Les 120 ans de la CGT et le congrès confédéral CGT (N°3)

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Nous mettons à disposition l’introduction faite par Sophie Béroud, politologue spécialiste du syndicalisme, faite à Limoges au Comité confédéral national (CCN) consacré aux 120 ans de la CGT. Cette introduction et les débats qui ont suivi sont reproduits dans Le Peuple, organe de la CGT N° 1729, de décembre 2015. On peut y lire aussi l’introduction aux débats faite par Maryse Dumas (qui pilotait l’évocation des 120 ans de la CGT), ainsi que l’intervention de Michel Pigenet, historien, sur les « principes fondateurs de la CGT« , de même qu’un exposé de Catherine Perret (Commission exécutive confédérale-CEC) sur « Unité du salariat et construction syndicale« .

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La CGT face aux évolutions du salariat

Limoges – CCN – 15/10/15

Sophie Béroud
Université Lyon 2 – Triangle

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Je tiens tout d’abord à remercier les membres du CCN ainsi que la direction de la CGT pour cette invitation à venir débattre avec vous, ici, à Limoges. C’est à la fois un grand honneur et un grand plaisir pour moi de pouvoir partager avec vous quelques éléments de réflexion sur les enjeux que posent à la CGT et plus largement à l’ensemble du syndicalisme français les transformations du salariat et plus précisément le processus de précarisation qui déstabilise une large partie de celui-ci.
Mon point de vue est celui du ou de la sociologue. Le défi de représenter le salariat dans sa totalité, mais aussi dans sa diversité n’a rien de nouveau dans la CGT. On pourrait faire l’histoire de cet enjeu depuis la naissance de l’organisation, à la fois à partir d’une analyse de l’ancrage social de la CGT, au sein de différentes professions et de différentes catégories socio-professionnelles et d’une analyse de la façon dont cette question a été posée, ou non, en interne. Dans une perspective temporelle plus limitée, il faudrait revenir sur l’importance de ces débats depuis la fin des années 1980 et l’analyse de la crise qui a atteint fortement le mouvement syndical français. Je vais cependant partir de la situation contemporaine.

Quelques remarques introductives : ce que représenter le salariat veut dire

Penser que la CGT a pour ambition de représenter et d’organiser l’ensemble du salariat implique, au préalable, de s’arrêter un instant sur cette notion de représentation. Il y a plusieurs façons d’en définir le sens. On peut penser la représentation à partir de l’image du miroir : la composition de la CGT, du point de vue de ses adhérents, reflète-t-elle celle du salariat actuel ? Est-elle en décalage par rapport à celui-ci, à ses grandes composantes, à ses caractéristiques ? Mais on peut aussi donner un sens complémentaire à cette notion de représentation. Car représenter, c’est aussi faire exister, conférer une légitimité, donner de la voix à celles et ceux qui ont du mal à se faire entendre dans la société dans la mesure où ils subissent différentes formes de domination et d’exploitation. Il ne s’agit pas alors de chercher nécessairement une représentation qui soit juste sur le plan statistique, mais une représentation qui revête une signification forte sur le plan symbolique. C’est par exemple tout l’enjeu de l’existence d’un comité national des privés d’emploi dans la CGT ou d’une union syndicale de l’intérim. Ces deux conceptions de la représentation se complètent. Mais, en même temps, une faiblesse en termes de « représentation miroir » peut aussi conduire à faire l’impasse sur des représentations chargées de sens pour ce qu’elles disent de la précarité dans le salariat contemporain ou des différentes formes de domination (liée au sexe, à l’orientation sexuelle, à l’âge, à l’origine nationale, etc.)
Il existe, de fait, une tension entre le fait de vouloir représenter le salariat dans son ensemble, le salariat comme puissance (celle du monde du travail) et l’exigence de saisir ce même salariat dans sa diversité, en partant des lignes de clivages qui le traversent, en termes de classes sociales, mais aussi d’âge ou de sexe.
Or, parmi les évolutions contemporaines qui déstabilisent depuis maintenant plus d’une trentaine d’années le monde du travail, le processus de précarisation est central. Ce processus renvoie à trois formes de précarité, étroitement imbriquées : la précarité de l’emploi qui va au-delà des emplois dits atypiques (CDD, temps partiel imposé, intérim, stages, contrats aidés, etc.) pour englober, par exemple, la fragilité des CDI dans des entreprises sous-traitantes ; la précarité du travail (non reconnaissance des qualifications, absence de perspective de carrières, forte amplitude horaire, etc.) ; enfin la précarité des droits et de la représentation. Cette dernière forme de précarité touche particulièrement – mais pas seulement – les salariés travaillant pour des entreprises sous-traitantes, ainsi que les intérimaires, ou encore les contractuels et les vacataires dans les fonctions publiques.
L’intrication de ces trois formes de précarité contribue, on le sait, à fragmenter les collectifs de travail et à enfermer les travailleurs dans des démarches de survie et/ou de résistances individuelles. Les syndicats sont ainsi directement confrontés à l’ampleur du processus de précarisation, aux obstacles qui en découlent en termes d’organisation collective des salariés. On pointe souvent la faiblesse du taux de syndicalisation en France (autour de 8%). Mais il convient de rappeler qu’il s’agit d’une moyenne et que la réalité est de façon massive celle de l’a-syndicalisation (pour préférer ce terme à celui de désyndicalisation) des salariés des petites et moyennes entreprises, mais aussi des salariés en statut d’emploi précaire dans les fonctions publiques et dans les grandes entreprises du public et du privé.
Les syndicats français sont ainsi percutés d’une triple manière par le processus de précarisation et plus largement par les transformations du salariat. Ils le sont, tout d’abord, dans leur base sociale, c’est-à-dire dans leur capacité à représenter l’ensemble du salariat et donc aussi, et en premier lieu, les segments les plus fragilisés de celui-ci, les plus exploités. Mais ils sont également percutés dans leur structuration, dans leurs modalités d’organisation. Enfin, ils sont bousculés dans leurs pratiques, que ce soit dans la façon de construire leurs revendications ou bien dans les façons de faire vivre leur démocratie interne.
Il me semble important de revenir sur ces trois dimensions, dans la mesure où elles permettent de saisir les enjeux qui se posent aujourd’hui à la CGT, sachant que des réponses se construisent au quotidien via des expériences de terrain menées par des militants en particulier au niveau des territoires, au sein des unions locales ou départementales.

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1. Le syndicalisme percuté dans sa base sociale : l’affaiblissement du lien aux classes populaires précarisées

La situation peut paraître paradoxale au regard de l’histoire du syndicalisme en France et de ses racines ouvrière : ce sont aujourd’hui les professions intermédiaires et les cadres qui sont à la fois les catégories socio-professionnelles proportionnellement les plus syndiquées et celles qui pèsent désormais le plus dans les rangs syndicaux. « En 2001-2005, tous secteurs confondus, les cadres et les professions intermédiaires constituent ainsi les groupes socio-professionnels les plus représentés parmi les salariés syndiqués : en moyenne, sur dix salariés syndiqués, trois sont des cadres, trois exercent une profession intermédiaire, deux sont employés et les deux derniers ouvriers » . Cette proportion varie selon les organisations. Sur ce plan, la CGT reste la confédération syndicale en France qui conserve la plus forte assise au sein des groupes ouvriers et employés. Pour autant, lorsque l’on regarde (à partir des données produites grâce au cogitiel) le profil type de l’adhérent CGT, il s’agit majoritairement d’un homme, plutôt employé, en CDI ou en emploi statutaire (96,3% des adhérents) et qui travaille dans une grande entreprise (58,5% des adhérents sont dans une entreprise de plus de 500 salariés) . Les fractions du salariat que la CGT peine à syndiquer aujourd’hui sont notamment les composantes les plus précaires des groupes ouvriers et employés.
Plusieurs remarques s’imposent ici. En premier lieu, cette fragilisation de l’implantation syndicale au sein des catégories qui composent les classes populaires résulte de la combinaison de plusieurs facteurs : d’une part, l’éclatement des grandes unités de production dans l’industrie et leur fractionnement via le recours aux filiales et à la sous-traitance ; d’autre part, une exposition très forte aux formes particulières d’emploi, c’est-à-dire aux formes d’emploi précaires.
La taille de l’entreprise constitue, en effet, l’une des variables décisives dans la syndicalisation. Dans les grandes entreprises, les institutions représentatives du personnel (IRP) sont en règle générale stabilisées et le fait syndical existe comme une réalité plus ou moins pérenne. Or, une très large proportion des emplois d’exécution ont été externalisés des grandes entreprises vers le secteur des services aux entreprises et donc vers des PME sous-traitantes, de taille beaucoup plus réduite, où les syndicats ne sont pas présents et où il est beaucoup plus difficile d’entamer une démarche pour en implanter un.
Deuxième phénomène qui se combine au premier : le processus de précarisation est un processus ciblé. Si les catégories des cadres et des professions intermédiaires peuvent connaître des formes de précarité, dans le type de contrat ou dans l’activité même de travail, cette réalité est beaucoup moins massive et écrasante que pour les catégories ouvrières et employées. L’intérim et les CDD touchent dans près de quatre cas sur cinq des ouvriers et des employés. Il conviendrait d’ailleurs d’ajouter à cette liste les CDI à temps partiel qui constituent, pour les femmes, la forme d’emploi dominante dans des secteurs comme le commerce ou les services aux particuliers. Il est également important de pointer que pour que ces catégories ouvrières et employées, cette précarité de l’emploi, du travail et des droits ne constitue pas seulement une séquence dans la trajectoire professionnelle, mais bien une réalité inscrite dans la durée, rendant très difficile les démarches d’adhésion syndicale.
Cela ne signifie pas que dans leur action syndicale quotidienne, sur le lieu de travail, les militants de la CGT ne soient pas en relation avec les fractions les plus fragilisées du salariat. Mais plusieurs filtres, d’une certaine manière, s’intercalent : d’une part, le syndicat est parfois vu par ces salariés précaires comme une institution parmi d’autres (ceux qui gèrent le CE par exemple ou la commission d’aide sociale) à laquelle on adresse éventuellement des demandes, mais que l’on ne rejoint pas. Il est perçu comme une réalité extérieure. D’autre part, ce qui est en jeu, et je vais y revenir, concerne les conditions structurelles et matérielles d’accès à l’univers syndical (la possibilité effective d’être en contact avec des militants syndicaux, mais aussi de pouvoir s’engager).
Cette sous-représentation au sein des rangs syndicaux pose un problème majeur au mouvement syndical. Comment définir, en effet, la finalité de celui-ci s’il ne parvient plus à atteindre les segments les plus exploités du salariat, les plus fragilisés, ceux qui subissent le plus les effets combinés des différentes formes de domination ? Le syndicalisme n’a-t-il pour vocation que la seule prise en charge de la partie en quelque sorte la plus « protégée » du salariat ? On le voit, la question n’est pas seulement celle d’une faiblesse de la représentation, mais aussi d’une déformation de celle-ci.
Un questionnement en partie semblable existe par rapport aux jeunes travailleurs, bien qu’il ne recouvre pas les mêmes problèmes en ce qui concerne les jeunes salariés sortant de l’enseignement supérieur et ceux disposant d’un faible niveau de qualification. Pour les premiers, la précarité n’est souvent qu’une étape, plus ou moins longue, avant d’accéder à un emploi stable tandis que pour les seconds – et encore plus pour les jeunes femmes et/ou les jeunes issus de l’immigration ou supposés tels – cette précarité perdure. Que l’on se saisisse donc du problème de la syndicalisation des catégories du salariat populaire, pour le dire ainsi, ou plus précisément au sein de celles-ci des jeunes travailleurs, la question soulevée est bien la même : que se passe-t-il quand une large partie du prolétariat contemporain ne voit plus dans le syndicalisme un mouvement protecteur, susceptible de l’aider à combattre les inégalités et les injustices qu’elle subit ?
Le problème ne se pose pas qu’en termes de valeurs, de projet politique porté par les syndicats. Cette transformation de la base sociale des syndicats se traduit aussi concrètement en termes de capacité à mobiliser et à maintenir dans le temps des équipes militantes, à créer les conditions pour une transmission et une réappropriation de l’héritage syndical en termes de pratiques de représentation et de lutte. On sait bien par exemple que le rapport à la grève ne se construit pas de la même façon selon les postes occupés dans l’activité de production ou de service, selon le positionnement du salarié dans la hiérarchie.

2. Une structuration syndicale en partie à repenser

Ces difficultés à atteindre les fractions les plus précarisées du salariat renvoient, à des limites qui sont notamment liées à la structuration des syndicats. Depuis les débuts du mouvement ouvrier, l’une des questions centrales pour les travailleurs qui ont cherché à s’organiser et à se doter d’une force collective a été celle du périmètre de la solidarité à construire. Dans les premières années du XXe siècle, le passage de solidarités liées au métier à des solidarités pensées sur la base d’une industrie a parfois été problématique à mettre en œuvre.
Le problème aujourd’hui, bien que cette situation ne soit pas nouvelle, tient à la réalité fuyante que constitue l’entreprise. Le syndicalisme contemporain est particulièrement désarmé face à l’éclatement des statuts d’emploi et des statuts juridiques au sein de ce qui constitue, de fait, une même communauté de travail. Sur un même site industriel, des travailleurs relevant d’employeurs différents – de l’entreprise donneuse d’ordre, des entreprises sous-traitantes, des agences d’intérim – sont pourtant engagés dans des formes de coopération productives. La concentration du capital financier est allée de pair avec un fractionnement des entités productives : l’exemple des industries chimiques pourrait être ici parlant, avec des changements incessants dans l’achat et la cession des groupes par des fonds de pension désireux de rentabiliser au maximum leur profit, mais aussi avec une forme de parcellisation de sites autrefois unifiés. Dans le commerce, la restauration ou l’hôtellerie, le recours à des établissements « franchisés » interdit bien souvent aux salariés de bénéficier des accords collectifs du groupe, des mêmes conditions de travail, voire des institutions représentatives du personnel. Dans les fonctions publiques, à commencer par la fonction publique d’Etat, le recours massif aux contractuels crée d’importantes distorsions de situation entre les fonctionnaires et leurs collègues immédiats, qui relèvent de contrats de droit privé, voire qui sont payés à la tâche accomplie, comme les vacataires.
Le mouvement syndical est d’une certaine façon appelé à procéder à un véritable aggiornamiento de ses structures face à la disparition de l’usine fordiste qui intégrait l’ensemble des activités et face à l’implosion, sous les coups de l’importation du new public management, d’une administration garante du statut d’emploi. Or, toutes les organisations syndicales n’ont pas évolué de la même façon. Une confédération comme la CGT fonctionne encore aujourd’hui, vous le savez bien, sur le modèle du syndicalisme d’entreprise, totalisant à sa base plusieurs milliers de syndicats d’entreprise où les militants rencontrent souvent des difficultés à assumer à la fois les tâches liées à leurs multiples mandats (de délégué syndical, d’élu au comité d’entreprise, au CHSCT, etc.) et à s’adresser aux salariés qui ne relèvent justement pas du périmètre de ces IRP, mis à disposition par des entreprises sous-traitantes ou intérimaires. L’existence d’un syndicat d’entreprise est bien sûr un point d’appui important et c’est souvent grâce à l’activité déployée via ces mandats institutionnels que le syndicalisme continue à exister.
Pour autant, la nécessité de dépasser les murs formels de l’entreprise se fait sentir de façon pressante. Les luttes pour organiser les salariés précaires passent parfois par le fait de faire reconnaître une unité économique et sociale (UES), là où elle est justement niée (entre deux ou trois magasins, ou entre deux ou trois restaurants) par un employeur soucieux de rester en dessous des seuils légaux pour l’instauration des IRP. Mais elle passe surtout par le lancement et l’animation de nouvelles structures syndicales adaptées au périmètre d’un site de production ou d’une zone commerciale incluant par exemple un centre commercial et des structures publiques (gare SNCF, médiathèque, etc.). Un certain nombre d’expériences ont déjà été menées dans l’idée d’adapter les structures existantes ou de les reconfigurer : avec des syndicats de site par exemple, des syndicats multi-professionnels ou encore avec des comités inter-entreprises. Ces expériences qui sont le plus souvent menées par des militants investis au sein des unions locales ou des unions départementales, c’est-à-dire à partir de l’échelon territorial et interprofessionnel du syndicalisme, reposent sur une démarche très volontariste qui nécessite beaucoup de disponibilité afin d’accompagner les salariés désireux de commencer à s’organiser.
Or, ces structures interprofessionnelles locales ne disposent de fait que de peu de moyens, financiers, logistiques ou militants. Ce sont d’ailleurs parfois des militants retraités qui apportent une aide décisive dans ce genre d’initiatives. L’appui des fédérations – c’est-à-dire de la structure syndicale professionnelle – ne vient pas toujours compléter celui des unions locales ou départementales. Plusieurs facteurs éclairent ces difficultés de coordination entre l’action syndicale menée à partir des territoires ou des bassins d’emploi et l’action syndicale sur une base professionnelle : d’une part, les plus grosses équipes syndicales dans les fédérations sont le plus souvent concentrées sur leur propre entreprise et, d’autre part, les salariés précaires des PME ou TPE ne rentrent pas toujours dans les catégories pré-établies, c’est-à-dire dans le périmètre du champ de syndicalisation des fédérations. Combien de ces salariés sont d’ailleurs intégrés par les UD, lorsqu’ils se syndiquent, dans la catégorie des « salariés isolés », catégorie qui atteste, comme son nom l’indique, de la difficulté à produire du collectif et des solidarités ?

3. De nouvelles priorités dans les pratiques syndicales

Le mouvement syndical est donc placé devant le défi très concret d’atteindre la très large partie des salariés précaires. Le phénomène n’est cependant pas réductible à ce qui se passe en-dehors des grandes entreprises, sur le site de travail, en raison des phénomènes d’externalisation et de sous-traitance. Il se joue aussi à l’intérieur des murs de ces grandes entreprises, publiques et privées, ainsi qu’à l’intérieur des fonctions publiques. De ce point de vue, on pourrait aussi parler de murs invisibles pour rendre compte de la lenteur des sections syndicales ou des syndicats à prendre en considération les salariés précaires (vacataires, stagiaires, contractuels, etc.) qui relèvent d’un usage parfois massif des formes d’emploi particulière par les employeurs, publics et privé.
Cette lenteur renvoie pour une part à l’intériorisation des divisions sociales engendrées par ce recours aux emplois précaires : ces derniers seront, en effet, les premiers à partir si l’entreprise connaît des difficultés financières ; ce qui revient à protéger indirectement les salariés « stables ». Les syndicats ont donc non seulement à penser la façon d’adapter leurs démarches, mais aussi à mener un travail d’explication sur le plan des idées, du discours, pour tisser des liens de solidarité. Elle découle, d’autre part, de routines qui sont installées et qui font que l’activité syndicale tourne beaucoup autour des institutions représentatives du personnel et de la préparation des élections, sans qu’il soit toujours aisé de penser des actions ciblées spécifiques.
Car il ne s’agit pas seulement d’atteindre ces salariés précaires, mais également, dans une optique de renouvellement des bases adhérentes et militantes, de leur donner réellement de la place dans l’organisation. Plusieurs contraintes en découlent pour les syndicats, que le défi soit de faire évoluer les pratiques dans des établissements où ils sont implantés ou de redéployer l’action en direction de secteurs non syndiqués. Dans le premier cas, le fait de créer les conditions pour que la réalité des situations de travail des salariés précaires soient audibles et que leurs revendications prennent forme constitue déjà un premier pas, tant ces demandes peuvent parfois être en deçà des exigences syndicales, voire être en contradiction avec celles-ci (passage en CDI au lieu de la revendication de l’emploi statutaire, par exemple, ou transformation de vacations en CDD, etc.) Cette écoute, qui passe par le fait non seulement de s’intéresser aux conditions d’emploi mais aussi aux situations de travail, au contenu de celui-ci, implique des hiérarchisations dans l’activité syndicale pour dégager du temps et que ces priorités soient reconnues comme légitimes. De tels enjeux se retrouvent dans le deuxième cas, lorsque tout est à construire et que les syndicats doivent dégager des ressources (prendre du temps syndical lié à des mandats) afin de prolonger un premier contact avec des salariés venus le plus souvent les solliciter sur des questions de droit du travail. La démarche est alors longue pour organiser de premières réunions (en dehors du lieu de travail), faire émerger les revendications, engager les démarches juridiques, penser une stratégie, lorsque cela s’avère possible, en termes de désignation d’un représentant de la section syndicale ou de présentation d’une liste aux élections des délégués du personnel.
Or, dans l’ensemble de ces situations, l’un des problèmes provient du fait que se syndiquer n’est parfois guère envisageable pour les salariés en emplois précaires. Ou bien, lorsque le premier pas est franchi, le fort turn-over dans l’emploi réduit vite à néant les efforts consentis, la construction de premiers collectifs. Ces démarches très volontaristes d’organisation des salariés précaires ne sont ainsi guère fructueuses si l’on réduit la conception de la syndicalisation à une approche en termes de chiffres, de résultats. Le fait de s’adresser à des salariés précaires, de tenter d’adapter les structures syndicales, mais aussi de repenser les pratiques conduit au contraire à envisager qu’il puisse y avoir des temporalités différentes dans l’engagement, qu’il est déjà fondamental que le syndicalisme apparaisse comme un univers proche pour ces travailleurs. C’est par exemple ce qui se joue dans les campagnes menées par la CGT en direction des travailleurs saisonniers pour les informer de leurs droits.

En conclusion, je voudrais citer des sociologues britanniques, Rebecca Gumbrell-Mc Cormick et Richard Hyman qui identifient quatre sources de pouvoir ou de contre-pouvoir syndical . La première source est liée selon eux à la place qu’occupent les syndicats – grâce aux segments du salariat qu’ils organisent – dans la division du travail ou dans le procès de production et de circulation des biens et des services, c’est-à-dire à leur capacité de bloquer ce dernier. La seconde source tient à la capacité des syndicats à faire nombre, à rassembler des adhérents, mais aussi à pouvoir mobiliser effectivement cette puissance numérique. La troisième relève de la capacité des syndicats à produire de l’unité par-delà les intérêts hétérogènes de leurs membres, à faire émerger des solidarités transversales. Enfin, ce sont les ressources institutionnelles, au sein de l’entreprise et en dehors, qui fournissent une quatrième assise pour tenter d’exercer un contre-pouvoir. Ces ressources institutionnelles peuvent être vues comme l’un des résultats de la pression exercée à différentes périodes historiques grâce aux autres sources de pouvoir. Mais elles tendraient aujourd’hui à se substituer à ces dernières, une partie des syndicats confrontés à la réduction de leur base sociale ayant tendance à miser sur les points d’appui que leur fournissent les dispositifs juridiques existants (comités d’entreprise, financement public, participation à des organismes paritaires, etc.). Il me semble que cette réflexion incite bien à voir ce qui se joue dans l’analyse des transformations du salariat et surtout dans les expériences mises en œuvre pour surmonter les logiques de fragmentation et de mises en concurrence des travailleurs.

 

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