Féminisme : débat entre Sophie Binet et Emmanuel Todd

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Le mensuel CGT Ensemble (La vie ouvrière) de mars 2022 publie une table ronde-débat entre Sophie Binet membre de la Commission exécutive confédérale de la CGT, en charge de la commission femmes-mixité, et Emmanuel Todd, anthropologue, qui vient de publier un livre historique (« Où en sont-elles? ») qui déploie une approche très critique sur la portée des mobilisations féministes contemporaines. Vif débat!

Livre d’E.Todd :Où en sont-elles? Une esquisse de l’histoire des femmes, éditions du Seuil, janvier 2022, 400 pages, 23 euros.

 

 Débat : Féminisme, un sport de combat ?
28 mars 2022
Par | Photo(s) : Bapoushoo
 Sophie Binet/Emmanuel Todd. La dirigeante confédérale CGT en charge de l’égalité femmes-hommes déconstruit l’approche masculiniste opposée à la troisième vague féministe que livre l’anthropologue dans son ouvrage 0ù en sont-elles ? * Deux visions du monde s’opposent, lors d’une confrontation tendue.
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Cet article a été publié dans le mensuel La Vie Ouvrière Ensemble de mars 2022
Que vous inspire la troisième vague féministe qui a déferlé à la suite de l’affaire Weinstein ?
Sophie Binet : Elle touche aux nœuds des rapports de domination entre hommes et femmes, en dénonçant les violences sexistes et sexuelles. Lesquelles ne sont pas le fruit de pervers isolés, mais d’hommes assurés de leur impunité, car en position de pouvoir. Pour la CGT, qui s’inscrit dans un féminisme de classe, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles permet aussi d’en finir avec des stéréotypes qui enferment les hommes dans une masculinité toxique.

Emmanuel Todd : La CGT est complètement alignée sur le discours ambiant considérant les hommes a priori comme dangereux, ce qui par la suite rend inaudible toute lecture sur les rapports de classe. Cette dénonciation sur un mode déraisonnable me gêne, je suis d’une génération d’hommes féministes qui a torché ses enfants. La montée de ce féminisme antagoniste ou séparatiste n’est pas dans la tradition française catholique, mais plutôt dans celle anglo-américaine, en réaction au protestantisme très hostile aux femmes.

S.B. : Vous êtes dans la caricature. Ce n’est pas être anti-hommes que de simplement vouloir l’égalité, et de dénoncer les violences sexistes et sexuelles occultées dans votre livre ! Pour rappel, chaque année 213 000 femmes sont victimes de violences conjugales, 95 000 de viols ou de tentatives, et 30 % de harcèlement sexuel au travail. Les histoires des mouvements féministe et ouvrier sont liées, en atteste la date du 8 mars initiée par l’internationale socialiste. Votre livre occulte le féminisme de classe, dominant en France et incarné à la CGT par Martha Desrumaux ou Marie Couette.

Selon vous, Emmanuel Todd, cette troisième vague survient alors que l’émancipation féminine a déjà eu lieu…
E.T. : Je ne dis pas que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, les féminicides notamment en témoignent. Je me demande pourquoi cette troisième vague intervient alors que le féminisme est en train ­d’atteindre ses objectifs. Même si une pellicule de patridominance persiste dans les strates supérieures de la société, l’effondrement du pouvoir des hommes s’est accéléré dans les années 2000-2020. Des femmes ont fait irruption au plus haut sommet de la vie politique, syndicale. Je pose alors la question : l’émancipation des femmes est-elle freinée du fait de potiches masculines qui subsistent dans les hautes sphères ou des contradictions internes à la condition féminine ? Selon moi, les femmes éduquées issues de la petite bourgeoisie sont prises dans une anomie au sens de Durkheim. Elles découvrent à la fois une plus grande liberté et les incertitudes de la vie. En un certain sens, ce féminisme de ressentiment est caractéristique d’une époque qui n’est que ressentiment, des classes supérieures macronistes contre le monde ouvrier, du monde ouvrier en décomposition contre les immigrés.

S.B. : L’égalité n’est absolument pas réalisée aujourd’hui ! Et encore moins pour les femmes du monde ouvrier et des classes populaires qui n’accèdent pas toujours à l’indépendance économique, car enfermées dans les temps partiels et les bas salaires. En dépit du fait que les femmes sont plus diplômées que les hommes, il persiste toujours un écart de salaire de 28,7 % en moyenne, quelle que soit la position sociale. Elles se heurtent toujours à un plafond de verre, y compris à l’université, lieu de pouvoir que vous définissez comme très féminisé où seulement 20 % des présidents d’université sont des femmes. Nous nous heurtons à des résistances puissantes de ceux qui ne veulent rien céder de leur pouvoir. En témoigne cette vague masculiniste incarnée par Éric ­Zemmour.

Vous écrivez que « la destruction du patriarcat fut facile chez nous parce qu’il n’y avait jamais vraiment existé ». Y compris en France où la loi de 1848 a instauré un suffrage universel masculin et où le Code napoléonien a fait de la femme une mineure dépendante de son mari ?
E.T. : à l’origine, chez les chasseurs-cueilleurs, les ­rela­tions étaient relativement égalitaires au sein de la famille, car nécessaires à la survie de l’espèce. Puis, à l’apparition de l’agriculture, en Mésopotamie et en Chine, ces sociétés ont évolué vers des formes de patriarcat. Mais cette mutation n’a pas atteint les franges extrêmes de l’Occident. Maintenant, les féministes me parlent sans arrêt du xixe siècle qui, je le concède, peut être perçu comme une tentative patriarcale.

S.B. : Il y a des débats passionnants au sein du mouvement féministe sur la définition du patriarcat, qui s’exprime différemment selon les époques, les pays, évidemment. En revanche, il y a un invariant fondamental, c’est la « valence différentielle des sexes ». Tel est l’apport fondamental de Françoise Héritier, ­anthropologue féministe que vous ne citez pas, mais vous en citez très peu de toute manière. Autrement dit, il y a une division sexuée du travail qui s’accompagne d’une dévalorisation des tâches auxquelles les femmes sont assignées. Par ­ailleurs, leur travail a longtemps été invisibilisé. C’est le cas des femmes d’agriculteurs ou des femmes de commerçants.

Comment expliquez-vous la division sexuée du travail ?
E.T. : La division sexuée du travail est au cœur du fonctionnement des sociétés homo sapiens, avec des hommes qui chassent, fabriquent des outils, construisent des bateaux, et des femmes qui cueillent et s’occupent des ­enfants. à l’origine, les rapports de domination ne se situent ni en termes de classe ni en termes de sexe. C’est la nature qui est dominante. En face, les êtres humains doivent être fondamentalement solidaires.

S.B. : La division sexuée est centrale pour comprendre les inégalités persistantes dans les sphères privée et professionnelle. L’inégal partage des tâches domestiques pèse sur la possibilité de travailler, d’avoir une carrière, de s’investir dans la cité. Aujourd’hui, à peine un métier sur cinq est mixte. Les métiers à prédominance féminine sont dévalorisés financièrement et socialement, du fait de cette espèce de rôle « naturel » de la femme dans le soin et le lien. Par exemple, à niveau de diplôme équivalent, une sage-femme gagne 20 % de moins qu’un ingénieur hospitalier. Certaines qualifications ne sont pas reconnues car associées à des qualités féminines naturelles. La technicité des métiers féminisés et la pénibilité sont sous-estimées.

E.T. : Vous ne pouvez pas nier que des métiers comme celui de juges se sont fortement féminisés. Mais ce qui me frappe au siège de la CGT, c’est qu’à aucun moment, vous ne parlez de la destruction des métiers ­industriels qui incarnaient la masculinité. Cette ­expansion massive des emplois féminins dans le ­tertiaire doit être mise en regard de l’effondrement de l’emploi masculin dans l’industrie, qui a contribué à la fragilisation de la famille dans les milieux ­populaires. Je ne vois pas comment ces évolutions peuvent être interprétées autrement que comme des progrès pour les femmes et des conditions plus difficiles pour les hommes.

Dans votre ouvrage, vous semblez également établir des liens tendancieux entre émancipation féminine d’un côté, et désindustrialisation, affaiblissement des collectifs, affaissement des salaires ouvriers, de l’autre.
E.T. : C’est l’hypothèse la plus importante, mais aussi la plus discutable de mon livre. J’ai été frappé par le fait que, chez les chasseurs-cueilleurs, les hommes ­partageant les produits de la chasse sont porteurs du collectif et les femmes ne partageant pas les produits de la cueillette sont porteuses de l’individuel familial. Or, le dernier demi-siècle se caractérise à la fois par l’émancipation des femmes et l’effondrement de la capacité d’action collective. Je pose la question de ­savoir s’il y a un lien.

S.B. : On voit bien qu’il ne s’agit pas d’un travail universitaire mais d’un livre d’opinion. Vous ajustez les périodes en fonction de ce qui vous arrange. Le mouvement d’émancipation des femmes traverse le xxe siècle, s’accélère après la Seconde Guerre mondiale alors que la désindustrialisation est plus récente. Au contraire, l’accès des femmes aux concentrations ouvrières a été un moteur dans les luttes sociales. Votre thèse invente une guerre des sexes et occulte la responsabilité du capital dans la désindustrialisation. Laquelle n’a pas profité aux femmes, au contraire, elle s’est accompagnée de l’émergence d’un prolétariat précaire très féminin.
Comment articuler aujourd’hui lutte des classes et lutte pour l’égalité entre les sexes ?
E.T. : La lutte des classes, l’affrontement fondamental en France, se joue entre une classe moyenne matridominée, très éduquée, porteuse d’un féminisme antagoniste, et une classe supérieure patridominée. Les milieux populaires, quant à eux, se caractérisent par une désorganisation des rapports entre les sexes, du fait notamment de la destruction des métiers industriels masculins. Ce que je reproche fondamentalement au féminisme actuel, porté par une petite bourgeoisie qui bénéficie de la sécurité de l’emploi et de la stabilité du couple, c’est d’être néfaste aux milieux populaires qui ont besoin d’une meilleure entente entre hommes et femmes.

S.B. : En gros, vous conseillez aux femmes des milieux populaires d’éviter de divorcer pour préserver leurs revenus ! Vous transformez la lutte des classes en lutte des sexes et vous occultez les rapports de domination au sein de chaque catégorie sociale. Cela fait cent ans que l’on caricature le féminisme comme petit bourgeois pour mieux le décrédibiliser. La CGT n’a pas attendu que l’intersectionnalité soit à la mode pour articuler la lutte des classes et la lutte contre les discriminations sexistes et racistes. Nous portons un syndicalisme de lutte des classes au sens de Marx, qui ne mélange pas la classe et la catégorie sociale. En même temps, on sait bien que la lutte des classes ne permet pas d’émanciper les femmes du rapport de domination, qui s’expriment différemment selon la catégorie sociale. Enfin, on s’inscrit en faux contre ce féminisme opportuniste de la classe dirigeante selon lequel il suffirait d’améliorer la situation des femmes par le haut pour améliorer le sort de toutes.

Entretien réalisé par Sarah Delattre.

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