Encore sur le rapport syndicalisme/politique

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Le débat croisé ci-dessous entre Karl Ghazi (CGT) et Leila Chaibi (France insoumise) est paru dans le mensuel Regards.

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Enclins à se jeter la pierre ou à se renvoyer la balle, partis et syndicats peuvent-ils dépasser le constat de leurs limites respectives pour créer une nouvelle dynamique ? Leila Chaibi (France insoumise] et Karl Ghazi (CGT) engagent le dialogue.

Article extrait du numéro hiver 2018 de Regards.

Karl Ghazi, leader de l'intersyndicale Clic P

Karl Ghazi, leader de l’intersyndicale Clic P

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Leila Chaibi est oratrice nationale de la France insoumise, initiatrice de Nuit Debout, co-fondatrice des collectifs Jeudi noir, Génération précaire et L’Appel et la pioche. Karl Ghazi est porte-parole de la CGT commerce Paris.

Regards. Partis politiques et syndicats sont-ils fâchés à jamais ? Pourquoi cette défiance réciproque ?

Karl Ghazi. Toutes les grandes centrales “historiques” ont connu des périodes durant lesquelles elles ont été en lien étroit avec des partis politiques. Cette histoire fait parfois “surréagir” les organisations syndicales lorsqu’elles estiment qu’un parti piétine leurs plates-bandes ou tente de leur forcer la main. Et si les syndicats n’ont pas réussi à s’adapter aux nouvelles formes d’exploitation et à construire de nouveaux points de force pour remplacer ceux qui ont été amoindris ou ont disparu, ils ont aussi pâti des échecs politiques de la gauche. Faire le procès des syndicats comme s’ils étaient seuls responsables de l’état des rapports de forces est aussi vain que de prôner l’autarcie du mouvement syndical.

Leila Chaibi. La défiance des syndicats et des syndicalistes vis-à-vis des partis politiques est légitime – la société entière est en défiance à leur égard ! À juste titre, ils sont perçus comme des machines électorales déconnectées de la réalité, qui ne servent que leur intérêt propre. D’un autre côté, partout où les syndicats sont présents et en capacité de mobiliser, ils sont utiles. Le problème est qu’une majorité des gens qui travaillent aujourd’hui dans ce pays passe sous les radars des syndicats. De la même manière, une part presque majoritaire de la population ne voit plus l’intérêt de se déplacer pour aller voter. Les mouvements et partis politiques doivent aller chercher ces abstentionnistes.

Regards. Faut-il, comme le suggère Jean-Luc Mélenchon, remettre en cause la charte d’Amiens ?

Karl Ghazi. La Charte d’Amiens n’est ni à considérer comme un livre saint, ni à jeter aux orties, même si elle fait l’objet d’un fétichisme suspect et qu’elle est citée à tort et à travers. Elle est souvent brandie comme un emblème du refus de la politisation de la lutte syndicale alors qu’elle affirme, à l’inverse, le rôle politique propre du syndicat. Une chose est de défendre l’autonomie du mouvement syndical. Une autre est de se servir de la Charte afin d’exiger sa totale “imperméabilité”. La question, toujours ouverte, est celle de la place et du rôle de l’organisation syndicale dans la lutte pour la transformation sociale. Pas celle de son isolationnisme !

Leila Chaibi. Je suis d’accord. Mais franchement, ce genre de débat est l’illustration même de l’entre-soi de ce qu’on appelle le “mouvement social”. L’important est la manière dont on arrive à mobiliser un maximum de gens. Là où il y a des syndicats qui mettent des salariés en mouvement, très bien. Mais si, ailleurs, des gens descendent manifester ou s’organisent pour défendre leurs conditions de travail après avoir entendu Mélenchon à la télé ou parce que des insoumis sont venus leur donner un coup de main, je ne me vois pas leur dire : « Bon les gars, oubliez-nous, attendez que les syndicats viennent vous voir, parce qu’on est obligé de respecter un accord qui date de 1906 et qui s’appelle la Charte d’Amiens ».

Karl Ghazi. Ni “entre-soi”, ni sectarisme ! Je répète qu’il ne faut pas faire dire à la Charte d’Amiens ce qu’elle ne dit pas. Il ne faut pas confondre, non plus, grève et manifestation de rue. Faire grève, bloquer la production, demande une présence physique de délégués dans l’entreprise. Le volontarisme venu de l’extérieur, ça a déjà été testé : ça ne marche pas ! On n’innove pas en faisant fi de l’expérience.

Leila Chaibi. Je voulais juste rappeler que si la France insoumise a été accusée de marcher sur les plates-bandes des syndicats, c’est parce qu’elle avait osé appeler les salariés, mais aussi plus largement tous les citoyens qui n’avaient pas la possibilité de se rendre aux manifs syndicales du mardi après-midi, à une marche en week-end contre la loi Travail.

Regards. Quelles convergences sont possibles à l’avenir entre syndicats, politiques, intellectuels, etc. ? Comment redonner du souffle au mouvement social ? Et à quelle(s) échéance(s) ?

Karl Ghazi. Le gouvernement estime pouvoir se passer de toute concession, mettant au passage en difficulté même les idiots utiles d’autrefois. C’est la conséquence d’un rapport de forces très défavorable. Cela pourrait devenir insurmontable si un élan unitaire et salutaire ne conduit pas tous ceux qui veulent résister à Macron à proposer une autre politique. Les forces politiques, syndicales, intellectuelles et associatives anticapitalistes et / ou antilibérales connaissent une phase de faiblesse historique. Elles ne peuvent s’en sortir qu’en réunissant leurs forces plutôt qu’en échangeant des anathèmes. Pour y parvenir, il faut favoriser l’émergence de lieux permanents de rencontres, de débats et surtout… de prises de décisions concrètes ! Quant à l’échéance, le plus vite sera le mieux.

Leila Chaibi. Évidemment que cette convergence est importante. Il y a deux ans, si on était parvenu à faire la jonction entre Nuit debout et le mouvement syndical traditionnel, on aurait peut-être réussi à faire tomber la loi El Khomri. Mais la priorité, c’est d’arriver à mobiliser tous ceux qu’on ne voit ni dans les manifs, ni dans les syndicats, ni aux urnes. Parce que l’addition des forces militantes existantes ne suffit pas aujourd’hui à peser suffisamment dans le rapport de forces. Ce n’est pas en se réunissant entre elles dans un entre-soi nombriliste que les forces sociales deviendront suffisamment fortes pour faire tomber le gouvernement. Il s’agit au contraire d’être tourné vers l’extérieur, inclusif.

Karl Ghazi. Il ne s’agit pas d’addition, mais de dynamique. Donner des perspectives unitaires aux militants, ce n’est pas une condition suffisante, mais nécessaire ! Sauf à penser que l’on peut se passer de militants… Ce qui serait le comble du nombrilisme.

Regards. Il y a eu plusieurs appels à la grève ces derniers mois, mais aucun appel à la grève reconductible ou à la grève générale. Est-ce qu’il ne faut pas renouveler les pratiques ? Et comment ?

Karl Ghazi. L’obstacle ne se situe pas principalement dans la forme que l’on donne à l’appel à la mobilisation, mais dans nos capacités à mobiliser. Est-il nécessaire de rappeler qu’au congrès de la CGT de mars 2016, son secrétaire général avait appelé à « mettre partout en débat la grève reconductible » contre la loi El Khomri ? Notre première préoccupation doit porter sur la présence réelle des organisations syndicales et politiques dans les entreprises et parmi les travailleurs les plus exploités. Quant à la forme, la seule qui vaille est celle qui pèse sur les profits : en bloquant la production, en touchant à l’image et en veillant constamment à désenclaver les conflits. Une bonne pratique, c’est une pratique qui fonctionne.

Leila Chaibi. La grève générale ne se décrète pas. Même lorsqu’on est en CDI ou fonctionnaire, il est compliqué de se mettre en grève rien qu’une fois par mois, et de perdre une journée de salaire quand on a déjà du mal à boucler les fins de mois. Alors quand on est précaire, en CDD, en intérim, ou autoentrepreneur, vous imaginez… Pour renverser le rapport de forces, il y a un chantier prioritaire : casser la résignation et le sentiment d’impuissance qui s’est installé dans la tête des gens. En partant de leurs préoccupations quotidiennes, locales, et en les aidant à mener des actions coup de poing ou médiatiques autour de revendications très concrètes, et obtenir des victoires. En somme, faire du syndicalisme urbain, à l’échelle d’un quartier !

Karl Ghazi. C’est ce que fait le syndicalisme. Nous avons multiplié ce genre d’actions dans les Monoprix, par exemple. Mais nous tenons à le faire avec les salariés. Et le problème reste l’absence des syndicats dans un grand nombre d’établissements. À cela, point de raccourci.

Leila Chaibi. Le syndicalisme inscrit son action sur les lieux de travail. Je parle ici de développer en parallèle une approche territoriale, à l’échelle d’un quartier, où il y a des opportunités de mobilisation des habitants autour de revendications qui cristallisent les contradictions et la violence du capitalisme.

Karl Ghazi. Le syndicalisme ne se suffit pas à lui-même. Développer d’autres types d’action est indispensable : c’est le rôle des associations et des partis politiques. D’où la nécessité d’un front large.

Regards. Face à la violence sociale et devant un gouvernement qui refuse le dialogue, quelle violence est légitime pour les militants et les sympathisants syndicaux ?

Leila Chaibi. Quand les formes instituées du “dialogue social” ne fonctionnent plus, quand, face à un pouvoir qui vous ignore, on a épuisé en vain les leviers classiques et légaux de la contestation démocratique, il est légitime de recourir à d’autres moyens pour se faire entendre. En ayant toujours en tête que pour être efficace et légitime, une action doit à la fois exercer un pouvoir de nuisance sur l’adversaire, et obtenir un assentiment populaire.

Karl Ghazi. La résistance de l’exploité contre l’exploiteur ne soulève pas de problème de légitimité. Ce sont ses formes légales et institutionnelles qui sont aujourd’hui remises en cause. La vraie question porte sur les choix tactiques : je considère que les seules limites à l’action sont celles posées par l’assentiment de ceux qu’elle concerne et par le souci d’unir notre camp.

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