos réactions sur la manière de renouveler le syndicalisme nous font
basculer dans ce deuxième débat d’ordre stratégique et politique.Dans le
texte qui a motivé cette rencontre, Yves Clot pose cette
question : « La subordination peut-elle vraiment reculer dans
le travail ici et maintenant ou n’est-ce là qu’une naïveté,
finalement coupable si l’objectif reste de révolutionner les finalités
sociales de la production définies par la structure de classes
capitaliste ? » Il défend l’idée que le sujet politique de la
transformation sociale se forme dans cette action ici et maintenant
pour transformer le travail, car c’est là que se loge la
« conscience de classe ». Il s’inscrit ce faisant dans la
suite d’une pensée, qui est notamment celle de Bruno Trentin, faisant
de la conscience professionnelle du producteur, ou
« professionnalité », le cœur de la conscience de
classe. Quand Trentin formalise sa pensée dans les
années 1970, il le fait contre celle des opéraïstes qui lui
opposent le « refus du travail » comme véritable puissance
révolutionnaire : face à l’expérience radicale de l’exploitation
qu’impose le travail à la chaîne, « l’ouvrier masse »
manifesterait son rejet du capitalisme par l’absentéisme, le sabotage ou
la grève spontanée… autant de pratiques situant la libération du
travail hors de celui-ci17. Je
pense qu’une telle opposition est schématique car elle réifie des
identités qui en réalité sont beaucoup plus ambivalentes, sans parler du
fait que le travail lui-même a beaucoup changé depuis la chaîne de
production fordiste. Elle met cependant l’accent sur un point
aveugle de la réflexion d’Yves Clot : peut-on réduire
l’émancipation du travail à une lutte pour l’extension des
libertés ? Celle-ci suffit-elle à « révolutionner les
finalités sociales de la production » ? La question n’est pas
seulement de méthode, elle pose celle de l’horizon
stratégique. S’agit-il de dire, comme l’écrivait Trentin à la fin
de sa vie, que « le socialisme n’est plus un modèle de société
accompli et connu […]. Il ne peut être conçu que comme une quête
constante pour la libération de la personne et sa capacité
d’autoréalisation18 » ?
Et donc en abandonnant l’idée que le socialisme implique la
socialisation des moyens de production ? Ce faisant, on laisse de
côté une dimension qui est loin d’être anecdotique : celle de la
légitimité d’un mode de production fondé sur l’exploitation du
travail.Or, penser que l’action pour donner du sens à son travail serait
en soi émancipateur et révolutionnaire, c’est passer à côté du fait que
l’attachement au travail bien fait peut aussi servir
l’exploitation. Ce que j’avance ici est documenté par les travaux
des sociologues féministes du travail qui s’intéressent au travail
gratuit. Elles montrent par exemple que le souci de bien faire son
travail conduit certaines aides à domicile à dépointer, et donc de
continuer de travailler sans être payées, afin de bien traiter les
personnes qu’elles sont censées assister19. Le
capitalisme contemporain fonctionne de plus en plus au travail gratuit,
un travail qui compense l’absence de salaire par une survalorisation de
« l’engagement » et du sens20. C’est
en cela à mon avis que réduire l’émancipation du travail à la lutte
contre la subordination pose problème. En termes stratégiques, il
me semble nécessaire de tenir ensemble ces deux moments négatif et
positif de la lutte des classes, le « refus du travail »
(exploité) et le souci du « travail bien fait » pour ne pas
tomber dans le piège d’un capitalisme qui se réapproprie la question du
sens.Par ailleurs, un autre aspect me semble important. Le
renouveau du syndicalisme ne peut pas se limiter à renforcer la qualité
du lien entre les travailleuses et les travailleurs et leurs
représentants. Il s’agit également de permettre au syndicalisme de
s’implanter dans de nombreux espaces sociaux, qu’il s’agisse du salariat
formel ou d’autres types de travail dépendant, où la présence syndicale
est actuellement inexistante. C’est un point sur lequel nous
insistons dans notre livre : pas de renouveau syndical sans
stratégie organisationnelle de redéploiement. Dans ce cadre, des
expériences sont menées qui s’appuient notamment sur les méthodes
d’« organizing » venues du monde
anglo-saxon. Dans le cadre d’une recherche sur les pratiques de
syndicalisation que nous menons actuellement avec la CGT, on nous a
d’ailleurs fait remarquer que ces méthodes n’étaient pas sans analogie
avec la « démarche travail ». Elles ont en effet en
commun de valoriser le fait d’aller à la rencontre des salariés, de se
placer dans une posture d’écoute et d’enquête. Dans tous les cas,
il me semble que la préoccupation pour la syndicalisation permet de
mettre en lumière des aspects du travail syndical qui sont souvent
invisibilisés : ceux qui, en arrière-fond du travail syndical de
négociation, de représentation ou de construction du conflit, consistent
à créer les conditions de production et de reproduction de collectifs
militants soucieux et conscients d’eux-mêmes. C’est ce que
j’appelle le « travail militant reproductif ».
- 21 Linhart Danièle, Linhart Robert & Malan Anne, op. cit.
- 22 Tiffon Guillaume (2021), Le Travail disloqué. Organisations liquides et pénibilité mentale du trava (...)
Guillaume Tiffon :
Je voudrais pour ma part intervenir sur la question des corpus
théoriques mobilisés. Les travaux de Weil et de Trentin sont
évidemment une source d’inspiration. Néanmoins, le contexte
historique a énormément changé : pendant la période fordienne et
même jusqu’à la fin des années 1990, on pouvait encore parler d’un
« rendez-vous manqué » entre syndicat et travail21. Mais
aujourd’hui, notre enquête le montre, on ne peut plus dire cela :
depuis le début des années 2000, avec la montée de la pénibilité
mentale du travail et la forte médiatisation des suicides, chez Renault
et France Télécom notamment, les syndicats se sont emparés de ce
sujet : en tout cas de manière générale, les syndicats ont fait
leur mue.Autrement dit, il me semble que le débat s’est déplacé. Si
je rejoins Weil et Trentin sur l’intérêt de repolitiser par le bas, en
repartant ici et maintenant du travail pour contester les organisations
capitalistes du travail, il me semble que la difficulté des syndicats à
davantage peser et agir sur les questions de santé au travail tient
moins aujourd’hui à des réticences internes au mouvement syndical qu’aux
rapports de force actuels dans les entreprises. D’une part, des
stratégies patronales sont mises en œuvre pour canaliser la portée
subversive des démarches syndicales engagées en matière de santé au
travail. D’autre part, la sphère politique, à travers les réformes
néolibérales déployées (à commencer par les ordonnances de 2017, avec la
mise en place des CSE), a fortement déstabilisé et affaibli les
capacités d’action syndicale sur le sujet.Pour moi, donc, le débat n’est
plus là : autour de la table, chacun s’accorde, je crois, sur
l’intérêt de (re)politiser par le travail. Le vrai point de
désaccord, en ce qui me concerne en tout cas, tient au positionnement de
la « clinique de l’activité » par rapport à Marx et à ce
qu’elle entend par « politisation ». Car, quand elle
prétend qu’en instituant un dialogue sur la qualité du travail, il est
possible d’améliorer conjointement la performance des firmes et la santé des salariés, pour moi, elle évacue complètement le caractère structurant des antagonismes de classes. C’est-à-dire : non pas seulement les désaccords et conflits, qui peuvent effectivement être résolus dans le dialogue, mais plus fondamentalement : les divergences structurelles d’intérêts
entre le capital et le travail. Or, laisser entrevoir le
dépassement de cet antagonisme à l’intérieur même du capitalisme est,
selon moi, une pure fiction. Pire : cela alimente l’idée que
le paradigme de la lutte des classes est bel et bien dépassé ; ce
qui, par certains aspects, contribue à dépolitiser la classe
ouvrière.Pour ma part, j’essaie, en tant que sociologue, de partir de ce
qui mine les salariés au quotidien. À savoir : le sentiment
de ne plus pouvoir bien faire leur travail autrement qu’en prenant de
plus en plus sur eux, parfois même jusqu’à épuisement. Repartir de
cette réalité me semble essentiel pour que nos analyses entrent en
résonance avec leurs vécus et leurs préoccupations les plus
immédiates. Car, quand nos enquêtes montrent ensuite en quoi ces
difficultés ne tiennent pas à eux, mais aux nouveaux modes
d’organisation du travail, qui disloquent leur activité et portent
atteinte à leur santé22,
au fond, cela change, bien souvent, le regard qu’ils portent sur leurs
propres expériences de travail et, en cela, les aide à ne plus se sentir
responsables, voire honteux des maux dont ils souffrent. En ce
cas, le fait de s’apercevoir qu’ils ne sont pas seuls, que, comme eux,
nombre de collègues souffrent en silence et se heurtent aux mêmes
difficultés, peut, non seulement soigner – même si, sur ce
point, je laisse le soin aux spécialistes d’en juger –, mais
surtout, libérer la parole, aider à prendre conscience du caractère
partagé et illégitime de cette maltraitance ; ce qui contribue à
renforcer les collectifs de travail, invite les salariés à se mobiliser
et redynamise les luttes sociales – nombre de syndicalistes
rencontrés s’étant engagés dans le militantisme et ces enjeux de santé
après avoir eux-mêmes connu des difficultés de ce type au cours de leurs
trajectoires professionnelles et militantes.Par politisation, je
n’entends donc pas une socialisation de la classe ouvrière à la
cogestion, mais, d’abord et avant tout, un travail d’explicitation
située – et, par là, de soutien à la prise de
conscience – de la façon dont le capital, dans sa phase
contemporaine, mutile le travail et, par là même, nos existences et la
planète. Si ce travail n’est en lui-même pas suffisant, il me
semble absolument nécessaire : non seulement, pour nommer
correctement ce qui enfante ces souffrances sociales ; mais
surtout, pour poser, dès le diagnostic, l’horizon politique et
émancipateur visé, en articulant, aux niveaux théoriques et pratiques,
les critiques sociales (ayant trait à l’exploitation), culturelles
(relatives à l’aliénation) et écologiques (découlant du productivisme),
qui, dans l’approche marxienne qui est la mienne, résultent toutes trois
d’une seule et même cause, l’emprise du capital sur le
travail. Or, soyons clairs : cet horizon politique-là, à mon
sens, n’est pas celui de la « clinique de l’activité ».
Yves Clot :
Je voudrais bien sûr dire quelque chose sur le raisonnement de
Guillaume Tiffon, qui fait de la politisation une « simple »
prise de conscience de la mutilation du travail par la
« performance ». Mais d’abord, Thomas, comme tu le dis
bien, la difficulté des formations dont tu parles semble surgir au
moment d’organiser les controverses collectives, ce qui est pourtant
l’objectif final de ces formations. Je crois, si c’est vrai, que
cela résulte de la recherche de l’unité politique de ces collectifs sur
le travail telle qu’on en parlait plus haut. Faut-il partager ce
que tu appelles les présupposés idéologiques d’une conscience de
l’antagonisme de classe pour se réclamer du travail bien fait ? Il
arrive même que ce genre de présupposés éloigne de l’action concrète
pour le travail bien fait. Je ne crois pas, du coup, qu’il faille
trop opposer les syndicats entre eux sous cet angle car l’engagement
pour la qualité du travail peut justement redistribuer les cartes au
service de l’initiative des professionnels eux-mêmes, syndiqués ou
non. Et ça peut même favoriser l’unité du mouvement syndical.Mais
revenons sur la question de la performance présentée comme antagonique à
la santé. Il serait temps peut-être de cesser de regarder
l’efficacité, l’efficience ou la performance comme des gros
mots. La performance n’est pas réductible à la performance
gestionnaire et capitaliste. Pour la vie des gens, par exemple,
c’est une performance de soigner correctement à
l’hôpital – performance atteinte par le personnel hospitalier
durant le Covid, ce qui les a rendus fiers et a soutenu leur santé
mentale, parfois même au détriment de leur santé physique. De
manière générale, un service bien rendu est une performance. Un
produit industriel non contaminé est une performance, etc. Ainsi,
il n’y a aucune raison d’accepter la définition dominante de la
performance capitaliste.Le travail bien fait est une performance, mais
il y a un conflit majeur, qui est aussi un conflit social et
intellectuel, autour de la définition de la performance. C’est ce
qui doit être au centre de la politisation. La performance, c’est
la qualité des services, la qualité des produits, la qualité des
soins. Les gens tirent beaucoup de leur santé de l’efficacité de
leur activité, à condition de ne pas réduire l’efficacité à l’efficience
comptable ou gestionnaire. L’efficacité est une source vitale de
santé quand on peut travailler correctement – les hôpitaux en
sont un bon exemple. Ils ne sont guère performants aux urgences,
par exemple. Et de façon générale, le travail « ni fait ni à
faire » est une contre-performance qui ruine la nature et le
vivant.Il n’y a donc aucune raison d’examiner la question de la
performance sous un angle libéral, car c’est cette réduction qui mine la
vie des gens et bloque toute transition écologique. Les gens
vivent comme un drame personnel de ne pas pouvoir faire un boulot dans
lequel ils se reconnaissent, qui soit défendable de leurs propres yeux,
aux yeux de leurs proches, des clients ou des usagers. La
définition de la performance collective et individuelle mérite donc de
devenir un objet de conflit car les organisations actuelles ne sont plus
guère performantes si on entend par là la création collective au
service de la santé publique et de celles et ceux qui travaillent.
Sabine Fortino : Ne pourrions-nous pas utiliser un autre terme ?
Yves Clot :
Bien sûr, on peut parler aussi d’efficacité mais utiliser le mot
« performance » à propos du travail quotidien est un opérateur
clinique efficace dans l’action pour montrer à des dirigeants que leur
performance n’est souvent pas au rendez-vous. Formellement oui,
mais réellement non. Là aussi il y a du réel et du
prescrit. La rentabilité et l’efficacité du travail, ce n’est pas
la même chose et l’efficacité et l’efficience, d’ailleurs, pas la même
chose non plus. Les gens aiment la performance qui ne gaspille pas
leurs efforts. Nous aussi d’ailleurs : le comble de
l’efficacité c’est de découvrir en cours d’action des buts auxquels je
n’avais même pas pensé et qui me permettent de m’économiser et
d’imaginer même de nouveaux buts. Alors c’est synonyme de
créativité, de développement du pouvoir d’agir et de santé. C’est
très important pour la suite de notre discussion.
Guillaume Tiffon :
Sur le plan théorique et épistémologique, je suis parfaitement
d’accord. Sur le plan stratégique, en revanche, je suis
sceptique. Le fait d’utiliser ces catégories d’analyse, dont
l’acception dominante est aujourd’hui largement alignée sur celle du
capital, ne peut à mon sens qu’entretenir une confusion quant aux
finalités poursuivies. D’une part, l’acception productiviste et
rentabiliste de la performance est largement entrée dans les têtes, des
directions bien sûr, mais aussi des salariés et des militants, quand
bien même luttent-ils contre celle-ci. Lutter « au nom de la
performance », fût-elle divergente de l’acception dominante, risque
ainsi d’engendrer incompréhensions, résistances, fragmentations et
conflits au sein de la classe ouvrière.D’autre part, cette acception
productiviste et rentabiliste de la performance est au fondement même de
tous les indicateurs qui (en)cadrent l’activité, de l’atelier à la
sphère financière, et en mesurent l’effectivité. À vouloir porter
une autre conception de la performance dans les entreprises, j’y vois
ainsi le risque que les directions, qui restent maître du jeu en matière
d’organisation du travail et doivent elles-mêmes rendre des comptes,
c’est-à-dire composer avec des contraintes extrinsèques (principalement
liées à la concurrence sur les marchés du travail, des biens et des
services, et financiers), n’en retiennent, au final, que les
propositions qui servent leur propre conception de la performance.C’est
le risque que j’y vois.
Yves Clot :
La signification des mots est aussi un objet de controverse et les
idées marchent aussi à l’affect. C’est intéressant de dénaturaliser
les mots, d’en refaire un conflit explicite pour les réouvrir au réel,
ne pas accepter les mots « morts ». Mais on peut aussi
utiliser plusieurs mots selon les moments pour le même concept à
condition d’être chaque fois précis.
Guillaume Tiffon : Sur le plan purement théorique, on peut l’entendre. En pratique…
- 23 Yon Karel, À propos du texte d’Yves Clot, « Qualité du travail, syndicats et politique », consultab (...)
Yves Clot :
En fait, cela revient à se poser une question très pratique : où
est la classe dirigeante ? Une classe dirigeante est capable de
prendre en charge la production de la vie sociale tout
entière. C’est donc la classe qui est capable de porter
l’efficacité au sens dynamique que j’ai mentionné plus
haut. Actuellement, le capitalisme qui domine ne porte pas les
soucis l’efficacité du travail et des activités humaines, mais il porte
d’abord la démesure de sa rentabilité. Ce n’est pas la même
chose.La question de comment se construit la classe dirigeante à partir
des classes dominées d’aujourd’hui se pose autour de cette
question-là : comment peut-on développer une efficacité du travail
synonyme de pouvoir d’agir, de santé et du « vivant », comment
prendre en charge la question de l’efficacité réelle, abandonnée, en
fait, par une classe « dirigeante », qui n’est plus maintenant
qu’une classe dominante ?Nous pâtissons d’une classe dominante
arcboutée sur ces pouvoirs. Mais c’est d’abord parce que nous
manquons cruellement d’une classe dirigeante nouvelle, qui dirige
autrement et réveille les puissances sociales contre la désorganisation
généralisée qui nous guette. En partant de S. Weil et de
B. Trentin, dans mon texte, je voulais reposer ce problème d’une
actualité brûlante.Du coup, je voudrais rebondir sur ce que dit Karel
sur l’aide à domicile. Le sens du travail se perd quand le conflit
sur sa qualité est dénié. Sur ce point, je suis assez proche de
Thomas.La phrase de Karel, est : « Quand des aides à domicile
ont le choix entre bâcler leur travail pour suivre les prescriptions
managériales ou bien travailler gratuitement pour suivre leur conscience
professionnelle, la seule réponse politique juste est peut-être parfois
celle du refus de travail23…
» Oui, mais cela fait justement l’impasse sur le travail de
politisation nécessaire.C’est un malentendu ou un désaccord
ici. Dans ta première réaction à mon article, tu appelles
politisation ontologique la politisation dont je parlerais, subjective
au sens du développement des personnes dans la délibération sur leur
travail. Cette interprétation n’est pas juste, je crois. S’il
n’y a pas d’institution politique nouvelle, il n’y aura pas de
transformation des personnes. Cela marche dans ce sens-là,
d’abord. Je ne me reconnais donc pas du tout dans l’idée que la
subjectivation politique serait simplement la transformation des
personnes. À aucun moment le travail de B. Trentin, que nous
utilisons tous les deux, en référence au « syndicat des
conseils » ne s’est limité à une manière d’agir sur le travail des
professionnels ici et maintenant. Je suis d’accord avec toi, sa
stratégie était bien de transformer des institutions, des procédures de
décision, y compris l’État, pour en faire une ressource du développement
de l’activité à l’intérieur de l’usine.Sa troisième voie – je
crois que c’est celle qu’on suit aussi en « clinique de
l’activité »– est ce qu’il appelle la « réforme
institutionnelle de la société civile ». Autrement dit, la
transformation des institutions du travail de telle manière que le
pouvoir d’agir des salariés se développe autour du conflit sur la
performance – ou l’efficacité si vous préférez (rires)
comme facteur de santé.En effet, pour agir sur la qualité des produits,
la qualité des services et la qualité de la nature, il faut des
institutions nouvelles, mais que nous n’avons
pas – d’ailleurs, contrairement à Thomas, je ne crois pas que
les CHSCT suffisaient à cela. Nous avons besoin d’institutions
nouvelles qui fabriquent de la politique transformatrice, la capacité
d’agir sur l’organisation du travail, les produits, les services et la
nature, ce que le CSE actuel ne permet pas non plus.D’après Trentin,
cette réforme institutionnelle de la société civile nous sort de
l’alternative entre le « bac à sable » des groupes de parole
où on laisserait les travailleurs se « détendre » d’un côté
et, de l’autre la conquête préalable de l’État pour s’occuper des choses
sérieuses grâce à la loi.En effet, en l’absence d’une force sociale
dirigeante pour faire de ces lois des instruments d’action, elles
débouchent, comme les lois Auroux sur leur contraire, sur les cercles de
qualité. La politisation dont je parle s’affronte à ce
problème. La « coopération conflictuelle » que nous
expérimentons a pour finalité une réforme institutionnelle de la société
civile qui touche au contrat de travail. C’est une critique du
contrat de subordination. La tâche du « syndicalisme
politique » que vous évoquez dans votre livre serait, pour moi, de
proposer dès maintenant la définition d’un autre contrat de travail qui
en finirait avec le privilège de l’employeur de décider seul du contenu
du travail, d’un droit d’entrée et de cité dans la boucle décision.C’est
un objectif général, très loin du « bac à sable » ! Bien
sûr, le travail d’aujourd’hui n’est plus le même que celui de Trentin,
celui de la grande usine. Trentin disait avoir passé beaucoup de
temps avec les jeunes des plateformes qui ne veulent pas de CDI pour
rester « indépendants ». Il les comprenait contrairement à
beaucoup de sociologues du travail qui voient là une
aliénation. Ce qui peut apparaître comme un recul du Droit du
travail pourrait devenir une occasion de le transformer et de le
développer un nouveau contrat avec la liberté d’agir sur l’organisation,
la qualité des services ou des produits. Cela passe donc par des
réformes institutionnelles très lourdes. Il ne s’agit pas
simplement transformer les personnes.Entre la défense du contrat de
travail tel qu’il est et la critique d’une grande partie de la jeunesse
qui ne veut plus du contrat salarial classique, on peut agir pour un
contrat de travail qui ne soit plus un contrat de
subordination. Cela a fait son temps, parce que le droit du travail
actuel, finit par être le « blanchiment » du contrat de
subordination. On accepte la subordination en contrepartie de
droits, libertés et protections qui nous permettent de la
compenser ; c’est le fondement du droit du travail actuel.On
accepte que le travail soit une malédiction qui doit être
dédommagée. C’est le principe du contrat de
subordination. Cependant, cette vision est devenue totalement
obsolète. Le travail n’est pas une malédiction ; il doit
servir à améliorer la vie des gens, à respecter la nature et à
développer des projets industriels responsables. Le travail, c’est
fait pour vivre une autre idée de la performance. Il faut donc des
droits d’action sur le contenu du travail. C’est ce qu’attendent
les nouvelles générations à la recherche d’une indépendance nouvelle,
faite de liberté d’action.Cette révolution peut commencer tout de
suite. Cette réforme institutionnelle de la société civile devrait
même être un objectif immédiat. Ne soyons pas
« étapistes » pour ne pas finir
« étatistes ». C’est ce que je voulais dire en m’appuyant
« si fort » sur S. Weil dans l’article. Et cette
politisation-là du travail est loin d’une morale participative.
Thomas Coutrot :
Je rejoins Yves sur ce qu’il vient de dire. Sur l’exemple des
aides à domicile, la phrase de Karel me paraît inacceptable
politiquement. Bien sûr, on peut comprendre que des salariés se
trouvant dans de telles situations démissionnent ou sabotent leur
travail. On peut parfaitement les comprendre et avoir une attitude
empathique par rapport à cela. Mais dire que c’est politiquement
juste, c’est porter un jugement normatif d’ordre politique qui me semble
erroné. La tâche du syndicalisme ou des forces sociales de
transformation et d’émancipation, ce n’est pas seulement de constater
les dilemmes absurdes dans lesquels l’organisation capitaliste du
travail place les salariés, mais de les aider à trouver les moyens d’en
sortir. Quelles stratégies syndicales permettent-elles de sortir de
ces dilemmes mortifères que tu soulignes ? Comment aider les
personnes à prendre conscience qu’elles ne sont pas des simples
exécutantes, que leur travail réel vaut bien plus que ce qu’on leur
dit ?Ensuite, je voudrais rebondir sur ce que disait
Guillaume. Je ne pense vraiment pas que l’enjeu des sciences
sociales critiques soit, comme il l’a dit, « de partir de ce qui
mine les salariés pour montrer comment le capital disloque le travail,
afin de nourrir une prise de conscience et un désir d’engagement. »
Cette approche relève d’une vision propagandiste du changement social,
je dirai « à la Bourdieu ». Sa théorie de la domination
est admirable mais sa théorie du changement social, si tant est qu’il en
ait une, semble se résumer à l’idée selon laquelle le dévoilement de la
réalité suscitera un désir de révolte qui poussera les gens à
s’organiser.Mais ce n’est pas comme ça que ça marche. La question
essentielle est celle de l’ancrage de l’action collective dans les
problèmes réels, dans la souffrance et la maladie causées par des
dilemmes insoutenables que suscite l’organisation capitaliste du travail
aujourd’hui. La perte de sens du travail est aujourd’hui
massivement ressentie ; les salariés ont bien sûr besoin de
comprendre ce qui leur arrive, mais aussi d’outils concrets, y compris
des formations, des expérimentations, des enquêtes, des leviers
organisationnels et institutionnels portés par leurs organisations pour
les aider à s’extraire de ces situations.J’insiste là-dessus, car tu
pourrais dire que le sens du travail est approprié par le capital pour
exploiter les gens gratuitement. Effectivement, il existe une vaste
littérature sur le surtravail dans les associations et dans l’économie
sociale et solidaire…
Karel Yon : Mais aussi dans les organisations capitalistes lucratives.
Thomas Coutrot :
Je fais référence à l’idée que le management a réussi à aligner le
désir des salariés sur celui des directions, de telle sorte que les
salariés s’engagent pour maximiser le taux de profit. Non, il faut
être sérieux, aujourd’hui…
Karel Yon : Dans certaines configurations du travail, c’est le cas. Accorde du sérieux à ce que disent les autres…
- 24 Coutrot Thomas & Perez Coralie (2022), Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire, (...)
Thomas Coutrot :
Le phénomène massif, ce n’est pas que les salariés s’engagent
aveuglément et portent corps et âme les objectifs stratégiques de
l’entreprise, à savoir la maximisation du rendement pour
l’actionnaire. Ce n’est pas la situation empirique que l’on peut
vérifier dans la plupart des organisations. Dans la majorité des
organisations, les gens ne supportent pas que leur travail soit
subordonné à cette logique gestionnaire qui écrase leur travail vivant
et sa qualité. C’est cela la question massive, ce n’est pas
l’enrôlement subjectif des salariés dans la maximisation du profit ou la
réduction des coûts dans les services publics. Sinon, c’est
prendre pour argent comptant le discours managérial.C’est vrai que des
collègues sociologues montrent comment certains jeunes managers adhèrent
à ce discours, s’en font les porte-drapeaux et recherchent des
carrières accélérées, s’identifiant temporairement à ces
objectifs. Cependant, cela se termine souvent mal, par un burn-out
ou une placardisation. En adhérant subjectivement à ce type
d’objectif, il y a souvent des retours de bâton assez funestes.Encore
une fois, cela concerne une petite fraction du salariat. Marie-Anne
Dujarier en décrit certains dans son ouvrage Le management désincarné,
où, dans des cabinets de consultants, certains jeunes se prennent à ce
jeu-là. Mais faire de cela le ressort majeur de la mobilisation
subjective des salariés aujourd’hui et de l’exploitation capitaliste,
serait une erreur. Aujourd’hui, les salariés ne s’engagent pas
subjectivement au service des stratégies financières de leurs
entreprises. Le sens que la plupart des gens cherchent à donner à
leur travail réside dans la qualité du travail bien fait, ce qui entre
directement en conflit avec les logiques et stratégies managériales.Le
danger que cela soit récupéré par le capital pour alimenter une
quelconque course au surprofit et à l’engagement subjectif des salariés
dans la logique de rentabilité me semble donc limité.Oui, bien sûr, il y
a des problèmes dans les ONG et les associations où des gens acceptent
temporairement, au péril de leur santé, des phases de surengagement qui
peuvent être extrêmement néfastes, des bénévoles sont souvent
surexploités. Je comprends bien que dans ces cas-là, le sens du
travail ne suffit pas.Mais avec Coralie Perez24,
nous n’avons bien sûr jamais dit que le sens du travail était l’alpha
et l’oméga, et qu’il fallait négliger le salaire, le droit du travail,
etc. C’est une fausse alternative. Simplement, ce qu’on
constate aujourd’hui, c’est que les stratégies et les registres d’action
syndicaux sont massivement tournés vers les questions du travail
abstrait, du contrat, du salaire, de la durée du travail et très peu,
même si cela bouge un peu sur celles de la qualité et des, finalités du
travail.Il s’agit juste – et c’est un défi
énorme – de corriger ce déséquilibre massif qui porte
sérieusement préjudice aujourd’hui à la capacité de recrutement des
syndicats. Quand tu dis qu’il faut que les syndicats investissent
massivement dans des ressources pour syndicaliser en dehors de leur
bastion, je suis d’accord avec toi. Mais je pense que s’ils le
font, comme c’est souvent le cas, sans aborder les questions de la
qualité et du sens de leur travail auprès des aides à domicile, des
personnels du nettoyage, des travailleurs de la logistique, etc., ils
vont passer à côté d’un aspect essentiel et perdre des chances d’être
écoutés. Ce n’est donc pas du tout l’un ou l’autre.
Paul Bouffartigue :
Il y a donc un point d’accord avec Yves. Peut-être peux-tu réagir
aux propositions de l’équipe de « clinique de l’activité » à
propos d’un nouveau contrat de travail ?
Thomas Coutrot :
Je suis tout à fait d’accord. Le recul de la subordination est un
horizon fondamental. À l’intérieur du mouvement syndical, c’est un
vrai débat. Beaucoup de syndicalistes craignent que si on revient
sur la subordination, tout le droit du travail sautera. Je signale
quand même que la CGT, dans son texte de congrès de 2019, a reconnu
avoir commis une erreur en acceptant que la subordination soit le
critère d’accès aux protections du droit du travail ; le critère
alternatif qu’elle propose est la dépendance économique. Cela ouvre
un champ de réflexion intéressant pour renouer avec la perspective de
l’émancipation du travail.Si on conçoit le droit du travail comme étant
fondé sur la dépendance économique, cela permettrait d’inclure les
travailleurs des plateformes, les autoentrepreneurs, etc. C’est
dans cette optique que la CGT a commencé à réorienter sa
réflexion. Des propositions telles que le nouveau statut du travail
salarié et la sécurité sociale professionnelle montrent que la CGT fait
des efforts pour aborder ces questions différemment.Néanmoins, au sein
du syndicat, il existe des clivages forts. Certains estiment que
renoncer à la subordination revient à lâcher la proie pour l’ombre et à
risquer l’annihilation du droit du travail. Je suis d’accord avec
Yves, ce n’est absolument pas le propos. Au contraire, il faut
déconnecter la protection sociale de la subordination.
Karel Yon :
Sur la critique du contrat de travail et la nécessité de prendre en
compte, au-delà de la subordination, les situations de dépendance
économique, nous sommes d’accord. Au sein de l’institut européen du
salariat, nous réfléchissons depuis longtemps aux questions du statut
du travail et à la façon de saisir le salariat au-delà du rapport
juridique « salaire contre subordination ». Sur la
question du rapport des jeunes ubérisés à la liberté, divers travaux
montrent que de ce discours initial, souvent centré sur le désir d’être
son propre patron, beaucoup en sont revenus. Aujourd’hui,
l’essentiel des luttes, y compris celles menées par les livreurs et
chauffeurs VTC eux-mêmes, se focalisent sur la requalification de leur
relation de travail en une relation de type salarial. Cela montre
que l’enjeu n’est pas d’opposer le salariat comme synonyme de
subordination à une nouvelle forme de contrat de travail, mais de penser
les institutions du salariat comme un champ de luttes. De ce point
de vue, comme nous le défendons avec les collègues de la revue Salariat,
on peut s’appuyer sur l’idée du salaire comme un droit politique pour
en faire un moyen de combattre autant la subordination que
l’exploitation.Sur la question de la politisation, pour répondre à Yves,
je crois que qualifier d’ontologique ta définition de la politisation
n’est pas complètement folle. Si l’ontologie renvoie aux façons
d’être au monde, il me semble que c’est quelque chose de ce genre qui
t’intéresse : comment le dialogue sur la qualité du travail
transforme le rapport des personnes à leur propre travail autant qu’à la
cité. Surtout, j’ai utilisé cette formule pour distinguer
différentes acceptions de la politisation. Il y a une acception de
la politisation qui insiste sur les dynamiques individuelles ou
interindividuelles : c’est la politisation au sens de la
subjectivation politique, que nous avons utilisée jusqu’à
maintenant. Mais dans notre livre, cette dimension de la
politisation s’articule à une dimension institutionnelle. C’est que
nous entrons dans le débat sur les rapports entre travail, syndicalisme
et politique par une tout autre voie que celle de la « clinique de
l’activité » : par la sociologie politique, qui nous a fait
travailler sur les transformations institutionnelles des relations
professionnelles et de l’activité syndicale. Yves part des effets
sur les individus de la réappropriation de leur travail, nous partons
des effets sur le syndicalisme de l’institutionnalisation d’un champ
autonome de la « démocratie sociale ».Ce que nous pointons
dans le livre, en particulier dans l’introduction et le chapitre que
j’ai écrit avec Baptiste Giraud, ce sont les effets de dépolitisation du
syndicalisme liés à cette autonomisation de la démocratie
sociale : l’acceptation comme un donné indépassable du cadre actuel
des relations professionnelles, à commencer par la domination de
l’employeur, le rejet de l’action sur le terrain de la politique
institutionnelle, considérée comme dénaturant l’action syndicale, la
tendance à se replier sur l’entreprise, etc. C’est en raison de
cette confusion autour de ce qu’on entend par politisation ou
dépolitisation qu’Yves interprète notre défiance vis-à-vis de ce qui se
joue au niveau des entreprises comme une invitation à fuir l’action sur
le lieu même du travail, que nous jugerions intrinsèquement
dépolitisante. Or, ce n’est pas l’action syndicale sur le lieu de
travail en soi ou en général que nous analysons comme porteuse d’un
risque de dépolitisation, c’est précisément sa réduction à une
certaine pratique du dialogue social qui tourne à vide, bien souvent à
l’écart des salariés et de leur travail réel.Yves précise que ces
transformations des personnes au travail sont indissociables d’une
« réforme institutionnelle de la société civile ». Tant
mieux donc si nous nous retrouvons sur cet enjeu
institutionnel. Mais justement, comme ça a déjà été souligné, les
institutions du travail sont aujourd’hui remises en question. Les
syndicats se trouvent sur la défensive, avec une diminution des
ressources disponibles pour mener leur action dans les entreprises, et
le droit du travail est attaqué. Le plus souvent, le débat ne porte
pas sur les formes de la représentation, dialogue professionnel ou
délégués du personnel, parce que ces derniers ont été supprimés et que
le principe même de représentants de proximité est refusé par
l’employeur. Puisque nous sommes confrontés à une
désinstitutionnalisation des relations collectives de travail, l’enjeu
est de se battre sur le terrain des institutions. Les syndicats
peuvent essayer d’imposer un nouveau contrat de travail sur le terrain,
mais pour que le droit social s’institutionnalise, il faut des batailles
politiques. Il faut construire des majorités parlementaires qui
permettront d’instituer de nouveaux droits ou en démettre d’autres.Il ne
suffit donc pas d’adopter une posture purement ontologique, en
disant : « Glorifions cette classe dirigeante en train de se
former à travers ces interventions éparpillées. Si on réussit à
négocier des accords avec les directions d’entreprise ouvertes à
l’expérimentation sur la qualité du travail, magiquement, ces
expériences éparses produiront le nouveau sujet collectif que sera cette
classe dirigeante. » Non, il s’agit d’avoir une stratégie
politique qui ne se limite pas seulement à instituer une classe
dirigeante, mais qui s’attache aussi à démettre la classe
dominante. Démettre la classe dominante, c’est mener le combat
syndical non seulement sur le terrain de l’entreprise, mais aussi sur le
terrain de l’État. Aujourd’hui, le syndicalisme est chassé de
l’État. La transformation néolibérale de l’État accorde une
position honorifique aux organisations syndicales, qu’on consulte sans
les écouter, tandis que les politiques publiques mises en œuvre
démantèlent le travail et le pouvoir collectif des syndicats.Le
syndicalisme a besoin d’une stratégie politique qui pose précisément la
question suivante : si les syndicats sont les seuls à porter ce
nouveau contrat de travail, mais qu’il n’y a pas de relais politique
pour l’instituer en changeant le droit, comment faisons-nous ?
C’est simplement cela qu’on dit. Il ne s’agit pas du tout d’opposer
l’action sur le travail ici et maintenant à une action future et à une
supposée émancipation qui viendrait au grand soir des élections !
Il s’agit de partir de la conjoncture politique réelle, que nous a
rappelée le mouvement des retraites : si les syndicats unis ont pu
marquer des points sur le terrain politique, l’absence d’intervention
coordonnée avec les partis de gauche n’a pas permis de transformer
l’essai dans l’arène parlementaire.Je suis désolé de revenir à des
considérations aussi bêtement institutionnelles. Mais si nous
n’arrivons pas à empêcher la victoire de l’extrême droite aux prochaines
élections législatives nous pourrons bien continuer à avoir des débats
sur la qualité du travail, mais cela sera encore plus compliqué… Parler
de stratégie politique, c’est donc intégrer cette réalité. Il
s’agit d’élargir l’espace des pensables syndicaux à cette intervention
directe sur le terrain de la politique institutionnelle,
particulièrement des dirigeants syndicaux dont une grande partie a
intériorisé l’idée qu’il était complètement illégitime de réfléchir en
ces termes.Ensuite, je vais dire deux mots sur la question du travail
gratuit. On peut minimiser cela, mais aujourd’hui, le principal
mode d’entrée sur le marché du travail est le travail gratuit, à
commencer par les stages. Les stages, c’est l’économie de la
promesse : « Fais un stage, construis ton CV, montre ton
investissement, et peut-être que cela se transformera en CDD, puis en
CDI. Et à ce moment-là, peut-être pourras-tu participer à une
intervention avec les collègues de la “clinique du travail” pour
discuter de la qualité du travail (rires). » Aujourd’hui,
la question du travail gratuit se pose de manière massive. Elle
concerne les bénévoles des JO, les jeunes, les aides à domicile, et bien
d’autres métiers. Par exemple, chez Décathlon, les vendeurs sont
payés à peine plus que le SMIC. Mais ce qui est vraiment recherché
chez elles et eux, ce ne sont pas seulement leurs capacités à vendre des
maillots de bain, mais aussi leurs compétences sportives de pongiste
professionnel, prof de natation, coach sportif, etc. Ils vont
pouvoir apporter des conseils sur les produits, s’investir pleinement,
et adorer faire cela, mais tout en étant sous-payés puisque leurs
compétences de « sportifs passionnés » ne sont pas reconnues
au titre des qualifications… Il ne s’agit pas d’un enrôlement subjectif
des salariés dans la maximisation du profit et la réduction des coûts
comme le suggère Thomas. Il s’agit d’une normalisation du fait que
désormais, pour avoir un travail, il faut commencer par en donner
gratuitement. C’est pourquoi j’insiste sur le fait qu’on ne peut
pas saisir la question du sens du travail sans l’articuler à celle de la
rémunération. L’enrôlement des salariés dans les politiques de RSE qui
sont devenues un passage obligé pour continuer d’engranger du profit,
par exemple à travers le bénévolat, repose sur la même logique : on
crée de la plus-value morale pour ne pas avoir à toucher à la
plus-value économique. En cela, la question du sens du travail
comme écran à la question de la rémunération du travail se pose
partout.Pour terminer, je voudrais revenir sur cette réforme
institutionnelle de la société civile dont parle Bruno
Trentin. Avant toute chose, il faut contextualiser la pensée de
Trentin. Celui-ci défend la nécessité de repartir du travail dans un
contexte où l’idée dominante au sein du mouvement ouvrier était que la
conquête de l’État, demain, résoudrait tous les
problèmes. Aujourd’hui, la situation est totalement
inverse. Dans le milieu syndical, la politique est mise à
distance : « Ce qui se passe au niveau de l’État n’est pas
notre problème, nous nous occupons de la démocratie sociale. »
C’était le discours de Laurent Berger au sortir du mouvement des
retraites : « Si on a perdu, c’est dommage. Le
gouvernement va s’en mordre les doigts, c’est l’extrême droite qui va
arriver au pouvoir. » Or, ce n’est pas du tout la logique de
Trentin qui conçoit le syndicalisme comme un « sujet politique
autonome », capable d’agir depuis le lieu de travail jusqu’à l’État
et d’articuler les enjeux de production et de consommation, de travail
et d’environnement, d’emploi et de salaires autant que d’organisation du
travail et d’intervention dans la gestion.Ainsi, il ne faut pas retenir
de la pensée de Trentin que l’intervention depuis la société civile,
comme si la société civile n’était pas constituée par les formes de
l’État. C’est un vieux débat marxiste sur l’origine de la société
civile : celle-ci existe à partir du moment où une sphère politique
différenciée se met en place. Par conséquent, si on n’a rien à
dire sur cette sphère politique différenciée, on peut s’extasier sur la
société civile, mais on ne changera pas fondamentalement la situation
sociale. N’oublions pas que Trentin lui-même a été quasiment toute
sa vie à la fois dirigeant syndical et parlementaire, italien et ensuite
européen.
Yves Clot :
cela a été un vrai plaisir que cette controverse. Pourtant, j’ai
des désaccords immenses avec les uns et les autres. En particulier
avec l’optimisme épistémologique consistant à penser que la connaissance
peut engendrer l’action.
Guillaume Tiffon : Ce n’est pas ce que je pense…