« Les salarié.e.s aux urnes » : une sociologie des élections professionnelles

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Tristan Haute vient d’achever sa thèse de doctorat en science politique (Université de Lille) intitulée : « Les salarié.e.s aux urnes. Contribution à l’étude des ressorts collectifs et individuels des votes des salariés aux scrutins professionnels dans le secteur privé en France« . Outre l’accès au texte complet, nous publions la conclusion de ce travail, qui interroge certaines idées reçues sur l »impossibilité d’établir une interprétation » du vote professionnel et de ses ressorts. La thèse compare aussi le vote dans « le champ politique » avec ce qui se passe dans le « champ professionnel« .

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« Les salarié·e·s aux urnes. Contribution à l’étude des ressorts collectifs et individuels des votes des salariés aux scrutins professionnels dans le secteur privé en France« 

 

  • Lecture de la conclusion :

« Conclusion. Sociologie électorale, sociologie des relations professionnelles : éléments d’un aller et retour« 

 

Selon Dominique Andolfatto, il serait « difficile, voire impossible », d’établir une interprétation de la participation et de l’orientation des votes professionnels (Andolfatto, 2018a, p. 25 ; ibid., p. 39). Au terme de ce travail, nous pouvons affirmer avoir relevé ce défi, car ce fut bien un défi. Face au manque de données relatives au vote dans le champ professionnel, nous avons analysé, croisé, voire collecté, des matériaux, principalement quantitatifs, au niveau agrégé et au niveau individuel (1). Leur étude révèle que les grands modèles explicatifs du vote, proposés par l’analyse sociologique des scrutins dans le champ politique, sont aussi pertinents dans le champ professionnel, à la condition toutefois d’un certain travail d’adaptation (2).

Toutefois, au terme de cet exposé des ressorts collectifs et individuels du vote dans le champ professionnel, cette pratique participative peut apparaître finalement assez « normale », voire secondaire. Les salariés n’ont, par leur vote, que peu d’influence. Seuls les plus stables d’entre eux participent, quand ils sont mobilisés par les candidats. Surtout, ils n’ont pas grand-chose à nous dire quand on les interroge sur ces votes. Pourtant, les salariés votent aux scrutins professionnels et parfois dans des proportions importantes : voter aux élections professionnelles est donc un fait social. De plus, le vote professionnel, qui connaît un poids juridique et symbolique croissant, est érigé par certains comme le pilier central de la « démocratie sociale » qui caractériserait le « nouveau » système français de relations professionnelles. Parallèlement, le vote professionnel n’est pas seulement (et même pas prioritairement) semblable au vote dans le champ politique, il y est lié, comme l’illustre le « spillover » électoral mis en évidence dans notre dernier chapitre.

Mettre au jour les logiques qui sous-tendent les comportements électoraux professionnels n’est donc pas sans intérêt et contribue, au contraire, tant à la sociologie des relations professionnelles qu’à la sociologie électorale. D’un côté, l’analyse des déterminants du vote professionnel permet d’améliorer la connaissance empirique des relations professionnelles et d’éclairer le débat sur le concret et les évolutions de la « démocratie sociale » (3). D’un autre côté, notre travail alimente plusieurs débats récents en sociologie électorale, relatifs à l’utilisation de données à plusieurs échelles, aux différents modèles explicatifs du vote, mais aussi au lien entre la participation politique au travail et hors du travail (4). Pour autant, malgré ces apports et conclusions provisoires, de nombreuses questions restent ouvertes, offrant des pistes pour un agenda de recherches futures (5). D’une part, l’étude des ressorts du vote professionnel pourrait être enrichie grâce à de nouveaux matériaux, en mettant l’accent sur la pluralité des rapports au vote des salariés ou encore sur l’évolution des conditions matérielles du vote avec la généralisation du vote en ligne. D’autre part, la question de l’articulation entre la participation au travail et hors du travail pourrait être élargie à d’autres pratiques que le vote.

 

  1. Faire de nécessité vertu : le croisement des données et des échelles

Le principal obstacle identifié par Dominique Andolfatto pour analyser les votes dans le champ professionnel est le manque de données robustes (ibid., p. 39). Pour compenser ce manque, nous avons mobilisé et croisé de nombreux matériaux, souvent imparfaits et fragiles si on les considère isolément (cf. introduction, tableau 1).

Commencée en 2014, un an après la publication de la première mesure de la représentativité syndicale dans le secteur privé en France, cette thèse repose tout d’abord sur l’exploitation des données électorales agrégées issues des mesures publiées en 2013 et en 2017. Leur étude, en soi originale, permet non seulement de décrire leurs limites, mais aussi, toutes précautions prises, d’obtenir des données de cadrage précieuses (car jamais établies) en matière d’implantation et d’audience syndicales en entreprise ou de répartition territorialisée et sectorielle des votes au scrutin TPE.

Les données de cadrage ainsi produites ont pu ensuite être mises en relation avec les résultats d’une analyse des comportements électoraux des salariés au niveau individuel. Dans ce cadre, nous avons exploité les enquêtes les plus récentes qui posent aux salariés la question de la participation électorale professionnelle et dont les données sont accessibles (SRCV et REPONSE). Mais ces enquêtes n’en sont pas moins limitées. D’un côté, les salariés des TPE et les fractions les plus instables du salariat sont exclus du champ de l’enquête REPONSE176. D’un autre côté, ces enquêtes ne nous renseignent pas sur l’orientation du vote professionnel. Pour compenser ces deux limites, nous avons réalisé deux enquêtes par questionnaire : l’une auprès de salariés des TPE, l’autre auprès d’agents de Pôle Emploi. Quoique biaisées, insuffisantes et imparfaites, ces enquêtes nous ont permis de mettre au jour d’autres logiques de la participation et du choix électoral professionnel que celles révélées grâce aux données agrégées ou aux grandes enquêtes.

Face aux limites de chaque source de données, nous avons décidé de faire de nécessité vertu. Loin d’être analysées isolément, les données, collectées à différents niveaux et pour divers scrutins, ont été croisées entre elles ainsi qu’avec quelques matériaux qualitatifs (des documents syndicaux ainsi que des entretiens). Ces croisements ne sont pas seulement contraints. Ils permettent de mieux saisir les logiques du vote dans le champ professionnel et de mieux préciser leurs imbrications.

 

  1. Les logiques des comportements électoraux professionnels

Nous nous sommes concentré, dès l’introduction, sur trois grands modèles explicatifs des comportements électoraux : les approches du vote en termes de variables lourdes, de vote sur enjeux et d’effets contextuels. À la lumière de nos analyses des différentes sources de données, on peut affirmer que, dans le champ de la représentation professionnelle, la capacité explicative de ces modèles est réelle et que ceux-ci s’imbriquent fortement. Il est toutefois apparu nécessaire, face aux spécificités du vote professionnel, d’adapter ces différents modèles.

 

À l’image de ce qui est observé dans le champ politique, la participation et, dans une moindre mesure, le choix électoral professionnel apparaissent dépendants de « variables lourdes », au sens où une poignée de variables participent à la structuration de l’espace des comportements électoraux. Cependant, dans le champ professionnel plus que dans le champ politique, ces variables lourdes sont principalement liées à la sphère du travail.

Plus précisément, l’analyse au niveau agrégé des résultats électoraux des scrutins en entreprise et des scrutins TPE montre que ceux-ci sont fortement dépendants des implantations syndicales pour les scrutins en entreprise et des dispositifs de mobilisation électorale pour les scrutins TPE, nous rappelant par là les conclusions de nombreux travaux de géographie électorale. Cependant, contrairement à ce qui est observé dans le champ politique, l’impact du système électoral est limité. Surtout, les résultats des scrutins en entreprise sont structurés par les caractéristiques des entreprises, des établissements et des collèges électoraux dans lesquels ils se déroulent. Trois « variables structurelles », comme nous les nommons, sont ainsi mises en avant : la taille des établissements, le secteur d’activité et la composition socioprofessionnelle du corps électoral. Enfin, l’influence des conditions de travail et d’emploi des salariés semble non négligeable, notamment sur la participation électorale.

Parallèlement, dans la continuité de ce qu’a observé la sociologie électorale à partir des années 1970, l’analyse des grandes enquêtes au niveau individuel met en évidence un « cens caché » de la « démocratie sociale », pour reprendre ici la notion proposée par Daniel Gaxie (1978). Ainsi, des barrières invisibles à la participation électorale sont révélées, mais, contrairement au « cens caché » dans le champ politique, elles ne sont que marginalement liées aux inégalités de capital culturel. Le « cens caché de la démocratie sociale » est en réalité doublement spécifique. D’une part, il est double au sens où l’exclusion des salariés s’opère en deux temps. Les salariés les plus jeunes, les moins qualifiés et surtout les plus précaires et les plus récemment recrutés, c’est-à-dire les moins intégrés professionnellement, sont significativement moins confrontés que les autres salariés à un scrutin professionnel en entreprise. Ensuite, lorsqu’ils y sont confrontés, ces mêmes salariés s’abstiennent bien plus que le reste du salariat. D’autre part, si on excepte le « moratoire électoral » dégagé par Anne Muxel dans le champ politique et qu’on retrouve dans le champ professionnel, les barrières invisibles révélées sont principalement liées aux différentes segmentations du salariat. Ainsi, la nomenclature socioprofessionnelle et le niveau de qualification, appréhendé par le niveau de diplôme, conservent une certaine capacité explicative : les ouvriers non qualifiés, les employés ainsi que les travailleurs sans diplôme sont bien plus exclus du suffrage que le reste des salariés. De plus, la notion « d’intégration professionnelle », associant, telle que nous la définissons, l’ancienneté et le degré de précarité (type de contrat de travail, temps de travail, obtention d’une promotion, stabilité du collectif de travail…) apparaît centrale : les moins intégrés professionnellement sont en effet parmi les salariés les plus exclus du suffrage en entreprise. Notons toutefois que d’autres segmentations liées au travail, reposant sur des variables plus subjectives, telles que la satisfaction au travail, l’autonomie dans le travail ou la crainte de perdre son emploi, se révèlent bien peu structurantes en matière de participation électorale professionnelle, alors même qu’elles le seraient dans le champ politique.

 

 

Pour terminer, le choix électoral professionnel ne semble pas dépendant des variables lourdes dégagées par la sociologie électorale pour les scrutins politiques, telles que la religion, la classe sociale ou le patrimoine. Sur ce point, les données viennent à manquer, mais on peut affirmer que le choix électoral professionnel est avant tout dépendant des implantations syndicales au sein des différents établissements et des différents groupes professionnels.

 

Dans une perspective plus individualiste ou rationnelle, qui s’est développée en sociologie électorale pour compenser l’insuffisance explicative de l’approche en termes de « variables lourdes », la participation et surtout le choix électoral professionnel peuvent s’expliquer par un vote sur enjeux, mais en partie seulement, dans certaines configurations et à la condition de redéfinir cette notion « d’enjeu ». La comparaison avec les conclusions des travaux relatifs à cette hypothèse dans le champ politique est dès lors difficile.

Certes, à l’image de ce qui est observé pour les scrutins politiques, l’absence d’enjeu saillant aux yeux des salariés favorise leur non-mobilisation électorale massive, comme le montre l’exemple des scrutins auprès des salariés des TPE. De la même manière, la plus faible participation électorale des cadres et des salariés les plus diplômés, qui semble aller à l’encontre du « cens caché » mis en évidence, traduit en partie un rapport plus distant de ces salariés au vote. Parce qu’ils peuvent défendre leurs intérêts par des canaux plus informels et plus individualisés, les enjeux du vote professionnel sont moindres. Ils jugent en effet, davantage que le reste du salariat, que l’existence d’une représentation élue du personnel n’est pas utile, ce qui explique en partie leur abstention.

Cependant, en entreprise, les enjeux de politiques publiques potentiellement associés au vote sont par essence peu nombreux, étant donnée la faible capacité décisionnelle des représentants du personnel. De plus, les conditions de possibilité d’un tel vote sur enjeux sont difficiles à réunir. En effet, les salariés doivent non seulement percevoir des enjeux saillants, mais aussi être confrontés à une offre électorale concurrentielle et identifiée comme telle. Or, ces conditions ne vont pas de soi en entreprise, tant la concurrence peut être faible et l’information des salariés très réduite.

Dans certaines configurations, le vote peut néanmoins être associé à deux enjeux saillants : l’action syndicale en matière de négociation collective et la gestion par les représentants du personnel des activités sociales et culturelles du comité d’entreprise, même si ce dernier enjeu est parfois plus individuel que collectif. On peut, à la lumière de nos données, affirmer que le vote sur enjeux existe. Il apparaît toutefois minoritaire. De plus, les enjeux sont particulièrement concrets, propres à chaque entreprise. Enfin, les salariés qui votent selon un enjeu ont parfois un profil socioprofessionnel spécifique.

 

Pour terminer, dans la continuité des travaux prônant une approche écologique et plus précisément contextuelle des votes dans le champ politique, notre analyse montre que le comportement électoral professionnel est dépendant du contexte dans lequel il est produit.

D’un côté, la notion de « leader d’opinion », développée par Paul Lazarsfeld, Bernard Berelson et Hazel Gaudet (1944) et enrichie par la suite, apparaît tout aussi centrale dans le champ professionnel que dans le champ politique. Les représentants du personnel, les militants ou encore les candidats sont autant de « leaders d’opinion » qui favorisent la mobilisation électorale des salariés, la plupart du temps en leur faveur. Dès lors apparaissent des « effets de voisinage » et « d’amitié locale ». Ils peuvent être spatialisés, comme lors des scrutins TPE où les résultats syndicaux semblent fortement dépendants des dispositifs de mobilisation électorale déployés. Mais ces effets sont plus souvent professionnellement situés, propres à un groupe professionnel ou à un collectif de travail.

D’un autre côté, les interactions que nouent les salariés entre eux permettent une mobilisation électorale plus importante, car « en groupe ». Toutefois, à l’image de ce que suggèrent les travaux relatifs à la mobilisation électorale des classes populaires et des précaires aux scrutins politiques (Braconnier, Mayer, 2015 ; Braconnier, Dormagen, 2007), les sociabilités avec les collègues de travail sont nécessaires, mais ne constituent pas un facteur en soi de mobilisation électorale. Encore faut-il que la question syndicale ou électorale soit présente et abordée lors des échanges discursifs qui s’inscrivent dans ces sociabilités.

 

Loin d’être concurrentes, les logiques explicatives plurielles des comportements électoraux professionnels des salariés ainsi révélées s’imbriquent, à l’image de ce que suggèrent les synthèses récentes en sociologie électorale (Braconnier, 2010). Reposant pourtant principalement sur des matériaux quantitatifs, notre conclusion rejoint celles de travaux qui, mobilisant des matériaux plus qualitatifs, ont participé au renouvellement des approches en sociologie électorale (Girard, 2017 ; SPEL, 2016 ; Buton et al., 2016) : les « variables lourdes » ne sont pas dépassées et, si elles restent au contraire déterminantes, elles agissent différemment, ce qui rend l’enregistrement statistique de leur influence moins aisé. Plus précisément, elles assurent un rôle de médiation, en favorisant ou entravant l’appropriation de certains enjeux, l’existence et la fréquence d’interactions sociales au travail ou hors du travail ou encore l’exposition aux dispositifs de mobilisation électorale. Nous avons en effet montré que seule une partie des salariés s’approprient certains enjeux et que leur profil socioprofessionnel semble spécifique selon l’enjeu considéré. À l’opposé, mais toujours dans cette logique d’imbrication, le « vote en groupe » et les interactions sociales qui le sous-tendent sont autant de vecteurs d’appropriation de certains enjeux par les salariés, d’autant plus que ces enjeux sont concrets et propres à l’entreprise.

 

  1. Comprendre les relations professionnelles et le concret de la « démocratie sociale »

Dégager ainsi les ressorts collectifs et individuels du vote professionnel apporte un éclairage empirique original à la compréhension des relations professionnelles en France. En effet, le vote professionnel connaît un poids symbolique croissant dans le système français de relations professionnelles. De plus, il reste la pratique la plus massive de participation des salariés au sein de l’entreprise. Enfin, il permet d’analyser les relations professionnelles du point de vue des salariés.

La réforme de la représentativité de 2008 est venue parachever un mouvement d’institutionnalisation du vote dans les relations professionnelles, mais aussi consolider une certaine acception de la « démocratie sociale » (Yon, 2018). Dans cette démocratie d’entreprise représentative enchantée, agrégative et individualiste, chaque salarié, quelles que soient ses caractéristiques individuelles, pourrait légitimer par son vote des représentants, les contrôler et orienter leur conduite. Individuellement, le vote viendrait dès lors traduire les opinions de chaque salarié en départageant des équipes syndicales, voire des sigles confédéraux. Collectivement, il serait un instrument de pacification des relations professionnelles en répondant à un besoin de participation et en offrant à chacun une forme légitimée et réglée d’expression de ses opinions. Loin de cette vision enchantée, l’étude empirique du vote dans le champ professionnel, à l’aide des outils de la sociologie électorale, révèle des logiques sociales et participe ainsi à la connaissance du « concret » de la « démocratie sociale » et à la démystification de cette notion. Le vote des salariés aux scrutins professionnels dépend de bien d’autres choses que de leurs opinions. Les organisations syndicales et les syndicalistes l’ont d’ailleurs bien compris. Si on reprend les déclarations des leaders syndicaux mentionnées en introduction de ce travail, on remarque qu’ils ont certes parfois tendance à associer le vote à des opinions, mais qu’ils expriment très clairement que le résultat national de leur organisation est lié à sa présence syndicale en entreprise et, quand l’organisation est présente, au travail quotidien de milliers de militants insérés dans des configurations diverses177.

Dans une autre perspective, notre étude des ressorts de la participation électorale professionnelle vient apporter un éclairage manquant sur la pratique de participation formalisée des salariés la plus massive en entreprise. Nos résultats peuvent ainsi constituer un point d’appui pour des travaux s’intéressant à d’autres pratiques participatives, plus coûteuses et moins répandues, comme la participation à un conflit social ou l’engagement syndical, ou davantage initiées par l’employeur. Nous avons à ce titre montré que, à l’image des travaux relatifs aux déterminants de la syndicalisation, la participation des salariés est dépendante, même (ou a fortiori) pour une pratique formelle et peu coûteuse, du degré de précarité auquel ils sont confrontés et, plus largement, de leur degré d’intégration professionnelle. De même, les segments supérieurs du salariat, à l’image de ce qui est observé en matière de conflictualité et de syndicalisation, sont toujours moins participants électoralement que le reste du salariat. Les déterminants des pratiques participatives en entreprise sont en réalité assez proches. Certes, l’influence de la satisfaction dans le travail sur la participation électorale est nulle alors que cette variable est déterminante en matière d’engagement syndical et de conflictualité gréviste : les salariés insatisfaits dans leur travail sont davantage syndiqués et plus nombreux à avoir participé à un arrêt de travail que les salariés satisfaits dans leur travail (Paugam, 1999 ; Blavier, 2018). Mais il n’y a pas, d’un côté, des salariés qui votent et privilégient une légitimation élective de leurs représentants et, d’un autre côté, des salariés qui privilégient des formes de participation plus « contestataires » et « minoritaires » comme la grève. En réalité, ces deux populations, quoique de tailles inégales, se recoupent. Ainsi, les salariés grévistes sont plus participants électoralement que les non grévistes et, inversement, les votants participent plus à des arrêts de travail que les abstentionnistes.

 

Enfin, interroger les salariés sur leur vote et sur les « enjeux » qu’ils y associent ou non permet de questionner plus largement leur rapport au système de relations professionnelles. Le point de vue des salariés a plutôt eu tendance à être négligé par les travaux relatifs aux activités de négociation collective ou de représentation des salariés. Ceux-ci se sont très majoritairement intéressés, et assez logiquement, aux acteurs qui participent directement à ces activités : les représentants du personnel, les représentants de la direction (et notamment les DRH) ou encore les organisations syndicales de salariés et d’employeurs. À l’inverse, les enquêtes auprès des salariés, quand elles existent, demeurent peu exploitées. Ainsi le volet « salariés » de l’enquête REPONSE, utilisé dans ce travail, n’a donné lieu qu’à peu de publications au-delà de celles de la Dares.

 

  1. Du vote dans le champ professionnel au vote dans le champ politique

L’étude des scrutins professionnels que nous avons menée entend aussi nourrir, à plusieurs titres, l’analyse des scrutins politiques. Rappelons tout d’abord que le manque de données, érigé en spécificité du vote dans le champ professionnel par rapport au vote dans le champ politique, nous a conduit à proposer un bricolage méthodologique qui contribue sans doute aux discussions, en sociologie électorale, autour de l’articulation de différents niveaux d’analyse et des données qui y correspondent.

Au-delà de cette question des données, nos résultats permettent, en premier lieu, d’alimenter les débats autour des modèles explicatifs du vote. Le « cens caché de la démocratie sociale » que nous mettons au jour témoigne, à l’instar des résultats d’autres travaux récents (Peugny, 2015 ; Kurer, Palier, 2019), de la nécessité d’interroger le rôle des variables liées au travail quand on s’intéresse aux comportements politiques en général. Les individus qui travaillent passent une partie non négligeable de leur temps au travail. Que celui-ci soit reconnu ou non par un statut de salarié, il constitue une instance, certes parmi d’autres, de socialisation, voire de politisation. Il n’est donc pas surprenant que les contextes et conditions de travail, et l’emploi qui y est potentiellement associé, influencent les comportements politiques des individus. Mais, plus encore, en utilisant une multiplicité de variables liées au travail afin de saisir quels clivages sont les plus pertinents, notre analyse invite à dépasser l’utilisation de clivages binaires et mono-thématiques sur le marché du travail. Ainsi, ne raisonner qu’en termes de précaires et de non précaires ou qu’en termes

« d’insiders » et « d’outsiders » (Mayer et al., 2015 ; Im et al., 2019) nous aurait conduit à invisibiliser la plus faible participation électorale professionnelle des couches supérieures du salariat. De même, n’utiliser que les variables de « satisfaction dans le travail », pertinente en matière de conflictualité ou d’adhésion syndicale (Paugam, 1999 ; Blavier, 2018), ou « d’autonomie dans le travail », pertinente en matière de participation politique hors du travail (Lopes, Lagoa, Calapez, 2013 ; Coutrot, 2018), aurait occulté l’impact des conditions objectives de travail et d’emploi (type de contrat de travail, temps de travail, ancienneté…). Cela ne signifie pas que ces différentes catégorisations ne sont pas pertinentes pour expliquer les comportements politiques des salariés. Mais elles semblent, à elles seules, insuffisantes et tendraient plutôt à s’articuler, selon des modalités qui restent à préciser.

En second lieu, le fait de voter aux scrutins professionnels est, comme nous l’avons vu dans le dernier chapitre, statistiquement lié au fait de voter aux scrutins « politiques ». Ce lien se retrouve à situation sociale et professionnelle égale. Si on reprend la logique de Carole Pateman et de ses successeurs, la participation électorale professionnelle serait alors un facteur, parmi d’autres, de la participation électorale politique (Sobel, 1993). S’il apparaît pour l’heure difficile de préciser le sens de la causalité de ce « spillover » électoral, l’articulation dégagée a le mérite de montrer que le sentiment de compétence politique, élément de médiation envisagé par Pateman et ses successeurs, n’est pas seulement dépendant d’un niveau scolaire, mais peut se constituer, se renforcer, ou s’affaiblir au travail. De plus, ce sentiment n’est pas uniquement lié au contenu du travail, et donc au degré d’autonomie dont dispose le salarié, mais aussi aux sociabilités qu’il y entretient.

 

  1. Des pistes nombreuses pour de futures recherches

Au terme de ce travail, deux grandes pistes dessinent des agendas de recherches futures. D’un côté, l’étude des déterminants du vote dans le champ professionnel n’apparaît pas comme un chantier clos. Trois pistes analytiques pourraient être plus précisément explorées. Premièrement, l’investigation des variables lourdes du choix électoral professionnel, aux scrutins en entreprise, aux scrutins TPE, voire dans la fonction publique, nécessiterait la réalisation de grandes enquêtes quantitatives auprès d’échantillons représentatifs des salariés concernés par ces scrutins. Deuxièmement, la production de nouveaux matériaux qualitatifs (entretiens avec des salariés, observations in situ d’élections…) permettrait d’objectiver la diversité des rapports au vote professionnel des salariés et surtout de mieux préciser l’imbrication entre les différentes logiques explicatives du vote dégagées plus haut. Troisièmement, l’analyse des transformations du geste électoral professionnel et de leurs conséquences pourrait constituer un autre prolongement de ce travail. En effet, avec le recours croissant au vote par correspondance et surtout par Internet, voter aux élections professionnelles correspond de moins en moins au fait de se rendre dans un bureau de vote pour glisser un morceau de papier dans une boîte. Or, de premières analyses dans la fonction publique révèlent que la modification du geste électoral transforme le rapport au vote des électeurs et impacte les ressorts de leur mobilisation électorale (Haute, 2019a), ce qui rend ce potentiel prolongement particulièrement souhaitable.

D’un autre côté, si nous avons déjà présenté de premiers résultats sur ce point, le « spillover » électoral que nous avons mis en évidence suscite encore de nombreuses questions. Est-il unidirectionnel, du travail vers la politique, comme le suggèrent Carole Pateman et ses successeurs ? De même, concerne-t-il l’ensemble des salariés ou bénéficie-t-il plutôt à certains salariés particulièrement peu prédisposés à la mobilisation électorale ? Qu’en est-il au-delà de la seule participation électorale ? Aussi, ces pistes pourraient également s’inscrire dans un projet plus large autour de la notion de « citoyenneté industrielle » ou de « citoyenneté au travail » et comparant plus précisément le recours à un ensemble de formes de participation dans et hors du travail (syndicalisation, participation gréviste ou manifestante, engagement associatif, vote…). Cet élargissement permettrait de recourir aux données de grandes enquêtes internationales (European values study, World values survey…) afin de mettre en évidence les articulations éventuelles entre ces différentes pratiques participatives, mais aussi leurs déterminants, communs ou différents.

Ces deux grandes pistes révèlent la nature des liens que ce travail de thèse contribue à nouer ou à renouer. En premier lieu, il s’agit de faire du vote dans le champ professionnel un objet de la sociologie politique des relations professionnelles et du syndicalisme. En réinvestissant des questionnements de sociologie électorale dans le champ professionnel, notre travail et certaines pistes proposées participent ainsi au décloisonnement, entamé depuis plus d’une décennie, entre, d’une part, la sociologie des relations professionnelles et du      syndicalisme et, d’autre part, la sociologie politique (Giraud, Yon, Béroud, 2018, p. 15). En second lieu, il s’agit également de faire du vote professionnel un objet de la sociologie électorale. Si « barbare » soit-il, il répond non seulement à des logiques sociales, mais il est aussi intrinsèquement lié au vote politique.

 

 

 

 

 

 

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