Onze salariés d’Air France convoqués par la police : violence ou criminalisation?

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 Nous reproduisons ici les quatre tribunes et controverses publiées dans l’Humanité du 20 octobre, à propos des salariés d’Air France et de la violence sociale. Parmi ces contributions, celle du syndicaliste Patrick Brody (CGT). En exergue, le point de vue de Jean Jaurès. 
Jean Jaurès, chambre 
des députés, 19 juin 1906 : « Le patronat n’a pas besoin, lui, 
pour exercer une action violente, 
de gestes désordonnés et de paroles tumultueuses ! Quelques hommes 
se rassemblent, à huis clos, dans l’intimité d’un conseil d’administration, et à quelques-uns, sans violence, 
sans éclats de voix, comme des diplomates causant autour du tapis vert, ils décident que le salaire raisonnable sera refusé aux ouvriers (…). Ainsi, tandis que l’acte de violence de l’ouvrier apparaît toujours, est toujours 
défini, toujours aisément frappé, 
la responsabilité profonde et meurtrière des grands patrons, des grands capitalistes, elle se dérobe, elle s’évanouit dans une sorte d’obscurité. »
Et un tract de l’UGICT-CGT Air France : Tract N31-2015

 

Air France, les salariés sont-ils en légitime défense pour leur emploi ?

Mardi, 20 Octobre, 2015
L’Humanité
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Flagrant délit de violence de classe par André Chassaigne Président du groupe Gauche démocratique et républicaine à l’Assemblée nationale

L’instrumentalisation médiatique du conflit entre les salariés d’Air France et leur direction aura encore une fois confirmé la violence du traitement de la question sociale dans notre pays. Dès que les salariés se dressent pour défendre leurs emplois et dénoncer les mauvais choix économiques du patronat et de l’État, ils se retrouvent stigmatisés en fauteurs de troubles, en êtres dénués de capacité de maîtrise et de compréhension des mécanismes de l’économie. Si j’ai tenu à citer Jean Jaurès, en introduction de mon interpellation du gouvernement le 13 octobre dernier, à la suite de l’arrestation de six salariés d’Air France, c’est d’abord pour défaire ce discours dominant qui tente d’évacuer la réalité de la lutte des classes acharnée que mènent le patronat et la finance.

Dix années de droite au pouvoir et trois années de social-libéralisme ont profondément imprégné la société d’une culture néolibérale décomplexée. Au point que l’exaspération et la colère de milliers de salariés aux vies brisées devraient être perçues comme des manifestations mêlant inconscience et immoralité, quand le choix de détruire des emplois devrait être légitimé comme un acte de vertu économique et politique. Cette dévalorisation des droits des travailleurs à se défendre face à l’oppression patronale est constitutive d’une immense régression démocratique. Le droit au travail est proclamé à l’article 23 de la Déclaration des Nations unies de 1948 : « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. » De même, la Constitution française n’affirme-t-elle pas, à travers le préambule de la Constitution de 1946, que « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » ?

Cette « affaire de la chemise arrachée » n’est pas seulement un bon coup médiatique. Il s’agit d’une stratégie politique de fond pour étouffer toute dynamique du mouvement social. Cet engagement de la social-démocratie aux côtés du Medef et de la finance internationale s’est concrétisé dès 2012 : souvenons-nous avec quelle détermination le pouvoir en place a repoussé la proposition de loi des députés du Front de gauche en faveur de l’amnistie des syndicalistes. Cet acte politique, à côté de l’adoption du pacte budgétaire européen, a constitué un marqueur déterminant de ce qu’allait être le quinquennat de François Hollande.

Dans un tel contexte, n’est-il pas aujourd’hui d’utilité publique de dresser l’inventaire de toutes les violences subies par les dominés, et plus particulièrement par une classe ouvrière que le pouvoir entend ranger en simple variable d’ajustement de l’économie libérale ? Réaffirmons donc avec force notre rejet de toutes les violences patronales et économiques à l’égard de ceux qui produisent toutes les richesses. Dénonçons sans ménagement la violence du capital, cette « violence des riches », qui commence par celle des milliardaires exilant les fruits du travail de millions de femmes et d’hommes sans jamais être considérés comme des « voyous ». Déconstruisons sans relâche cette terrible « violence de la pensée », distillée au quotidien par le discours médiatique et la classe dominante, selon laquelle les dominés ont tort de défendre leurs propres intérêts. Décolonisons les esprits de cette violence permanente des fondamentalistes du marché déconnectés des réalités sociales et de la qualité de vie des populations, et pour lesquels l’humain n’est qu’une machine à générer des profits. Car la bataille est intensément culturelle.

 

315118 Image 1Sans chemise,  nous irons danser  par Patrick Brody Syndicaliste, CGT commerce

Lorsqu’on est de gauche, Manuel Valls a définitivement dépassé les limites de l’acceptable. On savait qu’il préférait Clemenceau à Jaurès, il le montre. Voilà un premier ministre de gauche qui se précipite au secours de la direction d’Air France afin de condamner les « voyous » que seraient les salariés qui luttent pour sauver leurs emplois. Ce jour-là, pas un mot pour les travailleurs dans l’inquiétude, dans la détresse. Il ne fut pas le seul !

À sa suite, les belles âmes, les beaux esprits, messieurs Fillon, Macron (encore lui), Pujadas, les 7 milliardaires qui détiennent les médias ont dénoncé en chœur les voyous, les délinquants que seraient les grévistes, pour certains d’entre eux quelque peu échauffés à la suite du plan qui deviendra bientôt social (oui, oui, ça s’appelle comme ça !), prévu par Air France. Subitement, ce ne sont plus les immigrés, les réfugiés et autres Roms qui doivent faire peur, mais nous tous, susceptibles un jour ou l’autre d’être confrontés à une telle épreuve, comme les 6 millions de sans-emploi de ce pays. Que les sans-dents se mettent en colère et s’en prennent à ceux qui sont chargés de leur annoncer la nouvelle (les autres, les vrais responsables restent bien planqués) et soudain, par un réflexe de classe immédiat, la droite, Le Pen, le premier ministre, le patronat, les médias (la palme d’or à France 2) crient au trou, les voyous, du balai, à Pôle emploi ! L’ordre libéral règne à Paris. Petites questions : et Cahuzac ? et l’autre du PS qui a une phobie administrative et se dispense de payer ses impôts ? et Guéant, et Sarkozy, et Balkany, et tous les autres, les fraudeurs fiscaux (70 milliards par an, excusez du peu). Sans oublier les retraites chapeaux, les bonus et autres les goldens hellos.

Ben là, c’est normal. Pas voyous. Normal. C’est le système, la libre concurrence et bla-bla-bla… Non, décidément, on ne va pas pleurer sur une chemise déchirée. Nous devons au contraire remercier les salariés d’Air France de lutter pour défendre leurs emplois et leur compagnie. Manuel Valls n’est pas plus socialiste que je suis évêque, il défend l’ordre injuste existant. Il ne fait que déshonorer sa famille de pensée. Monsieur Valls, la violence, c’est celle que nous subissons et que bien trop souvent nous retournons contre nous, à coups d’antidépresseurs ou, pire encore, quand ce sont les suicides à France Télécom, par exemple. Aujourd’hui, les Conti, traités de la même manière à l’époque, sont très nombreux à être encore au chômage, des familles entières sont détruites !

Vos rodomontades – à la Clemenceau, qui n’hésita pas en son temps à tirer sur les ouvriers – n’y changeront rien. Le désespoir est générateur de colère et de violence. François Hollande avait désigné un ennemi, la finance. Il la laisse bien tranquille ! La peur doit changer de camp. Contre les licenciements à Air France comme ailleurs, allons-y avec nos chants, nos colères, nos revendications. Ce soir, nous irons danser sans chemise…

315118 Image 2La violence n’est pas là  où on la cherche par Christian 
de Montlibert Sociologue, professeur émérite de l’université 
de Strasbourg

La logique du pouvoir implique que la violence des institutions, des décisions politiques, des stratégies économiques, en se répercutant de proche en proche, est susceptible d’entraîner une augmentation de la violence des comportements individuels. Les décisions des classes dirigeantes, en portant atteinte aux conditions d’existence des salariés (mises au chômage massives, accroissement des contraintes de travail, morcellement des rythmes temporels, précarisation…), se répercutent dans l’ensemble de l’espace social et contribuent donc à élever le niveau de tension. Lorsqu’un économisme dominant impose le profit comme finalité de l’existence et comme moyen de réussite la lutte de chacun contre tous, comment la marchandisation la plus rude des relations sociales ne serait-elle pas à l’œuvre ? Le déchaînement des intérêts économique entraîne toujours une détérioration de la morale politique : plus l’économie concurrentielle est libérée de tout contrôle, plus les rééquilibrages étatiques recherchés par les politiques sociales régressent, plus les régulations des relations sociales s’effacent et plus il faut mettre en place des mesures répressives qui, à leur tour, contribuent au cycle infernal. Un siècle de travaux sociologiques permet d’affirmer, sans risque d’erreur, que la violence d’une société dépend de la combinaison de quatre facteurs : de fortes inégalités entre les revenus, l’absence de travail, donc des liens organiques d’interdépendance, une absence ou un délitement du droit du travail et des formes institutionnalisées de représentation des collectifs, l’assignation d’un grand nombre d’individus dans des positions stigmatisées.

Dans ce système, le chômage occupe une place centrale et détériore les conditions d’existence. On a montré, dès 1932, que les conceptions temporelles et spatiales des chômeurs sont profondément transformées : au fur et à mesure que le chômage dure, leurs repères sociaux sont affectés. À cette privation de raison d’être, peuvent s’ajouter des processus de stigmatisation qui augmentent la probabilité d’apparition d’un désarroi psychologique intense. Si quelques-uns, peu nombreux, s’adaptent et même peuvent tirer parti de la situation, la grande majorité des autres se résignent, deviennent fatalistes (« ça a toujours été comme ça »), dérivent vers l’apathie ou se désorganisent, effondrés, au point de faire difficilement face aux problèmes quotidiens. le chômage discrédite, isole, démoralise et démobilise.

Des recherches très récentes ont montré que ce basculement peut avoir des effets sur tous les membres de la famille. Ainsi, la vulnérabilité du conjoint augmente considérablement au fur et à mesure que le chômage de l’autre dure. De même, la probabilité des « grands enfants » (de 18 à 29 ans) de connaître la précarité varie avec son intensification : un indice de vulnérabilité passe de 0,58, lorsque les deux parents ont un emploi, à 0,96 lorsqu’un seul est au chômage et à 11 lorsque les deux parents sont sans emploi. Quant aux difficultés scolaires des petits-enfants, elles s’accroissent amplement.

Il faut ajouter que les chômeurs sont plus nombreux qu’une population du même âge et de même qualification à éprouver des insomnies (19 contre 5), à se sentir sous tension (23 contre 11), à être déprimés (34 contre 9), à perdre confiance en eux (20 contre 4). Tout cela n’est pas sans effet sur la consommation de tranquillisants (le chômage devient paradoxalement un facteur d’enrichissement d’industries pharmaceutiques). Comme l’a démontré l’étude menée par une équipe de médecins, cette tension psychologique use : les 86 femmes suivies plusieurs années qui passent du chômage au travail précaire pour retourner au chômage, présentent, comparé à d’autres femmes ayant un emploi stable, toutes conditions égales par ailleurs, une augmentation significative des maladies (diabète, cancer, problèmes cardiaques, affections ostéo-articulaires). Si la pauvreté vient s’ajouter au chômage, les difficultés de paiement des soins et l’accélération du désarroi psychologique ne font qu’amplifier ces réactions. Ces souffrances physiques et psychologiques peuvent, lorsque les difficultés financières s’accumulent, s’accompagner de tensions dans le couple qui augmentent la probabilité de séparation. Ainsi, la probabilité de divorcer s’accroît l’année qui suit un licenciement. Une désaffiliation progressive s’installe au fur et à mesure que le chômage dure – la fréquentation d’associations ou d’institutions culturelles ou sportives (des stades aux bibliothèques) a tendance à se réduire comme se restreignent les liens avec les ami-e-s ayant un emploi et les services rendus entre voisins. De telles situations de désocialisation ont des effets sur la durée d’existence : l’élimination des plus fragiles est une réalité du chômage. La remarquable analyse réalisée par Annie Mesrine montre de manière indiscutable qu’une « surmortalité » affecte les chômeurs : à situation comparable, un chômeur voit sa probabilité de décès multipliée par trois, et plus lorsqu’il s’agit d’un chômage de longue durée.

Puisque le chômage détruit, toute décision de licenciement et toute politique économique et sociale qui l’autorise ou s’y résigne est dommageable. Il existe dans le Code pénal des articles qui traitent de la mise en danger de la vie d’autrui. Pour quelles raisons la mise au chômage n’entraînerait-elle pas des poursuites pénales ? Les ouvriers de Longwy, en grève en 1979, le disaient très clairement en refusant qu’on les traite de casseurs et en rappelant que les « vrais casseurs » étaient ceux qui fermaient les usines. La situation est la même aujourd’hui : une chemise déchirée n’est rien à côté de la situation probable de ceux qui, devenus chômeurs, perdront tout : leur chemise… et peut-être leur vie.

 

315120 Image 0Légitime est la colère! par Christine Poupin Porte-parole du NPA

Tout a été dit, ou presque, sur « la chemise » du DRH d’Air France… Ras-le-bol ! Ras-le-bol de l’indignation sélective, de ceux qui accordent plus de valeur à un bout de tissu (même très cher) qu’à la vie de milliers de salariés ! Ras-le-bol de l’hypocrisie de ceux qui « n’approuvent pas mais… », de ceux qui « comprennent mais… », qui « ne cautionnent pas mais… » Oui, nous sommes inconditionnellement du côté des salarié-e-s d’Air France. Oui, nous sommes soulagés que, pour une fois, une petite fois, la peur change un peu de camp. Et si cette chemise permet de parler de la réalité de celles et ceux qui font sacrifice sur sacrifice, toujours pour « sauver les emplois », elle n’aura pas été inutile.

Cette réalité, c’est un premier plan Transform en 2011, qui a entériné des milliers de départs volontaires, et donc une augmentation de la charge pour ceux qui restent, avec le blocage des salaires pour quatre ans, une dizaine de jours travaillés en plus par an… La réalité, c’est le chantage à la faillite d’un côté et les dix plus hauts salaires qui ont augmenté de 19 % entre 2012 et 2014… La réalité, c’est le cinquième groupe mondial qui a augmenté ses profits, diminué sa dette de 2 milliards, réalisé plus de 2 milliards de nouveaux investissements. La réalité, c’est un PDG, Alexandre de Juniac, qui étale sa haine de classe sans que personne ne s’en offusque.

Alors quand tombe le nouveau plan, baptisé « Perform », la direction sait que, pour faire passer la pilule, elle va devoir sortir le grand jeu. Tous les moyens sont bons : rumeurs catastrophistes, stigmatisation des pilotes, chantage… jouant sur les nerfs des salarié-e-s pour imposer encore de nouvelles amputations dans les droits, de nouvelles dégradations des conditions de travail et de nouvelles destructions des emplois. Mais son plan a foiré, au lieu de se battre entre eux, entre catégories, navigants contre personnels au sol, les salarié-e-s se sont retourné-e-s contre les vrais responsables et coupables.

Oui, la lutte des salarié-e-s d’Air France est un symbole, parce que des millions de travailleurs reconnaissent dans la morgue de De Juniac l’arrogance de leurs propres patrons, ils et elles voient dans l’avidité des actionnaires du groupe Air France-KLM, celle de leurs propres 
actionnaires, ils ressentent les 2 900 suppressions d’emplois comme celles qui les menacent, et, surtout, ils et elles vivent dans la colère qui a éclaté le 5 octobre, leur propre colère !

Quand le gouvernement décide de faire intervenir la police aux frontières pour procéder à 6 heures à l’interpellation de cinq agents du secteur cargo, quand il médiatise délibérément et spectaculairement ces arrestations en mode « coup de filet » contre des criminels, comment mieux illustrer ce que guerre de classe veut dire ? Le gouvernement et la direction d’Air France poursuivent la criminalisation à coups de convocations et de mises à pied pour laver l’injure insupportable qu’a représentée pour eux cette manifestation, qui n’est pourtant que de la légitime défense face à la violence patronale.

Construisons autour des réprimés un mur de solidarité en commençant par être massivement présents le 22 octobre, pour la manifestation devant l’Assemblée nationale à l’appel de l’intersyndicale d’Air France. C’est le meilleur usage à faire de cette fierté retrouvée grâce à eux !

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