Philippe Martinez interroge les « journées saute-mouton »

Share on FacebookTweet about this on TwitterShare on Google+Share on LinkedInEmail this to someonePrint this page

Philippe Martinez s’exprime dans l’Humanité du 20 décembre à propos du mouvement des gilets jaunes, qu’il analyse comme un vrai « mouvement social« . Il s’interroge aussi sur l’efficacité des modes d’action syndicaux, et notamment des « journées saute-mouton ». Il appelle à « conjuguer »  actions d’entreprises contre le MEDEF et actions du samedi.

Philippe-Martinez-PASCALVANCC-BY-SA-2.0

 

670px-L'Humanité.svg

MOUVEMENT SOCIAL.

« GILETS ROUGES OU JAUNES, POUR GAGNER IL FAUT ÊTRE PLUS NOMBREUX »

Jeudi, 20 Décembre, 2018              Sébastien Crépel

Le secrétaire général de la CGT revient sur la mobilisation qui bouscule le pays. Pour Philippe Martinez, ce mouvement ne s’oppose pas aux luttes syndicales, mais souligne les obstacles à lever sur lesquels bute l’action collective des salariés.

La crise des gilets jaunes questionne fortement la capacité des syndicats à défendre efficacement les intérêts des salariés. Leur utilité est-elle remise en cause ?

PHILIPPE MARTINEZ Ce qui est intéressant dans ce mouvement, c’est qu’alors que l’action collective a été dénigrée par ceux qui nous dirigent depuis des décennies, on voit un corps social qui retrouve le chemin de la mobilisation. Mais celle-ci se construit dans un contexte de mise à l’écart des organisations syndicales par les gouvernements successifs et par le patronat. Trop souvent, quand il y a des mobilisations, ceux-ci font comme si elles n’existaient pas, ou refusent de répondre aux attentes. En 2016, par exemple, il y a eu plus de monde dans les rues pendant quasiment un trimestre entier contre la loi El Khomri qu’avec les gilets jaunes aujourd’hui. Et le soutien de l’opinion publique aux manifestations était comparable. Or qu’a fait le gouvernement de l’époque ? Il a fait le choix de jouer la carte de la division des syndicats. Cela ne veut pas dire que nous ne portons aucune responsabilité dans le fait que, parmi les gilets jaunes qui portent des revendications sociales, beaucoup n’ont jamais ou alors rarement croisé des syndicats. Dans ces conditions, il est difficile pour ces salariés de se convaincre de leur utilité. Nous sommes très en retard dans notre déploiement dans l’ensemble du monde du travail. Tant que la CGT ne rayonnera que sur 25 % du salariat, les 75 % de salariés restants ne connaîtront des syndicats que ce qu’on peut leur raconter par ailleurs. Et, en général, ce ne sont pas des compliments.

Comment la CGT appréhende-t-elle ce mouvement sans organisation ni coordination ?

PHILIPPE MARTINEZ Notre position est claire sur ce mouvement des gilets jaunes. Il est parti d’une révolte contre la hausse du prix de l’essence, que partage la CGT, mais derrière on voyait bien le risque des mots d’ordre du refus de toutes taxes, cotisations comprises. Très vite, cependant, les banderoles ont affiché des slogans pour la hausse du Smic et l’impôt sur la fortune, comme sur les tracts de la CGT. Cela montre qu’on ne prêche pas dans le désert. Même si les jonctions ne sont pas évidentes au premier abord, ce mouvement est un mouvement social, hétéroclite dans sa composition, avec l’existence qu’il faut dénoncer de certains comportements inacceptables en son sein.

Les gilets jaunes ont obtenu des concessions du président de la République que le mouvement syndical a échoué à arracher malgré ses mobilisations ces dernières années. Cela vous conduit-il à repenser votre stratégie ?

PHILIPPE MARTINEZ Nous devons constamment nous interroger sur la stratégie la plus efficace pour gagner. Ce que font les gilets jaunes percute d’ailleurs nos débats dans la CGT sur l’efficacité des « journées saute-mouton » (les journées d’action espacées dans le temps – NDLR) et des mobilisations du samedi. Or, si on ne conjugue pas les actions le samedi avec des actions dans les entreprises, le Medef pourra continuer à dormir tranquille. Quant aux manifestations, aux occupations de carrefours ou de péages autoroutiers, elles font partie des formes diverses de l’expression collective du mécontentement que le mouvement syndical a lui-même expérimentées. En 2016, on a connu aussi des occupations, des formes de lutte identiques. J’entends bien la volonté d’une partie des représentants politiques et des médias d’installer l’idée que certains seraient plus efficaces que d’autres. À mon sens, ce que démontre avant tout l’action des gilets jaunes comme celle des syndicats, c’est que l’action collective paie. Mais paie-t-elle à la hauteur des revendications ? C’est, me semble-t-il, la question à poser. Dans leur lutte, les cheminots aussi ont obtenu des choses. Mais ils n’ont pas gagné tout ce qu’ils voulaient. De leur côté, les gilets jaunes ont arraché la hausse de la prime d’activité, la prime exceptionnelle dans certaines entreprises, mais ils n’ont pas gagné la hausse du Smic qu’ils revendiquent, ni le rétablissement de l’impôt sur la fortune. Si l’on veut obtenir davantage, il faut donc être encore plus nombreux à se mobiliser, et cela vaut pour tout le monde, gilets jaunes, rouges ou d’une autre couleur. Cela pose aussi la question de notre capacité collective de taper le cœur du système, c’est-à-dire le capital. Et le capital, ce sont les grands groupes, les multinationales.

Le contournement des syndicats n’est-il pas aussi la conséquence de luttes qui ne se traduisent plus par de nouvelles conquêtes ?

PHILIPPE MARTINEZ Oui, le monde du travail peine à arracher de nouvelles conquêtes. Il y a eu des mobilisations importantes, mais sur les enjeux nationaux, depuis les 35 heures, nous avons empêché des reculs mais nous n’avons rien gagné de nouveau. Cela pose la question de l’action collective, des formes de lutte. Ce sont des constats que l’on fait nous-mêmes, on est d’accord de ce point de vue.

N’est-ce pas aussi le produit d’une politique qui a visé à casser les syndicats ?

PHILIPPE MARTINEZ Depuis une dizaine d’années, le pouvoir a cultivé l’idée que le rôle des syndicats était d’accompagner ses mesures, et que ceux qui s’y refusaient devaient être mis sur la touche. En 2007, Nicolas Sarkozy faisait huer la CGT dans ses meetings. Emmanuel Macron est même allé plus loin en décidant d’écarter tous les syndicats, sans exception. Désormais, il fait son mea culpa tous les six mois. Il l’a fait en juillet, et encore ce mois-ci avec sa grande réunion avec les élus et les représentants syndicaux. Mais c’est de la communication.

Rien n’a donc changé à l’Élysée depuis la crise des gilets jaunes ?

PHILIPPE MARTINEZ Le président de la République a-t-il écouté nos revendications après cette réunion ? Absolument pas. À part dire qu’il parle trop brutalement, il n’a pas fait de remise en cause sur le fond. Quand le chef de la République en marche (Gilles Le Gendre – NDLR) dit « notre erreur est d’avoir été trop subtils, trop intelligents », cela signifie qu’ils prennent ouvertement les gens pour des idiots. C’est du Macron dans le texte. Et quand le premier ministre déclare qu’une partie des smicards font partie des « foyers les plus aisés », on voit bien que rien n’a changé réellement. La CGT ne leur servira pas d’alibi.

Les divisions du syndicalisme ne participent-elles pas du sentiment qu’il n’est pas au service des salariés dans leur diversité ?

PHILIPPE MARTINEZ En effet. Tous les syndicats ont pour rôle de défendre les intérêts du monde du travail : c’est ainsi que raisonnent les citoyens. À partir du moment où ils estiment que ce n’est pas la préoccupation centrale des organisations, on entend sur les ronds-points : pourquoi n’arrivez-vous pas à vous mettre d’accord ? Tant que ce sentiment perdurera, notre crédibilité sera entachée.

Les gilets jaunes ne posent pas la question de la lutte à l’entreprise ni ne désignent le Medef comme leur adversaire. Est-ce un obstacle pour réaliser la jonction avec les luttes et les grèves syndicales ?

PHILIPE MARTINEZ Pour la plupart, les manifestants sur les ronds-points ne travaillent pas dans les grandes entreprises. Ce sont des chômeurs, des retraités, des salariés de TPE-PME, voire des petits patrons et artisans, ce n’est pas la masse de nos syndiqués. Le capital, le CAC 40, les actionnaires, ils ne les croisent pas dans leur vie. Pour eux, le Medef, qui est le symbole de la puissance de l’argent, c’est lointain. La CGT doit donc être plus précise dans la désignation des premiers responsables de la situation. Le plus heureux des mesures du gouvernement, c’est le Medef : il ne met pas la main à la poche. Geoffroy Roux de Bézieux (le président du Medef – NDLR) affirme d’ailleurs que ce mouvement social ne le concerne pas, puisque les usines ne sont pas occupées et que ses permanences ne sont pas attaquées. C’est le travail de la CGT que de rappeler qu’il y a de l’argent mais qu’il est mal orienté, parce qu’il va aux actionnaires et non aux salariés. La prime d’activité sera payée par les impôts de tous, pendant que ceux qui détiennent le capital vont toucher encore plus d’argent. Les syndiqués à la CGT discutent sur les ronds-points avec les gilets jaunes pour pousser ce débat. Tous les salariés de ce pays sont soumis à la pression des actionnaires, qu’on travaille dans une grande ou une petite entreprise, et même dans les services publics.

Il n’y aura pas de coup de pouce au Smic mais une augmentation de la prime d’activité, que ne toucheront pas tous les salariés payés au salaire minimum. Est-ce une avancée partielle ou bien une supercherie ?

PHILIPPE MARTINEZ Quand on n’a rien ou pas grand-chose, 100 euros de plus, c’est toujours ça de pris. Mais la mesure reste une supercherie parce que ce sont les contribuables qui vont payer à la place de l’augmentation des salaires due par les patrons. Et puis, cette prime est inégalitaire, puisque la référence pour la toucher est le revenu du foyer. Comme les hommes gagnent souvent plus que les femmes, une grande part d’entre elles payées au Smic n’auront pas droit à ces 100 euros. C’est scandaleux ! On a interpellé le gouvernement pour que s’ouvre une véritable négociation sur l’augmentation du Smic. Une telle hausse permet en effet de faire évoluer tous les salaires, et pas seulement le plus bas. Et, à la différence de la prime d’activité, qui ne génère aucun droit pour la retraite ni pour la protection sociale en général, le salaire produit des cotisations sociales qui comptent dans la rémunération du travail. Au lieu de cela, le gouvernement considère toujours que le travail est un coût et que le capital doit être épargné. Les cadeaux stupides continuent, comme la défiscalisation des heures supplémentaires. Croit-on que c’est en faisant travailler plus ceux qui ont déjà un emploi que ça va permettre à ceux qui n’en ont pas d’en trouver un ?

Le gouvernement a annoncé vouloir maintenir le train de ses réformes. Qu’envisage la CGT comme riposte pour le début de 2019 ?

PHILIPPE MARTINEZ Nous estimons qu’il faut remettre le couvert rapidement, en mobilisant dès le début de l’année sur des questions essentielles comme les salaires et la justice fiscale. Nous sommes à l’initiative pour porter ces revendications avec le maximum d’organisations syndicales de salariés et de jeunesse à l’occasion d’un temps fort après les congés, dans des formes qui restent à définir.

Entretien réalisé par Sébastien Crépel

 

PHILIPPE MARTINEZ VEUT LA RÉQUISITION DE FORD BLANQUEFORT

Peu avant que Bruno Le Maire indique dans la journée d’hier que l’État pourrait envisager de racheter l’usine de Blanquefort (voir page 9), le secrétaire général de la CGT a abordé le cas de Ford dans son entretien à l’Humanité« Voilà une entreprise qui décide de fermer son usine, malgré les concessions que les syndicats, dont la CGT, ont acceptées : qu’attend le gouvernement pour exiger le remboursement de toutes les aides publiques ? » interrogeait Philippe Martinez, avant d’indiquer que « la CGT demande non seulement que Ford rembourse les aides, mais aussi que l’usine soit réquisitionnée. Si Ford ne veut pas la céder, eh bien on la prend ».

 

Print Friendly

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *