Nicolas Jounin au procès de France Télécom

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L’audience du 10 juillet (jour 40) au procès de France Télécom, vue par Nicolas Jounin, sociologue, transmise par la (petite) Boite à Outils de l’Union syndicale Solidaires.

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Jour 40 – La raison des plus forts

L’audience du 10 juillet 2019 du procès France Télécom, vue par Nicolas Jounin, sociologue, a enseigné pendant sept ans à l’université Paris-8-Saint-Denis. Il est l’auteur, à La Découverte, de Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment (Poche 2009), et, avec Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin et Lucie Tourette, de On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans papiers : une aventure inédite (2011)  et Voyage de classes (2014).

On a constaté que plus il y a de cigognes dans une ville, plus il y a de bébés. Soit l’on en déduit que les cigognes apportent les bébés ; soit l’on fait l’effort d’un raisonnement plus complexe qui pose que plus une ville grandit, plus il est probable que des cigognes s’y établissent et que des bébés y naissent, sans qu’il y ait pourtant de lien de causalité entre ces deux derniers phénomènes. C’est l’avocate de Louis-Pierre Wenès, le directeur des opérations France jusqu’à l’automne 2009, qui commence sa plaidoirie par cette évocation. On guette la chute, l’analogie avec les démonstrations supposés fautives de ses adversaires. En vain. Le suspense de la métaphore fait pschitt, et coule mollement sur un sous-entendu rance : un grand partage entre les êtres dotés de raison, capables de saisir les mécanismes réels derrière les apparences, et les autres.

Dans le panorama que l’avocate dessine, le hasard (ou le système de cooptation du top management) fait bien les choses : la raison est du côté des prévenus, cadres dirigeants sachant les mesures nécessaires à la survie de France Télécom. Elle est aussi du côté de leurs avocats qui, contre les parties civiles aveuglées par leur douleur, contre les syndicats et les avocats « militants » enfermés dans leurs batailles « idéologiques », contre des procureures qui s’offrent leur Nuremberg du pauvre, semblent seuls à vouloir que le droit s’applique.

Est-ce pour cela que, emportés par leur révolte contre tant d’accusations injustes, les avocats sont quatre fois plus nombreux du côté des dirigeants de France Télécom que de celui des salariés et de leurs représentants ? À moins que ce soit juste le camp où se trouve l’argent. Mais c’est comme pour les cigognes et les bébés, méfions-nous des raisonnements simplistes.
Pour nous initier un peu à la raison, la vraie, celle basée sur des chiffres, l’avocate nous refait le coup du taux de suicides à France Télécom, qui serait resté inférieur à ce que l’on constate en population générale. On pourrait s’amuser en retour à démonter le périmètre de comparaison, mais la question n’est-elle pas ailleurs ? Quand bien même on aurait établi qu’il y a moins de noyades dans la Loire que dans le Rhône, faut-il s’abstenir d’enquêter sur les premières dès lors que certains noyés ont pu faire savoir qu’on les avait poussés ?

Ils se succèdent, les raisonnables avocats de la défense (deux pour le DRH Olivier Barberot, deux pour Wenès, et on remet ça demain avec le chef de bande Didier Lombard), pour nous faire entendre que les plans Next et Act étaient nécessaires. Nécessaires, mais doux, puisqu’ils ne misaient que sur des départs dits « naturels », génération spontanée dérivant des désirs et mouvements des agents. 22 000 départs programmés, contraints ? Non, simplement anticipés, au regard de la « trajectoire » enregistrée au cours des années précédentes.

Mais alors, pense l’ingénu qui croit aux cigognes livrant des bébés, si ces départs étaient d’emblée acquis puisque « naturels », n’est-il pas idiot d’avoir indexé la part variable de tant de cadres de l’entreprise sur le nombre de départs obtenus ? Qu’espérait-on d’un tel dispositif, si les départs advenaient d’eux-mêmes ? Ce top management n’a-t-il pas gaspillé les primes à la casse au moment pourtant où il voulait dégager du cash flow ? Sa si belle raison aurait-elle flanché ?

Allez, on ne lui fera pas cette injure : il savait ce qu’il faisait, et où il allait. Et il accélérait : pour intensifier les « mobilités », il faut rompre avec « un discours basé sur un volontariat un peu mou, on va être beaucoup plus systématique », annonce le DRH à l’association des cadres dirigeants, avant de découvrir furieux que ses propos pourraient bien sortir de ce cénacle complaisant. Mais, minorent encore ses avocats, ce ne sont justement que des propos, quand le droit exige, pour établir le harcèlement, de prouver des agissements. Soit, mais que fait un top manager à part dérouler un propos ? Si sa prétention à diriger est efficace, si la hiérarchie est respectée, le propre du dirigeant est de produire des discours agissants, parce que repris et mis en œuvre par de multiples relais, par tous ces cadres d’en dessous qui ont bien compris que le volontariat, ça se durcit, il suffit de de s’en donner les moyens.

C’est ici que la défense hésite. Elle est tentée de dédouaner les compères dirigeants. Barberot et Wenès ont quand même des choses plus importantes à faire que de harceler des gens, c’est-à-dire, selon une interprétation du droit qui serait « stricte », s’approcher suffisamment d’eux pour les menacer, les insulter, les placardiser, les humilier… Si de tels comportements ont eu lieu ici ou là, c’est à l’insu des prévenus. Attention, on ne dit pas que ce sont les managers de proximité les harceleurs, on se contente de le suggérer en disant qu’on ne l’a pas dit. Bref, les avocats esquissent le coup du gentil maréchal trahi par des lieutenants excessivement zélés.

Mais trop déresponsabiliser, c’est risquer de ruiner leur titre même de « dirigeants » : que feraient ces gens avec d’aussi gros salaires et aussi peu de responsabilités ? Alors, en même temps, les avocats des prévenus revendiquent : d’abord les bienfaits des plans Next et Act, rhabillés en nec plus ultra de l’association entre distribution des dividendes et « accompagnement » social des restructurations ; et de manière plus générale, plus doctrinaire, ils revendiquent le pouvoir de direction des trois principaux accusés, dans lequel la justice menacerait dangereusement de s’immiscer.

L’infraction de « harcèlement moral » pâtit de sa genèse. Le livre de la psychiatre Marie-France Hirigoyen, qui a imposé le concept dans le débat public avant qu’il ne soit traduit dans la loi, construit l’image d’un harceleur pervers jouissant de la souffrance que, dans un face à face étouffant, il impose à une autre personne. Malgré les formulations légales et jurisprudentielles qui ont éloigné le harcèlement moral « juridique » de ses racines, les avocats de la défense ont beau jeu de souligner que les prévenus n’étaient pas engagés dans des relations interpersonnelles avec les victimes ; et que leurs motivations étaient réfléchies plutôt que vouées à la satisfaction de pulsions personnelles.

Barberot et Wenès sont-ils des pervers ? On s’en fiche. Comme, à la différence du pervers, ils se fichaient probablement des états d’âme des agents que leurs consignes détruisaient. Trop indifférents pour en jouir. Exerçaient-ils leur pouvoir de direction ? Incontestablement. De leur point de vue, ils n’outrepassaient pas les limites de ce pouvoir – l’outrepassement, c’est le critère flou des tribunaux pour déterminer qu’on bascule dans le harcèlement. Leurs motivations étaient-elles rationnelles ? Oui, au moins du point de vue des actionnaires et de leurs dividendes. Alors où est le harcèlement ? Pour les avocats des prévenus, l’infraction doit demeurer réservée au « petit chef » qui abuse de son petit pouvoir au-delà de toute rationalité ; elle ne saurait atteindre le grand patron qui conçoit une stratégie, fût-elle de déstabilisation de masse.

Alors oui, sur le banc des accusés, pour une fois, on tient des commanditaires plutôt que des harceleurs de bas étage. Parce que c’est inédit, cela constituerait un problème de « prévisibilité du droit ». Effectivement, on veut bien croire que Barberot, Lombard, Wenès n’imaginaient pas se retrouver là. La justice pénale ne serait donc pas si impeccablement bourgeoise ? Elle ne cognerait pas uniquement sur des gilets jaunes en décidant à la va-vite que leur canette est une « arme par destination » et leur présence aux abords de la manifestation la preuve qu’ils veulent en découdre ? On se prend à rêver pour France Télécom d’une justice aussi expéditive que celle des derniers mois : « Vous étiez aux abords de la direction générale au moment des dépressions et des suicides ? Allez hop, au trou ! »

Mais mieux vaut prendre le temps de s’expliquer. Et oui, disons-le, c’est leur politique générale, c’est leur pouvoir de direction auquel on s’attaque. Par le coin de la « dignité » et de la « santé » des travailleuses et travailleurs, parce que l’une et l’autre ont été si brutalement abîmées dans le cas de France Télécom, et parce qu’elles constituent une des seules limites, même fragile, même imprécise, que pose le Code du travail à l’institution de la subordination.

Subordination : les avocats de la défense n’emploient jamais le terme, qui est pourtant l’envers du pouvoir de direction qu’ils revendiquent. Ils tentent même d’en dissoudre l’idée, l’une en avançant que « nous sommes tous des managers », l’autre en faisant l’apologie d’un centralisme démocratique fictif : « Quand on dirige une équipe de 80 000 personnes, on prend des décisions en commun, et quand la décision est prise, on l’applique. » On a bien saisi le centralisme, mais où était la démocratie, les décisions « prises en commun » ? France Télécom, ainsi l’ont voulu les dirigeants politiques (socialistes comme de droite), c’est une société anonyme, privatisée ; les prévenus d’aujourd’hui n’ont été élus ni par les salariés ni par les usagers, mais par les actionnaires, et non selon le principe « un homme une voix », mais en proportion d’un quantum de propriété. Ça s’appelle le capitalisme, ça a de fervents défenseurs, pourquoi pas, mais ça n’est pas de la démocratie. Il y a quelque chose de touchant et pathétique dans cette tentative de raccrocher, malgré tout, l’arbitraire destructeur des décisions de la bande à une forme de légitimité démocratique. On pourrait même y voir une forme d’aveu : quand même, on n’assume pas tout à fait.

Mais l’avocate qui conclut la journée enterre au bulldozer toute perspective de remords, en désignant au contraire les auteurs putatifs de l’injuste cabale : les représentants du personnel, fragiles contre-feux de la subordination. En devenant une entreprise privée, France Télécom est tombée sous la coupe du Code du travail, plus favorable sur le plan des institutions de représentation du personnel que le droit de l’administration : les agents bénéficient à partir de 2005 des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de plein exercice, c’est-à-dire des pouvoirs d’enquête étendus, et pour l’employeur des obligations renforcées de se justifier. Bien sûr, de ces instances sont venues de multiples alertes. Mais peut-on blâmer les accusés de n’y avoir vu que des simagrées de syndicalistes ? Pour les nouveaux représentants du personnel, ose l’avocate, « il faut exister, il faut un point d’ancrage », et c’est dans cette perspective qu’ils ont converti les 22 000 départs en « nœud de contestation ». L’avocate ne condescend même pas à critiquer : « Les organisations syndicales sont dans leur rôle. » Ainsi disqualifiées comme agitation opportuniste, les « alertes » n’en sont plus, et les prévenus peuvent persister à se défendre qu’ils n’avaient à l’époque aucun moyen de percevoir la gravité de la situation.

Heureusement, Macron a supprimé les CHSCT : il reste plus sûr d’empêcher les alertes de naître que d’avoir à les décrédibiliser lorsqu’elles sont matures. Ça allégera la charge de travail des avocats de patrons, c’est toujours ça.

Dessins de Claire Robert.
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