Lip, Piaget et les femmes dans la lutte

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Nous remercions les éditions du Sekoya, qui publient la biographie de Charles Piaget parue récemment, de nous autoriser à donner accès un chapitre sur les rapports du syndicaliste et des femmes. Rappelons le contexte du féminisme post-68, s’implantant dans les entreprises sous la forme de « groupes femmes« , et ayant parfois des problèmes avec le syndicalisme dominé par les hommes. La lutte de Lip n’a pas échappé à cette question. Mieux : elle a fait date aussi par la manière dont les femmes de Lip se sont organisées pour défendre leur manière de voir le déroulement du conflit. Bien entendu, il s’agit ici, puisque c’est une biographie de Piaget, de lire des aspects parfois très personnels, y compris sur la vie privée. Mais c’est quand même aussi les échos d’une page d’histoire pour les femmes en lutte, dans leurs rapports aux leaders masculins. On y rencontre par exemple Monique Piton, salariée de Lip qui a écrit des ouvrages sur la lutte, et même brièvement Claire Villiers (militante CFDT  à l’ANPE et aujourd’hui décédée), qui est venue bien plus tard à Besançon pour lancer avec Piaget une antenne locale de l’association Agir ensemble contre le chômage (AC!).

  • Rappel de notre post: « Une biographie de Charles Piaget »  : https://wp.me/p6Uf5o-3Fr
  • Accès au chapitre complet sur « les femmes et lui« :LES FEMMES ET LUI

 

LIP-_-piaget

« Les femmes et lui » (extraits)

Pages 123 à 129:

« Pour quelqu’un de « timide avec les femmes », selon ses mots, Charles ne peut pas se plaindre d’avoir été délaissé par elles… Pourtant, il considère avoir toujours eu, ce sont ses mots, un « complexe d’infériorité vis-à-vis de la gente féminine ».

Pourquoi? C’est assez difficile à établir. Du reste, on s’attend bien plutôt chez lui à une forme d’animosité envers l’autre sexe, en raison de son abandon par sa mère. Mais sur ce point, il est toujours resté (sagement) prudent. Il s’est refusé à juger, car il ne sait pas du tout ce qui s’est passé entre elle et son père. Il ignore tout ce qu’elle a bien pu vivre pour partir ainsi, sans laisser d’adresse.

Non, ce sentiment d’infériorité vient probablement de son observation du sort fait aux femmes, quand il était gamin ou « ado ». Dans son quartier, les mères qu’il connaissait étaient souvent maltraitées par leur mari. Peut- être a-t-il, inconsciemment, fini par endosser une part de la culpabilisation qui aurait dû être assumée entièrement par les hommes concernés. Surprenant ? Non, « piagétien ».

[…]

 

« Sûr, Piaget n’a pas un te1mpérament de Don Juan. Ni un physique de jeune premier, même si sa silhouette et son regard captent l’attention. Du reste, il suffit de voir ou revoir les vidéos de l’époque, à travers les films de Dubosc (note n° 5), de Rouaud (note n° 2), ou encore des archives de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) sur les reportages consacrés au conflit, pour s’en rendre compte. Oui, Charles « passe bien ». Une forme de sérénité se dégage de sa manière de « conduire » les assemblées générales.

Son sens de la pédagogie fait mouche, comme sa façon de dénouer les difficultés inhérentes au mouvement. Aucune violence ne semble jamais émaner de sa personne, juste une force de persuasion, d’argumentation. Et puis, il « sent bien » les choses, les événements, il sait souvent les ramener ou les hisser à leur juste proportion.

[…]

 

Dès les premières heures du conflit, en avril 1973, Charles s’est retrouvé en première ligne. À une place potentiellement séductrice. Mais il assure avoir été vigilant sur sa conduite vis-à-vis de ses collègues féminines. Car il se doutait bien que, dans le cas contraire, il pourrait mettre en danger son mariage, et aussi susciter des tensions au sein même du mouvement en cours.

« Je faisais attention de ne pas laisser penser, par mon attitude, que je pouvais éprouver des sentiments envers l’une ou l’autre ». Il faisait attention, ou il ne se rendait pas compte des sentiments que lui-même pouvait susciter. « J’ai appris que des militantes le draguaient, mais qu’il ne s’en apercevait pas… », complète Isabelle, sa seconde épouse.

Et puis, même si ce n’était pas du tout le cas chez lui, les femmes qui travaillaient chez Lip n’étaient pas du genre à tolérer qu’un leader profite de sa position pour jouer… au tombeur. Leur rôle dans le conflit a été déterminant, sans doute davantage que dans les plus importantes luttes sociales observées jusque-là en France. Promptes à prendre la parole, mais aussi à vouloir lancer des initiatives fortes, à occuper des responsabilités importantes. Donc pas du genre à tolérer que, dans la grève, les manifestations et les différentes actions lancées pour sauver les emplois, les hommes accaparent encore le pouvoir (note n° 12).

Elles étaient parfaitement « raccord », de fait, avec la sensibilité féministe en pleine ascension, dès ce moment-là, au sein de la société française. Du reste, elles étaient majoritaires dans la « boîte » : en 1972, 60 % des 1 200 salariés de l’usine bisontine sont des salariées. Et celles-ci représentent même 77 % des OS, au bas de l’échelle (les OS hommes et femmes réunissent 60 % de l’ensemble du personnel).

Un cas de figure très conforme à la répartition des sexes dans l’industrie horlogère, qui a grand besoin de ces fameuses « petites mains » féminines. Cette même industrie qui réserve les postes « nobles » (nouveaux produits, encadrement) aux hommes.

Au juste, comment Charles a-t-il réagi, en prenant conscience de la place que les « femmes de Lip » se sont elles-mêmes octroyée durant la « lutte » ? Aurait pu mieux faire… C’est, en substance, la conviction de l’une des plus féministes d’entre elles, Monique Piton. Secrétaire auprès des ingénieurs chargés des innovations technologiques (le service recherche et développement, selon un concept mis en pratique chez Lip dès les années 1950, et de façon plus récente au sein des grandes entreprises de l’économie française), elle compte très vite parmi les salarié(e)s les plus engagé(e)s dans la résistance aux licenciements voulus par l’actionnaire suisse en 1973. Elle rejoint le comité d’action dès ses débuts.

Cette ancienne adhérente de la CFDT est encore fréquemment sollicitée par les historiens et les journalistes sur « l’affaire », à laquelle elle a consacré un gros livre, astucieusement titré C’est possible ! (note n° 13).

« Charles n’était jamais agressif, jamais violent envers quiconque. Mais vis-à-vis de nous les femmes, sa principale tendance était d’être protecteur », estime Monique Piton. « Mon souvenir est qu’il ne tenait pas compte de nous, de ce qu’on disait, de ce qu’on amenait comme propositions. Dans sa vie privée, je pense qu’il était assez semblable. J’ai connu son épouse, Annie, je dirais qu’elle était très à son service ».

Fort peu charitables, ces remarques… Monique Piton se rappelle aussi la réaction de Charles quand, en plein conflit, elle et quelques copines s’étaient rendues à une réunion de féministes, dans le cadre d’une campagne nationale pour obtenir la criminalisation des actes de viol. « Il nous avait dit que ce n’était pas le moment de se disperser pour d’autres causes ». Aïe !

Elle contrebalance : « Ce n’était pas propre à lui ! Et lui, quand on lui expliquait en quoi son attitude n’était pas la bonne, il en convenait ». Il savait aussi que les femmes de Lip attendaient autre chose et ne se gênaient pas pour l’exprimer vertement. « Exemple, au moment du 2e conflit, en 1976-77, quand on occupait à nouveau l’usine, on était tout un groupe à faire des interventions du genre : on ne voit pas pourquoi ce serait toujours les femmes qui se retrouvent à nettoyer les chiottes ! »

En termes un peu plus policés, Monique Piton avait « recadré » Claude Neuschwander, le patron de Lip durant la période 1974-76. « J’étais sa secrétaire et un jour, il me dit: “Vous avez sans doute remarqué que je ne vous ai jamais demandé de me servir le café”. Je lui ai répondu aussitôt : “Si vous l’aviez fait, je vous aurais répondu : eh bien, ce sera à chacun son tour” ». Et pan !

En tout cas, la militante fait la part des choses. Elle sait ce qu’elle doit à celui qui n’a jamais voulu jouer à l’insurgé en chef, mais s’est toujours défini comme d’abord un porte-parole. « Piaget était davantage à l’écoute que les autres, mieux, par exemple, que ceux de la CGT. Par exemple, la CGT avait du mal avec le comité d’action, c’était pas du tout son truc. Lui, il ne condamnait pas du tout le comité d’action, mieux, il en tenait compte. Et puis, il faut l’avoir à l’esprit, il devait composer avec les fortes pressions qu’il subissait. De la part du préfet, du maire de Besançon, et même de la CFDT de Paris. Tous, à des degrés divers, lui faisaient passer un message du genre : je vous demande de vous arrêter… Mais lui, il tenait bon, on a toujours eu confiance en lui, il est d’une honnêteté absolue. Allez, s’il fallait lui mettre une note, je lui donnerais 8,5 sur 10 ! » Mention très bien, tout de même…

« L’exercice de retenue » que Charles s’impose vis-à-vis des femmes de Lip aura ses limites, puisque, sans le conflit, il n’aurait pas eu l’occasion de vraiment faire la connaissance de Raymonde. Mais avec elle, il n’avait pas franchi le pas de « l’officialisation ». Tous deux n’étaient pas allés dire oui devant monsieur le maire. Ce qu’il fera aux bras d’Isabelle, en 1995.

[…]

« Comment se sont-ils connus ? Leur rencontre a lieu dans les locaux bisontins d’AC ! (le collectif « Agir ensemble contre le chômage »), au moment de l’ouverture de son antenne locale (1994), peu après sa création à Paris (1993). « J’étais là comme demandeuse d’emploi, pas comme militante, ce que je n’ai jamais été », explique Isabelle. « Claire Villiers était venue spécialement pour cette ouverture » (décédée en 2010, Claire Villiers, présidente nationale d’AC !, fut une figure emblématique de la lutte contre l’ultralibéralisme).

« Ce jour-là, quand j’ai aperçu Charles, je me suis dit : quoi, c’est ça, Piaget?! J’avais lu, entendu qu’il est charismatique, et c’est indéniable. Mais ce jour-là, je ne lui ai vraiment rien trouvé de tel ! Je voyais un bonhomme effacé, tout timide, inhibé, gêné… », sourit Isabelle. Paradoxalement, c’est cette vision qui lui a plu… « Sa façon d’être, ça m’a rassurée ! Je me suis vite rendu compte aussi que quand il a décidé d’aimer quelqu’un, il l’aime vraiment, il ne triche pas, et ça aussi, c’est rassurant ».

Il ne triche pas, certes, mais il est fichtrement compliqué, selon Isabelle. « Il est perfectionniste à l’excès, trop scrupuleux, très anxieux… Et puis, c’est le Père la Rigueur ! Tout ça le rend parfois difficile à vivre, il le reconnaît. Par exemple, il n’aime pas être invité, il n’aime pas non plus recevoir ».

S’il tombe malade, mieux vaut mesurer les risques avant de prendre des initiatives… Il est arrivé à sa seconde épouse de se faire copieusement enguirlander parce qu’elle avait appelé un médecin, un jour où il n’était vraiment pas bien. « Le médecin m’a dit : “Il ne prend pas en charge sa santé”. Pour moi, il croit avoir le pouvoir sur tout ce qui le concerne ». En d’autres termes, il n’aime pas les interférences d’autrui dans sa vie.

Isabelle, née dans le Nord, a grandi dans le Territoire de Belfort. Elle n’avait jamais été mariée, elle n’a pas d’enfant. « J’en espérais avec Charles ».

Pas question pour lui, il en a déjà six, il est grand-père et arrière-grand-père, alors pour quelqu’un qui n’est pas spontanément tourné vers la vie de famille…« 

[…]

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