La revue OPTIONS (UGICT CGT) disponible en ligne

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La revue Options, de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens CGT (UGICT), est dorénavant disponible en ligne. Par le lien :   Accueil – Options.   Voici un article directement accessible : une interview de Alain Bihr et Laurent Pfefferkorn, sociologues, sur l’analyse structurelle des inégalités sociales, auteurs de travaux sur le même sujet

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La mécanique des inégalités : un entretien avec les sociologues Alain Bihr et Roland Pfefferkorn


© Vincent Isore/IP3 / Maxppp
Combattre la précarité de l’emploi et les bas salaires est une condition indispensable à la lutte contre les inégalités. Mais certainement pas une condition suffisante. Explication d’Alain Bihr et de Roland Pfefferkorn, sociologues, auteurs du Système des inégalités.

Le dernier rapport d’Oxfam est accablant : alors que, depuis le début de la pandémie, 160 millions de personnes ont sombré dans la pauvreté, un nouveau milliardaire émerge désormais sur la planète toutes les 26 heures. Comment votre ouvrage peut-il aider à saisir cette réalité ?

En pointant le caractère systémique des inégalités que, de manière implicite, mettent en lumière les nouveaux mouvements sociaux. En se développant en dehors des organisations traditionnelles, leurs demandes s’expriment au-delà du corpus revendicatif habituel des syndicats ou des associations. Elles embrassent et conjuguent des thèmes jusqu’alors trop fragmentés. Le mouvement des Gilets jaunes est parti d’une simple question fiscale pour interroger le modèle social induit par la montée de la précarité ou le non-accès aux services publics. Il s’est alimenté du vécu de leurs membres. Là où les syndicats ou le mouvement associatif peinent à considérer des problèmes qui ne sont pas traditionnellement dans leur champ d’intervention, les nouveaux mouvements sociaux expriment la conscience de plus en plus vive de la partition de la société entre ses différentes classes.

Diriez-vous que le message parvient à se faire entendre ?

Malheureusement pas. Mais, là, rien de nouveau. Nous travaillons ensemble sur les inégalités depuis le début des années 1990. Alors que l’on s’apercevait déjà des effets de la crise sur l’état des inégalités dans la société, on butait sur une indifférence caractérisée des politiques, des médias et de l’université à ce sujet. Bien sûr, ce phénomène de polarisation sociale n’était pas nouveau. Il remontait au début des années 1980. Mais il s’installait et nul ne voulait vraiment s’y atteler. Certes, en 1995, Jacques Chirac a fait campagne sur la réduction de la « fracture sociale », une métaphore naturaliste qui ne pointe pas l’origine sociale des inégalités. Et il en est resté aux discours pieux.

La logique globale qui conduit au renforcement des inégalités n’est pas interrogée. En effet, les inégalités interfèrent entre elles. En se déterminant et même en se générant réciproquement, elles tendent à former un processus cumulatif au terme duquel les privilèges s’accumulent à l’un des pôles de l’échelle sociale tandis que, à l’autre pôle, s’accumulent les handicaps. Cette accumulation et cette polarisation constituent les propriétés originales du système des inégalités.

Pourriez-vous donner un exemple ?

Les conséquences d’une exposition à des  postures pénibles ou fatigantes ne sont pas les mêmes selon la faculté que l’on a de s’informer, de pouvoir consulter un médecin et ou de se faire rembourser pleinement une consultation. Ou encore de s’alimenter correctement ou de pouvoir rejoindre à la fin de sa journée de travail un appartement dans lequel on aura l’espace pour se reposer. Autrement dit, une inégalité en interroge d’autres.

Dans votre livre, vous affirmez que la question politique, plus précisément celle de l’accès des citoyens à la parole publique, fait partie intégrante du système des inégalités. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?

La participation à la vie syndicale ou associative dépend de multiples éléments. Elle n’est pas la même selon que l’on est un homme ou une femme, un cadre ou un ouvrier. Selon le temps dont chacun dispose pour s’engager ou se faire entendre, les compétences réelles ou supposées pour s’exprimer ou encore le sentiment de légitimité à faire entendre ses besoins ou ses envies. Ensuite, à un niveau collectif, les catégories privilégiées disposent d’institutions influentes à même de défendre leurs intérêts, contrairement à d’autres pour qui les institutions, syndicats ou partis, sont dénigrées, attaquées ou affaiblies. Quoi qu’il en soit, la critique de l’accès des individus à la vie démocratique ne peut se limiter à la seule question des revenus.

Admettre que les inégalités font système impose la critique du modèle social qui les génère. Or le marché est devenu une religion, un dogme qui ne doit surtout pas être questionné.

Comment expliquez-vous cette incapacité à envisager les problèmes dans leur globalité ?

Admettre que les inégalités font système impose la critique du modèle social qui les génère. Or le marché est devenu une religion, un dogme qui ne doit surtout pas être questionné. Pour la doxa néolibérale, si augmentation de la misère il y a, c’est que la réalité ne se conforme pas assez à la théorie. Il faut donc d’urgence la « réformer » en conséquence. Quand le chômage monte, la financiarisation qui gangrène les entreprises n’est pas questionnée. Les néolibéraux nous expliquent plutôt que c’est la flexibilité du marché du travail qui doit encore être renforcée. Ils ne sont pas cyniques, ils sont fanatiques. Jamais le dogme ne doit être remis en question.

Qu’en déduire ?

Sur le plan théorique : nous vivons dans une société qui continue d’être organisée en classes sociales ; une société segmentée, hiérarchisée et conflictuelle. Sur le plan politique : une analyse partielle des inégalités est vouée à l’échec. Depuis près de vingt ans, le discours entendu est celui d’une « moyennisation » de la société française. Cette idée théorisée par le sociologue Alain Touraine masque l’ampleur des écarts de situation et la polarisation croissante qui façonne notre société.

S’il existe toujours un niveau absolu de pauvreté, il n’a jamais existé de niveau absolu de richesse. Les moyens sociaux d’accroissement des avoirs et de leur accaparement privé semblent ne plus avoir aucune limite.

La France n’est pas cet ensemble socialement homogène que l’on veut nous faire croire : une société qui serait pacifiée et caractérisée à chaque extrême par l’existence, ici, d’une toute petite minorité des pauvres et, là, d’une toute petite minorité de riches. Même l’Ocde aujourd’hui l’admet en soulignant l’ampleur de l’explosion des inégalités et de ses conséquences dans les pays développés. S’il existe toujours un niveau absolu de pauvreté, il n’a jamais existé de niveau absolu de richesse. Les moyens sociaux d’accroissement des avoirs et de leur accaparement privé semblent ne plus avoir aucune limite. Dans l’extrême pauvreté, un homme ne peut plus descendre plus bas. Dans l’extrême richesse, un autre ne cesse de trouver les moyens d’accaparer plus encore.

Et la théorie du ruissellement, alors ?

Une formule bien plus qu’une théorie. On le sait peu, mais cette expression émane d’un humoriste américain qui, par ces mots, se moquait au début des années 1930 des programmes de baisses d’impôts du président Hoover ! Sans doute Emmanuel Macron l’ignore-t-il. Quoi qu’il en soit, cette « théorie » affirme l’idée profondément libérale que d’un mal peut naître un bien. Qu’en levant les obstacles rencontrés par les marchés et les investisseurs, on peut aider toute la société à prospérer.

Rendons justice à ses promoteurs : les marchés se portent bien et le secteur de la domesticité prospère. Mais qui peut prétendre que le salariat d’exécution dont les effectifs explosent en tire bénéfice ? Et, avec lui, le salariat dans son ensemble ? Que l’on nous explique en quoi la monopolisation du pouvoir par les élites est bénéfique au plus grand nombre et, avec elle, l’accumulation des biens culturels…

Par définition, là où il y a chance, il n’y a pas égalité, et inversement. Cet énoncé est une imposture. La lutte contre les inégalités impose bien au contraire d’agir contre la malchance.

Et que dites-vous de l’égalité des chances ?

Par définition, là où il y a chance, il n’y a pas égalité, et inversement. Cet énoncé est une imposture. La lutte contre les inégalités impose bien au contraire d’agir contre la malchance. Qui plus est, une telle formule promet seulement de transformer la situation de certains individus sans rien changer des structures sociales qui façonnent le sort de l’immense majorité des membres d’une société. Un chiffre à lui seul dresse le bilan de cette approche qui guide depuis près de cinquante ans les néolibéraux : 26 personnes sur la planète possèdent désormais le patrimoine cumulé de la moitié de l’humanité. Jamais dans l’histoire un tel degré d’inégalité n’a été atteint. Même dans l’Égypte ancienne, les pharaons ne pouvaient prétendre à une telle performance !

Quel antidote possible à cela, selon vous ?

Admettre que, comme c’est le cas pour l’ensemble des sociétés contemporaines, les divisions qui traversent la société française n’opposent pas des individus mais des catégories sociales partageant une position commune. Certaines catégories souffrent du défaut d’avoir, de pouvoir et de savoir, contrairement à d’autres. Une action d’ensemble sur tous les facteurs qui génèrent l’accroissement des inégalités est nécessaire : de la fiscalité aux conditions d’expression politique en passant par les conditions d’emploi, le niveau des salaires, l’accès aux services publics de santé ou d’éducation, à la culture ou au logement.

Système des inégalités

Alain Bihr et Roland Pfefferkorn.

Éditions de la Découverte. 176 pages. 14 €.

M.H.

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