Dossier de la NVO.fr : « quel monde pour demain? »

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Le numéro 3589 (mai 2020) de la NVO, bi-média CGT, contient un dossier « quel monde pour demain » avec plusieurs interview intéressantes : Thomas Coutrot, économiste (Réseau Travail et démocratie), Rachel Silvera (économiste, réseau MAGE, et collectif Femmes-mixité CGT), Danièle Linhart (sociologue), Anicet Le Pors (ancien ministre de la fonction publique), Marie-Claire Cailletaud (direction confédérale CGT, groupe CGT au CESE), Boris Plazzi (secrétaire confédéral CGT, en charge des relations internationales). Nous republions ici l’interview de Danièle Linhart et de Thomas Coutrot. 

  • Télécharger l’accès au numéro de la NVO de mai 2020 :nvo-3589

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Interview de Danièle Linhart : « Les salariés créateurs d’intelligence collective »

 

D_Linhart_France-culture_02-13Comment analysez-vous cette crise et la mise à l’arrêt quasi totale du travail ?

Ce qui me frappe, c’est la façon dont le gouvernement prend ses décisions. Avec des modalités de gestion du citoyen qui sont les mêmes que celles appliquées à la gestion des salariés en entreprise : d’abord, « faire peur » comme on le fait par le chantage à l’em­ploi. Ensuite, soumettre le citoyen par la technique du changement perma­nent. En l’occurrence, ne pas porter de masque mais en porter sous peine de sanctions, rester confiné mais aller tra­vailler, déconfiner, mais pas tout le monde et autres injonctions contradic­toires et « paradoxantes ». Nous voilà donc fixés. En tant que citoyens, nous sommes désormais soumis à ces logiques managériales, jusque dans nos horaires de vie, avec ce même senti­ment d’impuissance à agir sur nos conditions d’existence. Tout comme le management en entreprise, le gouver­nement centralise toutes les décisions. Il s’entoure de scientifiques dont il s’ap­proprie l’expertise pour donner de l’au­torité à sa parole et légitimer ses déci­sions unilatérales. Nous sommes donc en train de vivre ce statut de subordi­nation du citoyen à des décisions prises par des dirigeants « sachants » qui se sentent légitimes de nous les imposer au nom de leur responsabilité dans la gestion de la crise. Dans un tel contexte, en effet extraordinaire, l’idée même de démocratie n’a plus aucun sens, puisqu’elle nous est confisquée au nom de notre santé et du bien commun.

Néanmoins, cette crise a propulsé aux avant-postes les « derniers de cordée », ces invisibles soudain héroïsés ?

 

En effet, le monde découvre soudain à quel point les « petits » salariés sont capables d’engagement dans leur tra­vail, quitte à se mettre en danger pour assurer leur mission, quelle qu’elle soit. On voit également que travailler, notamment dans les métiers peu ou pas qualifiés, peut signifier risquer sa vie au quotidien. C’est le cas de tous les métiers classés « essentiels » alors qu’ils étaient jusqu’ici considérés comme « rien ». Il y aurait des analogies à faire avec le récent procès de France Télécom qui a démontré la capacité du management à produire des modes de mise au travail délétères et mortifères, tout en les justifiant, c’est-à-dire en les considérant légitimes du point de vue des objectifs de l’entreprise. Et c’est ce qu’on mesure parfaitement dans le secteur des soignants. On découvre à quel point le travail, c’est du sérieux. Qu’il est avant tout vécu comme un don de soi pour satisfaire les besoins de tous. Je ne dis pas que tout salarié a pleine conscience de la valeur réelle de son travail, mais plutôt que chaque salarié, quel que soit son métier, a besoin de trouver et de donner du sens à son travail. Il a besoin d’avoir le sentiment que ce qu’il fait est indis­pensable ou tout simplement utile. On voit également que lorsque les salariés reprennent les choses en main, l’intelli­gence collective se réaffirme, parce que, dans l’urgence, chacun fait en fonction de ce qu’il sait juste et utile. Je crois qu’inconsciemment, ou pas, c’est ce que nous applaudissons tous les soirs aux balcons en saluant les soignants qui accomplissent des miracles dans des hôpitaux étouffés par l’autoritarisme gestionnaire. De cette situation émerge, à la stupeur générale, une capacité collective à produire du soin pour les patients et une salutaire insubordina­tion des soignants vis­à­vis de leur direction. Le vrai travail, c’est ça, et pas une gestion managériale injonctive et narcissique. Le travail, c’est se recon­naître dans l’exercice de son métier, et non pas être reconnu pour avoir bien appliqué le protocole bureaucratique dicté par le management.

Que pouvons-nous espérer, voire revendiquer, dans le fameux « monde d’après »la crise du Covid -19 ?

Ma crainte, c’est qu’on oublie très vite les leçons de cette crise. C’est d’ailleurs tout l’objet du management par le changement perpétuel : empêcher les salariés, et aujourd’hui les citoyens, de tirer les leçons de leur expérience. Le risque, c’est qu’on ne retire aucun bénéfice de cette crise et que l’avenir qu’on voudrait réinventer soit bien pire. C’est ce qu’indiquent très claire­ment les discours du patronat qui nous ressort l’éternel couplet du « nous avons vécu au-dessus de nos moyens », et du « nous étions des privilégiés qui s’igno-raient ». Face à ce récit écrit d’avance par les dominants qui vont tout faire pour remettre à sa place la « rationalité néolibérale », il va falloir se retrousser les manches. Avec cet avantage d’avoir conscience que cette rationalité n’a rien de naturel et qu’il nous faut com­mencer par déconstruire cette logique.

Entretien réalisé par Nathalie Carmeni

 

Interview de Thomas Coutrot : « Débattre des finalités du travail pour le libérer »

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Dans un article faisant figure de tribune, paru le 23 mars dans la revue Frustration et intitulé « Le travail ou la vie : contester la subordination pour stopper l’épidémie », vous mettiez en cause la notion d’« activité essentielle » dès lors qu’elle n’est pas directement liée à la vie humaine. De quoi s’agit-il ?

Le gouvernement a produit mi-mars deux discours contradictoires : l’un sur la nécessité de se confiner face à un virus très contagieux, et en l’absence de moyens de protection et de dépistage, l’autre sur celle de poursuivre les activités économiques dites essentielles mais, en réalité, sans distinguer les activités vitales des autres pendant l’épidémie. Car s’il a mentionné les métiers liés au soin, les caissières, les éboueurs, les égoutiers, il a aussi enjoint à continuer à travailler dans le bâtiment ou dans l’automobile et l’aéronautique… ce qui a concerné principalement les ouvriers, ou encore les travailleurs des plateformes comme Amazon. Environ six millions de salariés ont dû continuer à aller travailler sur leur site habituel ou leur chantier, au risque de contracter le virus dans les transports ou au travail. L’exécutif a justifié cela en parlant d’« activités essentielles à la vie de la Nation », mais il a mélangé sciemment celles qui sont effectivement essentielles à la vie humaine pendant une épidémie et d’autres, non vitales, dont la poursuite n’a eu pour objectif que de limiter la baisse prévisible du PIB. Le patronat lui-même n’a pourtant pas été homogène sur la question. Ainsi, dans le bâtiment, beaucoup de petits patrons savent l’impossibilité de respecter les gestes barrières et la distanciation et n’ont pas souhaité prendre des risques inutiles. La politique gouvernementale consistant à rejeter le droit au chômage partiel ou le droit de retrait dès lors que les employeurs affirmaient que les salariés pouvaient respecter les fameux gestes barrières, même sans masques ou moyens de désinfection, est irresponsable. La peur panique des déficits, l’obsession productiviste et financière, ont généré ces choix dogmatiques funestes. Tous les gouvernements n’ont pas été aussi rigides. En Italie ou en Espagne, des négociations avec les organisations syndicales et le patronat ont amené les pouvoirs publics à lister les secteurs réellement essentiels. Cela n’a pas été le cas en France, malgré les demandes insistantes de plusieurs centrales syndicales.
L’épidémie, dites-vous, a amené les travailleurs à débattre de l’utilité de leur activité. Dans votre dernier ouvrage, vous appeliez à « libérer le travail », à lui restituer du sens. Vous ajoutez cette fois qu’il s’est même agi, face à la crise sanitaire, de contester la subordination. Cette crise appelle-t-elle à redéfinir la finalité même du travail et qui en décide ?

Une enquête, à l’initiative de l’Ugict-CGT, menée sous forme de questionnaire en ligne auprès de 30 000 salariés, montre que, dès le début du confinement, près de quatre salariés encore en activité sur dix ont participé à une discussion sur le caractère essentiel, ou non, de leur travail – ainsi que sur les mesures de prévention dont ils et elles ont pu, ou non, bénéficier – et même cinq sur dix parmi ceux qui travaillaient en présentiel. Selon les premiers résultats de l’enquête, 43 % jugent que « toute leur activité » ou « une part importante de leur activité » est « essentielle pour le pays en période de crise sanitaire », les cadres le pensent moins souvent (35 %) que les « premiers de corvée » (ouvriers et employés, 50 %), et les femmes (47 %) plus que les hommes (39 %), car elles prédominent dans les fonctions de soin, de services à la personne, de nettoyage ou d’enseignement. Dans les fonctions de production ou de réparation, dans l’industrie et le BTP, beaucoup ont mené ces débats, la majorité jugeant leur activité non essentielle, même s’ils ont dû continuer à travailler. Mener de tels débats avec ses collègues, ses proches, les élus du personnel… revient à poser la question des finalités de son travail, de son caractère socialement ou écologiquement utile et, dès lors, la subordination du travail au capital commence à être contestée dans son principe. L’ampleur inédite de tels débats peut servir de précédent non seulement au moment du déconfinement, mais aussi plus fondamentalement pour de futurs débats, organisés de façon plus articulée pour lesquels l’organisation syndicale a un rôle à jouer. Parmi les préoccupations, celle d’une reconversion écologique du système productif ne peut plus être différée. Cela sera impossible sans un vaste débat démocratique impliquant toutes les sphères de la société.

Entretien réalisé par Isabelle Avran

 

 

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