Les gilets jaunes dans les débats de la Fête de l’Humanité

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Yves Baunay, syndicaliste FSU, membre de son Institut de recherche, nous envoie ce texte stimulant pour la réflexion sur le mouvement des Gilets jaunes, mais aussi sur la question du travail, à travers les déambulations à la Fête de l’Humanité.

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Yves Baunay

Institut de recherche de la FSU

 

Le stimulant travail politique des gilets jaunes

 

Les gilets jaunes dans les débats de la fête de l’Huma

 

Je ne me suis pas intégré physiquement dans les actions des gilets jaunes : ronds points, manifestations… mais en tant que citoyen, militant syndical et politique à gauche, je ressens depuis le premier jour une forte empathie envers ce mouvement : populaire, original, surprenant. Je cherche à comprendre le travail politique qu’ils ont conçu et mis en œuvre collectivement.

Je suis allé à la fête de l’Huma 2019 comme tous les ans depuis des décennies.

Cette année et depuis une dizaine d’années, je participe à l’animation du stand de l’ Institut de recherche de la FSU au village du livre. En tant qu’éditeurs, nous vendons nos publications. J’ai le plaisir de faire beaucoup de rencontres : des gens connus et d’autres inconnus avec qui nous discutons à partir de leurs expériences à eux et elles, et à partir de ma propre expérience. J’apprends toujours beaucoup et c’est passionnant.

Cette année, je suis plutôt polarisé sur deux questions, entre autres.

Le travail comme activité humaine. C’est pour moi une découverte récente : « voyager au cœur de l’activité ». C’est le sous-titre de l’appellation d’une association que, avec un groupe d’amis et amies, nous nommons « Etonnants travailleurs » et que nous animons depuis cinq ans.

Allez voir sur le site pour en savoir plus.

Mais à la fête de l’Huma, de façon très étrange et paradoxale, je n’ai pas trouvé d’espaces de rencontres et d’échanges où le thème du travail comme activité humaine était explicitement annoncé et en débat. Peut-être qu’on en parlait partout, mais dans l’implicite ? Enfin, moi, j’en ai parlé et j’ai trouvé beaucoup d’interlocuteurs et interlocutrices que ça intéressait. Mais du côté des organisations politiques et syndicales, notamment à gauche, c’est un angle mort.

On a pourtant assisté au printemps au procès de la direction de France Telecom, pour sa responsabilité dans les suicides de 2008-2009.

Par contre, un thème porté par beaucoup de gens a très légitimement envahi les débats de la fête : les gilets jaunes ! C’est actuellement mon deuxième objet de réflexion et je n’ai pas été déçu. J’ai participé à des échanges publics et privés, nombreux et passionnés. Et j’ai beaucoup appris, là encore. Les gilets jaunes se sont invités, même là où on ne les attendait pas nécessairement.

Je sais encore mieux maintenant qu’il s’agit d’un événement historique extraordinaire, énigmatique, mais qui bouleverse toutes les normes les mieux établies, dans tous les champs de l’activité humaine : le politique (institué ou non institué), le syndicalisme, la recherche, la culture… Et partout ça fait débat, ça alimente les controverses. Toutes les personnes, impliquées à des degrés divers, sous des formes particulières dans ces activités, ne sortent pas indemnes d’un petit plongeon dans cet univers culturel et politique des gilets jaunes. Qu’on ressente de la sympathie ou de la haine pour ce mouvement, je sais par expérience, au sein de tous mes cercles de fréquentation, que ça décoiffe. Et tous les débats auxquels j’ai assisté ont été « sportifs » pour les animateurs. Et les « écoutants » manifestaient bruyamment, tous et toutes, et toujours, une conception très « participative » des débats démocratiques. Pas simple à organiser, mais toujours très productif d’émotions et de savoirs.

J’ai regretté de ne pas avoir pu participer à la conférence gesticulée de Gérard Noiriel en compagnie de la comédienne Martine Veyrier : une leçon d’histoire des luttes sociales en Europe depuis le XIII ème siècle jusqu’aux gilets jaunes. J’essaierai de lire son livre « gilets jaunes à la lumière de l’histoire ». C’était le vendredi et la grève des salarié.e.s de la RATP rendait difficile l’accès à la fête.

Par contre, j’ai bien apprécié le débat du samedi animé par Charles Silvestre, ancien rédacteur en chef de l’Huma, un peu débordé par une assistance très réactive et passionnée par le thème : « De quoi, les gilets jaunes sont-ils le nom ? » Les deux présentateurs nous ont fait voyager au cœur de l’activité des gilets jaunes, chacun.e à sa façon, une façon très sensible, très émouvante et très documentée. L’écrivaine Danièle Sallenave a mené sa propre enquête pour écrire son livre « Jojo le gilet jaune ». Elle nous a fait sentir comment la haine des gilets jaunes envers le Président de la République et de son entourage politique n’était que la réponse méritée des classes populaires au mépris affiché par le Président à l’égard de ces mêmes classes. Antoine Peillon, journaliste à La Croix a cherché à comprendre ce qui a animé le boxeur Christophe Dettinger à participer au mouvement des gilets jaunes : une immense générosité. Ce qu’a confirmé, les larmes aux yeux, une professeure de collège qui l’a eu comme élève. L’auteur du livre « Coeur de boxeur » qui a aussi mené son enquête, nous a fait voyager à sa façon, différente, au sein de l’appareil répressif du régime Macron, où la police et la justice sont instrumentalisées pour réprimer aussi violemment que possible les manifestant.e.s les plus pacifiques.

Le débat avec le public a bien montré comment un grand nombre de citoyens qui n’ont rien à voir avec les valeurs portées par l’extrême droite, des syndicalistes, des militants de gauche, se sont emparés de ce mouvement. Il y ont partagé une façon originale de faire de la politique ; ils et elles se sentaient complètement en phase avec les idéaux concrétisés dans les pratiques de la vie des ronds-points. C’est d’ailleurs ce qui a poussé le pouvoir politique en place à raser les installations construites par les occupants des ronds-points. Et immanquablement le débat s’est déplacé sur le travail politique et la posture développée par les organisations syndicales et les partis politiques de gauche. Les participants ont manifesté leur incompréhension et leur insatisfaction.

Le débat s’est conclu avec l’intervention du seul porteur d’un gilet jaune dans l’assistance qui s’est présenté à la fois comme gilet jaune et militant CGT. Mais on aurait pu tous crier avec lui : « nous sommes tous des gilets jaunes ».

Après ce moment très riche d’émotions partagées, le lendemain dimanche, vers midi, je me suis échappé du stand de l’ Institut de recherche de la FSU pour participer au débat à l’Agora de l’Humanité, pleine à craquer : « gilets jaunes un an après. Vers de nouvelles formes de mouvements sociaux ». Un chercheur politologue du CNRS Laurent Jeanpierre, auteur d’un livre sur « les leçons politiques des ronds-points » y débattait avec deux figures des gilets jaunes (Jérôme Rodrigues et Priscillia Ludosky). Là ce n’est pas l’émotion qui domine mais un travail de dissection pour comprendre le travail politique collectif produit par le mouvement des gilets jaunes. Impossible de résumer, tellement c’est riche. Et bien sûr chacun.e écoute à sa façon, à partir des questions qu’il ou elle se pose.

Au cours de cette fête, il y a eu aussi beaucoup de débats où les gilets jaunes étaient présents – absents. Comme si on cherchait des réponses à toutes les questions vives qu’ils ont mis dans l’espace public et qui restent toujours pendantes.

Ainsi, Gérard Noiriel, dans sa conférence gesticulée a parlé de son livre « Les gilets jaunes à la lumière de l’histoire » : «  Je voudrais parler de l’histoire populaire de la France, celle qui ne fait pas l’impasse sur les luttes ouvrières ! » Un bel hommage mérité de l’historien à ce mouvement historique. Alors qu’ils ont fait histoire en bouleversant les normes établies des manifestations ordinaires, le mouvement des gilets jaunes risque bien de disparaître de l’histoire établie. C’est encore là rançon des mouvements hors normes inventés par les gens socialement invisibles.

Tous ces débats m’aident à comprendre pourquoi et comment les gilets jaunes ont profondément et durablement déstabilisé le pouvoir en place et ses soutiens politiques directs ou indirects (du côté des médias par exemple, mais pas seulement).

Ainsi Le Monde du 23 août 2019 page 7 titre : « Après la crise des « Gilets jaunes » le Président veut montré qu’il a entendu la colère d’une partie des Français ». Selon le journal, Macron a révisé sa façon de concevoir son propre travail politique. « Dans la méthode, il nous faut réussir à inclure davantage les Françaises et les Français »… « Des blessures inacceptables » et des « mutilations » ont été enregistrées lors des manifestations des gilets jaunes. « Cela doit nous conduire à repenser certaines méthodes d’intervention » a reconnu le Président dans son auto-critique. Voilà qui en dit long sur les traces profondes que ce mouvement a d’ores et déjà laissées ! Notamment en pulvérisant  la crédibilité politique du Président et de son entourage.

Et le même journal rapporte dans son édition du 27 août les paroles d’un conseiller de l’Élysée : « Si le Président a décidé de changer de méthode pour l’acte II de son quinquennat, c’est la preuve que la CFDT avait raison et a été entendue. »

L’article est intitulé : « Entre Macron et Berger, de la crise au mariage de raison ». Mais quelle est la raison qui a poussé à ce mariage imprévisible il y a quelques mois encore ?

Il est vrai que les gilets jaunes ont aussi bousculé tous les pouvoirs et contre-pouvoirs institués qui doivent revoir leurs méthodes, leurs postures, leurs manières d’agir pour acquérir quelques crédibilités, dans le champ politique.

Un autre débat intéressant a bien reflété cet inconfort des partis politiques de gauche face à ce mouvement qui a soigneusement maintenu ses distances à leur égard. Tous les leaders de la gauche instituée ont fait en effet le voyage pour débattre ensemble sur la façon de « refaire révolution ». Pas moins ! L’animateur de la table ronde a centré le débat sur les gilets jaunes : « qu’est-ce que ce mouvement a bousculé dans notre manière d’appréhender  et de faire de la politique ? » ; un mouvement qui « a mobilisé les classes populaires qui ont tendance à s’éloigner des partis de gauche » ; « un mouvement qui a exprimé la colère des classes populaires que le quinquennat Hollande et ses espoirs déçus a contribué à faire grandir » ; « pourquoi la France Insoumise n’était-elle pas apparue comme un débouché politique naturel de ce mouvement ? » « Un mouvement qui a réinsuflé de l’inventivité dans l’action politique. La Gauche est-elle à la hauteur sur ses propositions ? » Les réponses sont restées plutôt générales et évasives ! « Il faut que le peuple redevienne maître de ses choix, de son avenir et celui de ses enfants, de son pays » Fabien Roussel

« Donner corps à ce triptyque «  liberté, égalité, fraternité » qui reste un projet révolutionnaire » « La gauche a besoin de mettre en circulation des idées nouvelles. C’est le cœur de l’affaire » Adrien Quatennens.

« La démocratie, c’est donc élever le socle des droits fondamentaux pour tous » « Le mot de gauche a besoin d’être rempli »Clémentine Autin

« Etre effectivement capables de sortir des égos pour rentrer dans un combat pour le peuple » Sandra Regol

(cf. L’Humanité des 20, 21, 22 septembre)

Manifestement, il y a encore du pain sur la planche. La campagne des élections municipales  va certainement apporté des réponses concrètes à ces questions impertinentes !

Malgré mon empathie pour le mouvement éprouvée dès le 17 novembre 2018 où j’ai rencontré des gilets jaunes dans un petit village de l’Anjou, j’ai encore beaucoup de choses à apprendre. Comment le mouvement des gilets jaunes d’un côté, le mouvement syndical de l’autre, et les partis politiques encore ailleurs, se sont-ils regardés mutuellement pendant toute cette période ? Ce qui domine aujourd’hui chez moi, c’est le sentiment d’une occasion ratée. Un sentiment qui me semble largement partagé. Et cette question lancinante qui me taraude : mais pourquoi n’avons pas pu débattre au sein du SNES, de la FSU, de l’ Institut de recherche de la FSU ? Les prises de position tardives, alambiquées, très en surplomb, nous sont tombées dessus, sans que nous ayons mené notre propre enquête pour débattre et nous positionner. Je rencontre d’autres militants du SNES, de la FSU, de la CGT, qui se posent les mêmes questions. Comment en tirer la leçon aujourd’hui ? Pour ma part, je suis convaincu que cela passe par une mise en question et en débat de  notre façon de concevoir et de pratiquer le travail syndical comme le travail politique. Un débat très inconfortable que les nombreux débats centrés sur les gilets jaunes ont commencé à documenter.

Le hasard qui fait parfois bien les choses, m’a fait rencontrer au stand de l’ Institut de recherche de la FSU un militant chercheur au CNRS, anthropologue, qui a entamé un travail collectif , un projet de recherche à la Maison des sciences de l’homme Paris-Nord : « Atelier des ronds-points. Conter et décrire les expériences des gilets jaunes ». Nous nous sommes échangés nos travaux respectifs. Et nous allons continuer à travailler ensemble.

C’est ça la fête de l’Humanité. Chacun y vient faire son miel, librement, à sa façon.

Yves Baunay

 

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