A nouveau sur le syndicalisme grec et son rapport aux partis politiques

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Nous reproduisons ici une note de l’Espace international confédéral CGT, adressée au réseau militant. Outre des informations sur la formation du gouvernement SYRIZA depuis le 25 janvier (pour les résultats électoraux, tapez sur le lien direct), on y trouve surtout une description étonnante, au vu des débats « français » à ce sujet, du syndicalisme grec et son rapport aux forces politiques. On y verra que le syndicalisme est traversé de courants ( » fractions » !) ayant des « correspondants » politiques, et que même les organes de direction reproduisent ces courants, ce qui serait en France impensable sous cette forme.  La deuxième partie de la note est un texte de Michel Vakaloulis, maître de conférences en sciences politiques à l’Université Paris VIII, qui travaille régulièrement sur le syndicalisme et notamment avec la CGT. Ce texte analyse plus en détail les projets stratégiques des forces en présence en Grèce.

En complément, nous mettons aussi un lien direct vers un modèle de tract publié par l’Union départementale CGT de Haute- Garonne (31) sur la solidarité syndicale avec le peuple grec.

Lien direct avec la note complète : 20150204_note_CCN_Grece_complet

Lien direct avec le tract UD CGT 31 : Solidarité Europetract ud31

É l e c t i o n s G r è c e
Note de l’Espace International Confédéral 3 février 2015

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PRÉSENTATION
Les élections grecques du 25 janvier ont laissé plus d’un bouché bée : les Grecs ont osé !
Face aux interprétations et récupérations dont le succès de Syriza fera sans doute l’objet dans les jours et semaines à venir, nous proposons dans ce qui suit quelques clés de lecture : premièrement, une analyse du parti Syriza, son lien avec le mouvement syndical grec (la CGT grecque, GSEE) et les articulations avec le mouvement Podemos en Espagne.
Dans une deuxième partie, nous proposons une lecture de la stratégie sous-jacente que Tsípras semble mettre en oeuvre, notamment à travers l’alliance avec ANEL, qui à prime abord peut en effet surprendre.
La victoire de Syriza peut nous inspirer de l’espoir : effectivement, il y a un autre choix possible, et c’est bien le peuple qui vote aux élections. Plus personne ne peut le contester depuis le 25 janvier. La politique du « il n’y a pas d’alternative » ne saura plus convaincre. Mais, de l’autre côté, Syriza nous montre aussi que la victoire, c’est du travail en amont : le travail de terrain, la proximité et le dialogue avec les travailleurs est gage de l’encrage dans le quotidien.
Savoir répondre aux premières préoccupations des populations permet de gagner des voix dans les urnes. Peut-être finalement, une petite leçon, et pas des moindres que la victoire de Syriza nous donne : cet ancrage dans le vécu quotidien n’implique en rien de tomber dans le populisme primaire ! Syriza ne stigmatise aucun groupe de la population, ne propage pas le repli sur soi national, et ne propose pas la sortie de l’Union Européenne. Tout au contraire : Syriza compte peser de tout son poids dans l’Europe, et de faire entendre sa voix à Bruxelles.
Et si c’était ça, la matière dont l’espoir Syriza est tissé ?
Bonne lecture à tous.
Wolf Jäcklein

 

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LE PARTI SORTI VAINQUEUR DES URNES
SYRIZA (en français : le parti de la gauche radicale), a remporté une victoire historique le 25 janvier 2015 aux élections législatives. Avec 36,34% des voix, il conquiert 149 sièges. Un gouvernement de coalition « anti-austérité » a été formé avec le parti des Grecs indépendants (Anexártiti Éllines AN.EL – droite souverainiste). Et le 26 janvier Aléxis Tsípras est devenu le Premier ministre.
Les Grecs Indépendants ANEL ont remporté 13 sièges dans le nouveau parlement. Les deux formations cumuleront une majorité de 162 sièges sur 300. Le parti ANEL diffère de Syriza sur des sujets de société, comme l’immigration ou les liens entre l’État et l’Église orthodoxe. Il se retrouve cependant sur la même ligne dans son rejet des contreparties liées aux plans d’aide accordés à la Grèce par ses partenaires internationaux.

Le gouvernement nouvellement formé n’a pas tardé à mettre en oeuvre les engagements de Syriza qui devraient indisposer la troïka : l’arrêt de la privatisation du port du Pirée a ainsi été confirmé, ainsi que l’arrêt de celle de la compagnie nationale d’électricité, DEI. Le gouvernement Tsipras a également l’intention de faire passer très vite une loi destinée à améliorer le niveau de vie des grecs, notamment en relevant le salaire minimum et en mettant fin à l’obligation de mobilité dans les services publics imposée par la troïka des créanciers du pays (UE, BCE, FMI). Mesure symbolique, il a annoncé la réintégration des femmes de ménage de l’administration des Finances du pays, mises en disponibilité il y a un an et demi et qui, depuis, avaient installé un campement devant le ministère à Athènes.
Sur Syriza en bref : SYRIZA qui était à l’origine une coalition de la gauche radicale est devenu un parti de la gauche radicale en juillet 2013 en vue des élections à venir. Ce parti comprend différents courants idéologiques et cultures de gauche avec une identité construite sur une synthèse des valeurs du mouvement du travail avec celles des nouveaux mouvements sociaux écologiques, féministes et autres. Il se compose des formations suivantes : Synaspismos, héritier du Parti communiste grec de l’intérieur (eurocommuniste), ainsi que plusieurs autres formations de moindre ampleur [outre Synaspismos, il y a la Gauche ouvriériste internationaliste (Diethistiki Ergatiki Aristera, DEA, DEA (Gauche ouvrière internationaliste « trotskiste ») et Organisation communiste de Grèce (Kommounistiki Organosi Elladas, KOE, maoïste), et autres petites formations].

Le 7 janvier 2015, SYRIZA a finalisé ses listes et ses alliances en vue des élections avec les représentants des Verts écologistes. 22 candidats écologistes ont intégré les listes de Syriza. D’ailleurs le Parti communiste « KKE », qui a quitté le Parti de la gauche européenne (PGE), a rejeté toute perspective de coopération avec SYRIZA, refusant de faire partie de la majorité. Au contraire il a appelé les électeurs à voter contre « les illusions d’un changement politique dans le cadre de l’UE et du capitalisme».

Syriza bénéficie certes du groupe parlementaire le plus important au parlement grec. Cependant, sa composition n’est pas homogène vu que ce parti est né de l’agglomération de plusieurs formations, écologistes ou anciennement communistes tels que Synaspismos. Avec la crise, de nombreux déçus du Pasok ont aussi rejoint les rangs de Syriza.
Les élections anticipées ayant été déclenchées suite à l’incapacité du Parlement sortant d’élire un nouveau Président grec à la majorité requise en décembre 2014 : le premier tour de l’élection présidentielle en Grèce pourrait donc se tenir à nouveau le 7 février prochain.
Syndicats et Parti communiste
Le syndicalisme grec est traditionnellement très politisé, les principaux partis politiques étant représentés directement dans les organisations par le biais de fractions organisées.
Le Parti communiste grec, relativement marginalisé par les mouvements sociaux, est toujours puissant dans les syndicats. En particulier au sein des principaux syndicats par les fractions suivantes : le Front militant de tous les travailleurs (Panergatiko Agonistiko Metopo, PAME), et le Mouvement socialiste panhellénique (PASOK)
Entre un cinquième et un quart des travailleurs grecs sont membres d’un syndicat, mais la situation est très différente dans le secteur public, qui compte de nombreux affiliés, et dans le secteur privé, où l’influence des syndicats est assez faible. Il existe seulement deux grandes confédérations : l’ADEDY qui représente les employés du secteur public (enseignants, employés des ministères ou des administrations locales) et la GSEE (Confédération générale des travailleurs grecs, fondée en 1938) qui regroupe les salariés du secteur privé. Elles comprennent des tendances syndicales liées aux différentes organisations politiques.
Par exemple au sein de la GSEE, les 45 membres de la direction sont élus lors du congrès sur la base des blocs politiques. Aussi, la direction élue lors du 35e congrès en mars 2013 compte (selon la GSEE) :
* 16 membres PASKE, la tendance syndicale liée au PASOK (Parti socialiste panhellénique) contre les 22 qu’elle détenait lors du précédent congrès (2010).
* 11 membres DAKE, liée à la Nouvelle Démocratie (droite conservateurs) et qui maintient son nombre de sièges.
* 10 membres PAME, Front militant de tous les travailleurs (Panergatiko Agonistiko Metopo). PAME est la tendance syndicale du KKE (Parti Communiste de Grèce). Augmentation de son influence d’un siège (passant de 9 à 10).
* 5 membres INTERVENTION AUTONOME, apparentée au parti de gauche SYRIZA. Augmentation de son influence avec 5 sièges contre 3 auparavant.
* 3 membres EMEIS (dissidents de PASKE) parmi les gagnants avec 3 sièges.
La GSEE est :
* Membre au CESE (-Comité économique et social européen) dont le Président du Groupe des travailleurs, Georges DASSIS, est un membre de sa direction.
* Affiliée à la CES, à la CSI et à la FSM dont le secrétaire général de la FSM, George Mavrikos, est membre de la GSEE (PAME), a été réélu pour 5 ans au 16ème Congrès de la FSM (April 6-10, 2011) Athènes et dont le siège se trouve à Athènes.
PARALLÈLES ET DIFFÉRENCES
Podemos (Espagne) et Syriza
Des relations fortes existent entre ces deux partis. Pablo Iglesias, de Podemos, en Espagne, s’est félicité de la victoire d’Alexis Tsipras. « L’année du changement en Europe commence en Grèce et se poursuivra en Espagne en 2015 », a-t-il pronostiqué.
Création le 17 janvier 2014 d’un nouveau parti « Podemos » qui signifie « nous pouvons » et qui, quatre mois plus tard, lors des élections européennes est devenue la quatrième force politique du pays. Les affaires de corruption éclaboussant toute la classe politique, à commencer par le Parti populaire conservateur (PP, droite) et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE- gauche) expliquent en partie le succès foudroyant de Podemos, ce nouveau parti d’extrême gauche issue du mouvement des« indignados (les « indignés ») a élu ce 15 novembre, Pablo Iglesias secrétaire général avec plus de 95 000 voix, soit 88,6 % des suffrages. Objectif déclaré de Podemos, crédité de 22,5 % à 27,7 % des intentions de vote : gagner les législatives de 2015 et, plus largement, changer la donne politique en Espagne.
Podemos est aussi à l’origine de nouvelles initiatives bouleversant le monde syndical avec la création de Circulo Podemos Sindicalistas (Cercle nous pouvons syndicalistes), Somos Sindicalistas (nous sommes syndicalistes) et Ganemos CCOO (Gagnons CCOO).
Circulo Podemos Sindicalistas compte déjà plus de 2000 membres, militants ou anciens militants en désaccord, issus des deux centrales UGT comme de CCOO, comme du syndicat des fonctionnaires, CSIF, du syndicat indépendant USO ou du syndicat d’extrême gauche CGT et anarchiste CNT.

Ganemos CCOO a diffusé en octobre 2014 le manifeste « Gagnons CCOO pour les travailleurs ! » et en quelques semaines, plus de 700 militants issus de toutes les fédérations et secteurs ont signé le manifeste pour défendre « un syndicat d’assemblées, démocratique, combattif et de classe ». Ce mouvement espère provoquer un débat interne et appeler un changement de direction, avant le prochain congrès de CCOO prévu en 2017. Il s’est donné rendez-vous pour deux jours de débats, les 6 et 7 décembre prochains, avec l’objectif de constituer la plateforme qui devrait réclamer la démission des dirigeants CCOO et l’ouverture de débats internes depuis la base. Joëlle Schnitzer
Sources : sites des Syriza, GSEE, FSM, ETUI et presse française

CONTACTS Espace International : tél. 01 55 82 82 90
E-mail : europinter@cgt.fr

PARTIE II : STRATÉGIE

(note de travail sollicitée par la direction confédérale de la CGT)

 

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Par Michel Vakaloulis
Vaincre dans un contexte de crise

La victoire de Syriza aux élections législatives anticipées du 25 janvier 2015 bouleverse l’échiquier politique grec et interpelle l’Europe. On pourrait qualifier cette victoire d’historique, à cette précision près que les conséquences différées de l’onde de choc qui vient de se produire nous échappent largement. L’effet Syriza est incontestable. C’est d’abord un message d’espoir qui ouvre des perspectives inédites. C’est la délégitimation en acte des politiques d’austérité et l’affirmation de la possibilité de faire une autre politique tout en faisant de la politique autrement. La consécration de la gauche radicale en Grèce atteste que les élites dirigeantes ne sont pas invincibles. Quand il prend conscience de ses intérêts et agit avec détermination, un petit peuple peut avoir une grande voix.
Loin d’être un simple phénomène d’alternance dû à l’impopularité de la politique du gouvernement de Antonis Samaras, le succès de Syriza inaugure un nouveau cycle politique. Il brise plus de quarante ans de bipartisme où le Mouvement socialiste grec, le PASOK, et le parti de droite, la Nouvelle Démocratie, se partageaient tour à tour les rênes du pouvoir et recueillaient entre 80 et 85 % de l’électorat. La constitution accordant un pouvoir très étendu au Premier ministre, celui-ci usait et abusait de la nomination de ses subordonnés dans les appareils de l’État et les entreprises publiques. Sur cette base s’est constitué un système clientéliste de masse reposant sur la domination de grandes familles emblématiques, les Caramanlis et les Mitsotakis pour la Nouvelle Démocratie, les Papandréou pour le PASOK. Ce système a ainsi généré une corruption endémique minant l’autorité de l’État. Clientélisme politique et favoritisme partisan, les maîtres maux. Médiocratie au lieu de méritocratie.
La crise de ce bipartisme s’est brusquement aggravée quand, en 2011, sur fond de crise de la dette et d’austérité renforcée, le PASOK s’est allié, en position minoritaire, à la Nouvelle Démocratie. Le PASOK a alors cautionné une politique d’austérité conçue par la troïka formée par les représentants de l’Union Européenne, du Fonds monétaire international et de la Banque centrale européenne. Le bilan en est désastreux : diminution du produit intérieur brut de plus de 25 % en six ans, taux de chômage multiplié par trois sur la même période, dette publique passée de 105,4 % du PIB en 2007 à 175 % en 2014. L’aggravation de la dette souveraine a été utilisée comme une redoutable arme pour déconstruire l’État social, d’ailleurs faible et limité en Grèce. La dérégulation du marché du travail a conduit à une précarisation massive de la société. Par exemple, les conventions collectives ont été brutalement remises en cause, le salaire minimum a été abaissé de 22 % – 32 % pour les jeunes de moins de 25 ans. Les politiques d’austérité ont provoqué une spectaculaire dévaluation interne du pays qui a fini par laminer les classes moyennes et enfoncer dans la misère les couches populaires. Le pays s’est installé dans la troisième plus grande récession au niveau mondial au cours des 100 dernières années et la première en durée, dépassant même la grande crise de 1929 aux États-Unis.
Ce système inhumain implique la destruction d’une grande partie de la société. La crise a pris d’assaut la population, provoquant une anxiété diffuse, une démoralisation des individus, une perte de repères et de la capacité à se projeter dans l’avenir. La montée de la violence, la généralisation de l’insécurité dans toutes ses formes, le renforcement des crispations réactionnaires, comme l’illustre la percée électorale du parti néonazi Aube dorée aux élections de 2012, sont devenus des phénomènes endémiques et inquiétants. Paradoxalement, nous constatons le succès des objectifs inavouables des politiques du Mémorandum qui ont réussi à faire baisser la valeur de la force de travail et à aggraver les inégalités sociales. Les limites historiquement déterminées des besoins sociaux ont largement reculé, accentuant la polarisation de classe de la société grecque. En revanche, tous les objectifs déclarés de l’agenda néo-libéral ont échoué, à commencer par la soutenabilité de la dette.
Les raisons d’une victoire
La première raison de la victoire de Syriza tient au rejet de quarante ans d’un bipartisme suscitant d’autant plus la colère que les responsables de la corruption, des fraudes et des évasions fiscales massives n’ont jamais, à de rares exceptions près, été inquiétés par la justice. La seconde raison ne tient pas à l’adhésion à une idéologie anticapitaliste mais, comme le dit son leader Alexis Tsipras, à un vote motivé par « le besoin». En effet, l’application des mesures de la troïka a jeté dans la misère plus d’un tiers de la population. Cela se traduit par une sousalimentation, l’impossibilité de se chauffer, la menace de saisie des habitations par les banques. Et surtout, le départ de 200 000 jeunes diplômés à l’étranger pour trouver un meilleur sort. Face à cette situation préoccupante, Syriza propose des mesures d’urgence humanitaire telles que le rétablissement de l’alimentation électrique pour impayés d’énergie, un salaire minimum au même niveau qu’en 2009 (à 751 €), la couverture sociale pour les chômeurs en fin de droits. Syriza ne s’est
donc pas contenté, comme c’est souvent le cas en France, de critiquer le gouvernement en place mais a répondu concrètement aux attentes populaires. Il a érigé la lutte pour la survie de la population la plus précarisée en enjeu majeur de la confrontation électorale.
Le troisième facteur du succès de Syriza tient à une nouvelle manière de pratiquer la démocratie en y impliquant une jeune génération exempte des pratiques corruptrices des élites. L’équipe d’Alexis Tsipras, qui n’a que 40 ans, a amorcé un travail de fond sur les boites noires de la conquête de l’opinion et de l’alternative politique. Sous la pression du réel, Syriza a subi un processus de « maturation violente » selon la formule de Giannis Dragasakis, vice-Président du gouvernement actuel. L’enjeu était de dépasser une conception de la gauche comme addition de composantes et de regroupements contestataires en marges du jeu
politique pour construire un nouveau parti unifié à vocation hégémonique. Un parti qui n’entend pas jouer le rôle d’une force supplétive mais revendique ouvertement son droit de devenir protagoniste de la vie politique. Un parti de confrontation démocratique d’idées et non pas un système fermé de micro-pouvoirs qui fonctionne dans une cacophonie invraisemblable. Et surtout, un parti capable de construire ses rapports à la société non pas avec une logique de courroie de transmission mais à travers un travail patient et multifront de mise en réseaux avec des mouvements, des initiatives citoyennes, de mobilisations collectives.
Ce nouveau parti a été mis en chantier lors du congrès fondateur de Syriza en juillet 2013. Du reste, les Grecs se sont sentis humiliés par la pratique politique d’une troïka étroitement liée aux élites au pouvoir. Ils n’ont plus supporté que l’on gouverne leurs pays par mails et en coulisse. Le vote pour Syriza est pour eux un moyen de restaurer une forme de dignité patriotique et de réhabiliter la démocratie. Cette aspiration correspond à la modernisation de l’État que veut engager Alexis Tsipras, afin qu’il puisse entre autre lutter contre la corruption, l’évasion et la fraude fiscales. La démocratisation passe aussi par laréouverture de la radio-télévision publique fermée de manière autoritaire pour des raisons politiques.
Le paysage post-électoral

Pendant la campagne électorale, Syriza demandaient aux citoyens Grecs de lui donner les moyens pour mener jusqu’au bout son programme politique. Il réclamait notamment une « large et nette » majorité parlementaire non pas par arrogance partisane ou volonté de puissance mais pour qu’il puisse rompre avec le « vieux et usé système » sans les entraves d’une alliance instable ou compromettante. Au vu du mode de scrutin proportionnel qui accorde un bonus de 50 sièges au premier parti et en considérant que sept ou huit partis allaient entrer au Parlement (en dépassant la barre fatidique de 3 % des voix exprimées), le seuil de la majorité absolue (151 sur 300 sièges) pouvait être atteint avec un pourcentage entre 36 et 38% des voix.

Aux élections du 25 janvier 2015, Syriza a remporté une victoire de grande ampleur en obtenant 36,3 % et 149 sièges, battant son principal adversaire, la Nouvelle Démocratie (droite) avec un écart de 8,5%. Pourtant, la droite ne s’est pas effondrée, malgré une baisse d’environ 2 % par rapport aux élections législatives de juin 2012. Avec son chef de file et plusieurs de ses députés en prison depuis un an et demi inculpés d’« appartenance à une organisation criminelle », Aube Dorée arrive à la troisième place avec 6,3% des voix, juste au-dessus des « centristes » de La Rivière (« To Potami », 6,05%). Après son étiage historique de 2012, le Parti Communiste Grec (KKE) s’établit à 5,5 % (+1%), tout en restant intraitable dans son isolationnisme. Les Grecs indépendants (ANEL), formation de droite souverainiste conservatrice sur le plan sociétal mais anti-austérité sur le plan socio-économique, se trouvant dans la ligne de mire des médias systémiques qui pronostiquaient leur échec, résistent et entrent à la Vouli (Parlement) avec 13 députés (4,75 %). Vestige d’un passé révolu, le PASOK (socialistes), obtient 4,7 %, bien loin des 12,3 % de 2012, voire des 43,8 % de 2009. Sa déchéance électorale est directement proportionnelle au véritable travail de démolition de la société grecque qu’il a effectué pendant ces années de crise en étroite collaboration avec la droite.
L’alliance gouvernementale de Syriza avec les Grecs Indépendants
En l’absence d’une majorité parlementaire absolue, le choix de Syriza s’est porté rapidement vers une alliance avec les Grecs indépendants. C’est un choix dicté par le besoin étant donné que le KKE a récusé d’emblée toute idée de coalition, y compris sur un programme minimal de sortie de crise. Quant à La Rivière, formation libérale hétéroclite issue de la décomposition du PASOK, elle est préoccupée bien plus de défendre l’orientation « européenne » du pays dans le « respect de ses partenaires et des accords signés » plutôt que de tracer de nouvelles perspectives au-delà des politiques d’austérité qui ont conduit le pays dans l’impasse de la récession auto-alimentée. Il n’est guère étonnant que Martin Schulz, président social-démocrate du Parlement européen, s’est empressé de fustiger l’union entre la gauche radicale et les Grecs indépendants tout en recommandant avec insistance à Alexis Tsipras de « désarmer sur le plan verbal » (sic) et de cesser ses attaques contre Angela Merkel arguant que la rhétorique anti-allemande était de «courtevue».
Est-ce pour autant dire que cette alliance est « contre-nature », voire qu’elle entérine une coalition « rouge-brun » comme le présument certains critiques de Syriza ? Le jugement est inexact et biaisé pour plusieurs raisons. D’abord, ANEL n’est pas un parti d’extrême droite et n’a jamais flirté avec l’Aube dorée, comme l’ont déjà fait des collaborateurs proches de l’ancien Premier ministre Antonis Samaras. Issu d’une scission de la Nouvelle Démocratie en 2012 après le refus de soutenir le gouvernement de Loukas Papadimos qui appliquait la politique du Mémorandum, ce parti revendique la renégociation de la dette grecque, la restauration de la souveraineté nationale confisquée par la troïka, la traduction en justice de tous les responsables politiques, haut fonctionnaires et hommes d’affaires qui ont conduit le pays à la catastrophe. Loin d’être exempts de critiques, les Grecs indépendants se remarquent aussi par des relents « complotistes » du fait qu’ils se déclarent opposés au « Nouvel ordre mondial », par le rejet du multiculturalisme et le soutien à l’Eglise Orthodoxe. En revanche, il est impossible de les incriminer de racisme ou d’antisémitisme. Ensuite, l’équilibre de forces entre les deux formations est incontestablement en faveur de Syriza dont le programme économique est accepté en bloc par les ANEL. La gauche radicale n’est pas « l’otage » des Grecs indépendants dont l’influence est limitée. Si leur chef de file, Panos Kammenos, devient le nouveau ministre de la Défense, cette participation permet à Alexis Tsipras de composer un gouvernement qui déborde largement le périmètre de son propre parti mais aussi de disposer d’un interlocuteur crédible aux yeux des militaires. En revanche, les questions délicates de l’immigration sont confiées à la sous-Ministre Tassia Chirstodoulopoulou, avocate, militante de longue haleine en faveur des droits des immigrés.
Enfin, la coalition avec les ANEL envoie un message de fermeté aux tenants de l’austérité dans toute l’Europe. C’est le signal que Syriza respectera les promesses tenues devant ses électeurs, quitte à se heurter aux institutions européennes. La question sociale est clairement identifié comme prioritaire. « Nous sommes avant tout un gouvernement de salut social, avec projet, volonté politique et la force d’un mandat populaire», dit Alexis Tsipras.

Et maintenant ?
Comment gérer la victoire électorale ? Dans l’esprit de Syriza, la réponse à la crise humanitaire qui frappe la Grèce et la réforme de l’État doivent être menées de pair avec la transformation d’un modèle économique trop dépendant du tourisme et des importations. Ce qui à long terme suppose de réindustrialiser le pays. Ce programme a-t-il des chances de réussir ? Une bonne partie de la réponse tient à la renégociation de la dette qui atteint 321 milliards d’euros et dont le remboursement des intérêts empêche toute marge de manoeuvre. Cela suppose donc que les créanciers de la Grèce acceptent de renoncer à une partie de leurs créances plutôt que de tout perdre. C’est leur intérêt car la mise au ban du travail de millions de personnes en Grèce et plus largement en Europe est un immense gâchis qui gangrène toutes les sociétés.
Le programme de Syriza n’est certes pas révolutionnaire. Mais dans le contexte actuel marqué par la dénégation de la réalité, il apporte une rupture structurelle avec les politiques régressives menées au nom du « bon sens économique » qui plongent le continent européen dans la récession et confisquent la démocratie. Par une ruse de la dialectique de l’histoire, en raison même de ses spécificités en tant que laboratoire à ciel ouvert pour tester des politiques effroyables, la Grèce parle aujourd’hui la langue de l’universel. Elle nous dit que la thérapie de choc appliquée pour sortir de la crise est un échec retentissant. Catastrophique économiquement, inique socialement. Que l’explosion de la dette souveraine suite aux politiques punitives qui s’abattent avec férocité sur les peuples sous prétexte d’absoudre un crime imaginaire subvertit les fondements de la souveraineté populaire et répand l’euroscepticisme. « On ne peut pas continuer à pressurer des pays qui sont en pleine récession » affirme le Président des États-Unis Barack Obama.
La victoire de Syriza est un pari qui permet de décloisonner le regard sur le monde, d’élargir l’horizon d’attente, de repenser l’action collective. A condition de ne pas succomber aux simplifications enthousiastes de la rhétorique partisane qui font l’impasse sur l’état calamiteux de la gauche institutionnelle et les rudes tâches de la recomposition politique qui restent à faire.
Restaurer la confiance à l’alternative ne sera guère une mince affaire. Le cas de Syriza n’est pas forcément exemplaire et ses chances de réussite demeurent incertaines. L’avenir n’est pas à prophétiser mais à construire, de manière intempestive, en incarnant un imaginaire de progrès, de transformation, de justice sociale.
Néanmoins, le nom de Syriza incite à déborder le pessimisme de l’intelligence pour renouer avec l’optimisme de la volonté. « Le printemps est précoce en Grèce et peut-être c’est l’annonce d’un printemps européen » (Georges Corraface à l’émission A’Live de Pascale Clark, France Inter, 2 février 2015)
L’auteur :
Michel VAKALOULIS, économiste de formation, docteur en philosophie, diplômé en sciences politiques, est maître de conférences en sciences politiques à l’Université Paris VIII. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages sur la sociologie du salariat et l’action collective, nombre de ses travaux ont été traduits en plusieurs langues.
Pour aller plus loin :
 Site personnel : http://vakaloulis.wordpress.com

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