Nicolas Hatzfeld, historien, observe le procès de France Télécom

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Nouveau témoignage au procès de France Télécom : l’historien Nicolas Hatzfeld. La (petite) Boite à Outils de l’Union syndicale Solidaire poursuit sa chronique d’un procès hors norme dont les conclusions approchent.

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Jour 38.1 – La défense : dire le droit contre la société ?

L’audience du 8 juillet 2019 du procès France Télécom, vue par Nicolas Hatzfeld, historien, enseignant au département d’histoire de l’Université d’Evry Val d’Essonne. Il travaille sur l’histoire du travail, l’histoire industrielle et l’histoire de la santé au travail, parmi ses publications citons Les gens d’usine. Peugeot-Sochaux, 50 ans d’histoire, éditions de L’Atelier, 2002, ou avec  Michel Pigenet et Xavier Vigna  (dir.), Travail, travailleurs et ouvriers d’Europe au XXe siècle, Editions universitaires de Dijon, 2016, bibliographie.

Dehors, l’été s’adoucit, la température redescend. La journée s’annonçait moins chaude que celles de la semaine dernière, elle l’est. À l’intérieur du tribunal, c’est un peu la même chose. Les interventions résonnent des débats des jours précédents, des interventions des parties civiles et, surtout, des réquisitions des procureures qui ont marqué les esprits. Est-ce que l’essentiel est dit ? En tout cas, après ces moments forts, et avant la défense des principaux dirigeants, l’audience d’aujourd’hui se fait mezzo voce. Dans les apartés, des conversations entre habitués évoquent la prochaine fin du procès et les projets pour après. À la reprise de ce lundi matin, l’assistance est modeste ; elle s’étoffe au fil de la journée, sans toutefois remplir la salle.

Le programme du jour prévoit deux types de défense. La matinée est consacrée à la plaidoirie de l’avocate de France Telecom prise comme personne morale. Un monologue de plus de deux heures jouant, surjouant presque le jeu de la technicité ennuyeuse de son argument en cinq points et esquivant ainsi les questions sur les relations entre l’Orange d’aujourd’hui et la France Telecom d’alors. L’après-midi, c’est le tour des avocats de deux responsables inculpées pour complicité de harcèlement moral, Nathalie Boulanger et Brigitte Dumont, avec quelques effets oratoires soulignant la droiture et la bonté de leurs clientes. Deux logiques de défense complémentaires se succèdent. Quatre avocats, en tout, qui commencent tous par évoquer plus ou moins rapidement leur respect pour les souffrances des victimes et s’emploient rapidement à les mettre à distance, avec plus ou moins d’élégance. L’avocate de l’entreprise choisit la sobriété : France Telecom étant inculpée, elle va faire son métier. Celui d’une des présumées complices adopte un autre style. Il commence par féliciter la présidente pour avoir accordé le temps convenable à l’expression des douleurs et montré ainsi la capacité d’écoute qui fait partie des fonctions de la justice. Puis, une fois passé le temps de la catharsis, pour reprendre son expression, il invite ladite présidente à passer aux questions de droit, comme si cette expression n’avait été qu’un détour, comme si elle n’était pas, précisément, le cœur du procès.

Quel droit entend-on passer à travers ces plaidoiries ? On est tenté de commencer par quelques particularités des interventions de l’après-midi consacrées à la défense des deux dirigeantes de ressources humaines accusées d’avoir été complices de la politique de harcèlement moral. Un avocat pour l’une d’elles, deux pour l’autre, qui se partagent le travail. Dans les deux cas, les plaideurs soulignent l’humanité exemplaire des inculpées, citent des témoignages bienveillants de collègues ou de partenaires parmi lesquels sont glissés en toute innocence ceux de délégués adverses, CGT ou Sud par exemple. Pour ces deux responsables de ressources humaines, les avocats mentionnent l’estime générale dont elles jouissaient et jouissent encore, leur réactivité à corriger les dysfonctionnements dès lors qu’elles en ont eu connaissance, leur attention aux fragilités individuelles, leurs prévenances même, contre l’éventualité de voir survenir des initiatives excessivement dures. Surtout, ils insistent sur la modestie de leurs responsabilités réelles dans la conduite de l’entreprise à l’époque des faits mis en cause. L’une d’elles est estimée par son avocat à la 200e place dans l’entreprise ; pour bien convaincre, il énumère les différentes instances de direction à laquelle elle ne participe pas. Ces remarques laissent songeur. Bien sûr, on se doute de l’écart existant entre les strates du sommet d’une entreprise comme France Telecom, écart qui était pris en compte dans l’inculpation des uns pour harcèlement, et des autres pour seule complicité du harcèlement. On imagine aussi les réunions au cours desquelles la direction activait et réactivait dans l’encadrement l’accord sur la mise en œuvre des orientations fixées, les questions posées et les réponses apportées, les propositions et les suggestions formulées. À tout cela, les inculpés ont pris part. L’insistance des avocats à exonérer leur cliente de ses responsabilités est leur raison d’être. Mais du coup, la brochette de prévenus apparaît comme une sélection hétéroclite réunie par l’existence de pièces à conviction les concernant ; surtout, on imagine en creux les centaines de cadres dont des actions de harcèlement n’ont pas laissé de trace probante.

Sur l’orientation générale de la défense, l’intervention du matin et celles de l’après-midi convergent et s’ajustent. L’avocate de l’entreprise annonce ainsi à plusieurs reprises que, très probablement, tel ou tel élément sera traité par ses collègues. Tous partagent une façon de raisonner, consistant à définir le droit contre l’émotion, contre les médias censés avoir déjà condamné les prévenus, contre la logique de revendication syndicale censée s’être excessivement répandue au fil des audiences, contre la rue, évoquée à plusieurs reprises et, finalement contre les procureures qui se seraient faites les porte-parole de cette protestation sociale.

Le premier élément de l’argumentation consiste à diluer dans un contexte général la politique définie par la direction de l’ère Lombard et relayée largement au sein de l’organisation. Ainsi, les plans ACT et NEXT, l’accélération de la restructuration, le Crash programme et la rupture avec la tradition de mère poule, tout cela est banalisé dans une logique de modernisation et d’adaptation au changement on ne peut plus normale dans la vie d’une entreprise. Et si la situation de France Telecom n’était pas ordinaire, les avocats en font porter la responsabilité à l’État, qui a imposé la privatisation et la mise en concurrence. La direction, somme toute, aurait subi la contrainte comme l’ensemble des salariés, de même que l’irruption du téléphone portable dans le monde de la téléphonie. Autrement dit, ce serait la faute aux circonstances. Le cap fixé pour s’adapter serait lui-même à peine une esquisse : à plusieurs reprises, les avocats disent qu’il n’y a pas eu de plan organisé visant à atteindre l’objectif des 22000 départs, et que ce chiffre de 22000 avait une portée indicative plutôt qu’opérationnelle. Pas de lien entre cette perspective et le harcèlement cité par l’accusation.

Pourtant, il y a bien eu une politique déclinée en bien des aspects, dont une partie ont donné lieu à des éléments d’accusation lorsqu’ils étaient précis, situés, documentés de façon indiscutable : les griefs de l’acte d’accusation. Certes, et il n’est pas question de nier les tourmentes et les douleurs qui en ont résulté. Mais, disent les avocats, elles ne peuvent être estimées comme elles le seraient dans un procès civil, ou selon le Code du travail. Seul le caractère criminel ou délictueux de ces actes peut être retenu. Les défenseurs s’emploient à décortiquer chaque grief pour montrer que le tamis du droit pénal n’en retient aucun : les réorganisations multiples et désordonnées, la pression sur les résultats, les incitations au départ, les formations à des nouvelles fonctions, les contrôles intrusifs et excessifs, les mesures d’isolement, les surcharges de travail, les défauts d’accompagnement à de nouvelles fonctions, l’attribution de fonctions dévalorisantes, les baisses de rémunération,… bref, chaque aspect de la restructuration à marche forcée de France Telecom est isolé et contesté pas à pas, dans des mémoires de centaines de pages remis par les avocats aux juges et que la plaidoirie, en fait, résume à grands traits. Pour faire bonne mesure, les défenseurs soulignent abondamment les dispositifs mis en place pour accompagner, encourager, faciliter les évolutions de trajectoire qu’appelait l’évolution de l’entreprise. Ils citent des évaluations louangeuses effectuées par des experts à propos de ces dispositifs. Ils disent combien les accusés ont œuvré pour accompagner avec respect et humanité les personnels dans ces changements, et citent là aussi des témoignages favorables recueillis après-coup.

L’auditeur, ici, devient perplexe. Peut-on nier que l’évolution a mal tourné ? Pas vraiment. Mais les avocats contestent le fait que ç’ait été visible. Une partie du personnel a adhéré, que la défense présente comme la majorité volontaire ou consentante. Peut-on nier qu’il y a eu des alertes, nombreuses et fortes ? Non plus. Ce serait difficile. Les avocats concèdent leur nombre et leur réalité, indiscutables. Mais, dit l’une, si on les lit avec l’état d’esprit de l’époque, pas avec la connaissance d’aujourd’hui, ces alertes sont beaucoup moins claires qu’on pourrait le penser. Et puis, dit un autre qui s’aventure dans des comparaisons douteuses, que valent des alertes et comment y donner suite ? Prenant des exemples dans la vie du tribunal, la connaissance de risques psychosociaux dans son enceinte permet-elle de prendre des mesures de prévention efficaces ? Chacune et chacun sont-ils sûrs d’avoir toujours fait tout ce qu’il devait pour conjurer la survenue de tels risques autour de lui ? La dilution des charges d’accusation est à son maximum, le raisonnement semble s’éloigner du droit. De fait, il instille le doute sur le caractère criminel des actes commis. Lorsque les juges se prononceront, comment les qualifieront-ils ?

Dessins de Claire Robert.
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