Pour le débat syndical : un regain d’intérêt?

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Nous étions plutôt nombreux à la Bourse du travail de Paris, le 22 janvier, à débattre autour du livre : « Nouveau siècle, nouveau syndicalisme ». Ce qui, par les temps qui courent, est un peu inattendu. Et devrait nous inciter à utiliser plus activement ce blog comme lieu d’échange. Ci-dessous la riche introduction au débat faite par Jean-Marie Pernot, chercheur à l’IRES, un des auteurs du livre (les intertitres sont de notre responsabilité).

Bourse du travail Paris – 22 janvier 2014

Introduction Jean-Marie Pernot

Un ouvrage de François Bernard Huygues paru en 1987 s’intitulait « la soft-idéologie ». Il dénonçait cette sorte d’affaissement idéologique provoqué alors par la fusion entre la première et la deuxième gauche au grand profit de cette dernière. Le livre commençait ainsi : « Les temps sont durs, les idées sont molles ».

Plus de 25 ans plus tard, les temps sont toujours durs, plus durs certainement et je ferai l’économie du rappel d’une situation économique et sociale que tout le monde ici a bien présent à l’esprit. Mais les idées ne sont plus molles, les idées sont dures, les idées dominantes comme une partie de celles qui les contestent. Parmi ces dernières, le Front national qui ne prendra sans doute jamais le pouvoir mais qui fait des dégâts idéologiques considérables en habillant politiquement les réflexes et les peurs les plus régressives d’une société qui chavire. Le travail de sape du sarkozysme – dont on ne dira jamais assez les méfaits – a largement préparé la banalisation des idées d’extrême droite. Il y a dans l’air une ambiance des années trente. Qui aurait dit qu’on puisse traiter une ministre de la justice de cette façon en raison de la couleur de sa peau sans que, finalement, ça ne suscite plus d’indignation que cela ?  Qui aurait dit que 20 000 personnes puissent encore défiler, comme le 19 janvier dans les rues de Paris, contre le droit à l’avortement ?

Mais les idées dures, ce sont aussi  – et peut-être surtout – celles qui soudent aujourd’hui ce bloc hégémonique qui puise des ressources dans l’ordre international bordé par le néolibéralisme. S’il fallait un seul exemple, on peut revenir à la crise de 2008, faillite d’un système privé sans autre règle que le profit de la finance et qui a réussi ce prodige de se transformer par miracle en crise des dettes publiques que l’on fait payer aux peuples en s’attaquant, pour ceux  qui en disposait, à la protection sociale, aux services publics, aux salaires et aux règles qui faisaient que le marché du travail n’était justement pas tout à fait un marché.

Partout le mouvement syndical est aujourd’hui sur la défensive, je reviendrai en conclusion sur la dimension internationale. En France, il l’est d’autant plus que la politique du gouvernement se situe à l’opposé des attentes de ceux qui avaient investi, peut-être imprudemment, sur lui l’espoir d’une politique d’infléchissement des dogmes du néolibéralisme. Cette droitisation radicalise les mobilisations de droite comme celle  des bonnets rouges, ainsi que tout le bestiaire des pigeons, poussins, dindons, en passant par les plumés, les sacrifiés, les asphyxiés et je ne saurai oublier les céréaliers de la Beauce. C’est un vrai festival de corporatismes adossé à l’étonnant mouvement de « la Manif pour tous » qui nous rappelle que la culture de la protestation politique de masse n’est pas dans notre pays l’apanage de la gauche et du mouvement ouvrier mais un trait largement partagé et qui s’inscrit dans une certaine récurrence de la droite. Pendant ce temps d’ailleurs, le MEDEF opère avec succès une OPA presque publique sur à peu près tous les pans de la politique gouvernementale. J’en veux pour preuve cette suppression des cotisations sociales patronales sur la famille ainsi que l’escamotage de la question de la représentativité des organisations patronales.

Droitisation, tétanisation

Dans ce climat, le mouvement syndical apparaît tétanisé : miné par ses divisions, désarmé par le désarroi des travailleurs qui ne se battent que défensivement face aux fermetures d’entreprises, il paraît bien en peine de répondre aux difficultés de la période. Des mobilisations sont entreprises, les sans papiers, les précaires, et quelques contrefeux sont allumés, en Bretagne par exemple mais rien qui témoigne d’un frémissement du mouvement social.

S’il faut prendre en compte ce contexte éminemment difficile, la réflexion que propose le petit livre que nous présentons aujourd’hui veut aussi s’inscrire dans une temporalité plus longue que celle de l’actualité. Nous savons tous que les difficultés présentes résonnent en écho à des tensions bien plus structurelles de notre mouvement syndical à la fois parce que certaines renvoient à des causes de long terme comme la division syndicale, mais aussi parce que des transformations considérables  ont affectées les fondements mêmes du syndicalisme français, touchant aussi bien ses sources idéologiques que la morphologie de ses bases sociales. C’est sur ces différents registres que cet ouvrage a entrepris d’apporter quelques éclairages.

Le premier constat – formulé dès l’introduction – est que le flux des ressources politiques qui ont irrigué les luttes sociales et leurs acteurs pendant des décennies se sont en grande partie taries, qu’elles viennent de l’univers communiste, de la social démocratie et même de la démocratie chrétienne dans certains pays, le mouvement syndical est aujourd’hui quasiment seul en première ligne, dans la tranchée, les amis d’hier ayant parfois changé de camp. Il trouve certes des alliés possibles dans le monde associatif mais qui ne compense pas la fermeture de leur accès au politique.

Syndicalistes et chercheurs

Ajoutons, il faudrait nuancer, qu’une certaine coupure s’était opérée entre le syndicalisme et les sciences sociales pendant quelques décennies, du moins les sciences sociales critiques, coupure qui semble se résorber aujourd’hui. Y contribue, en particulier la question du travail, conçu comme un champ de pratiques et de revendications, domaine dans lequel les rapports entre syndicalistes et de nombreux chercheurs se sont consolidés dans les années récentes : Tony Fraquelli l’évoque dans l’ouvrage, il montre comment ce croisement s’opère au sein de la CGT aujourd’hui et comment il s’articule sur de nouvelles pratiques syndicales ; on peut ajouter que la liste des contributeurs à l’ouvrage est une preuve de plus que le croisement chercheurs/syndicalistes devient une façon de faire courante, ce qu’elle n’a pas toujours été.

Je ne vais pas dans ce petit espace de temps passer en revue les divers articles. Je voudrais juste mentionner quelques points en rappelant que ce petit livre n’avait pas la prétention de couvrir l’étendue des questionnements qui peuvent être adressés au mouvement syndical. Nombre d’auteurs sont ou ont été récemment des responsables de fédérations ou de confédérations syndicales. L’échange montre des interrogations convergentes mais aussi des modes d’appréhension du réel très marqués par les trajectoires de leurs organisations respectives. Une première partie, dite « diagnostics », évoque la dimension politique du syndicalisme, la question de la syndicalisation, l’Europe et ce que le langage commun appelle l’institutionnalisation du syndicalisme. Une seconde partie dite « propositions » évoque l’unité, le champ du travail, la représentativité.

Un détour par un peu d’histoire vient donner profondeur à quelques interrogations : sur la trajectoire de la CFTC-CFDT  dont l’évolution en forme de balancier continue de susciter l’étonnement ; sur l’éclatement de la FEN et cette scission qui, à l’inverse de celles connues dans la longue histoire des ruptures syndicales, a produit avec la naissance de la FSU de la dynamique dans un champ professionnel qui n’en connaît pas moins aujourd’hui des interrogations fortes sur la question de l’autonomie. Celle-ci est traitée également par JM Denis qui évoque la spécificité française que représente le syndicalisme autonome (là on pourrait discuter le caractère français du phénomène mais c’est un détail), ou plutôt les syndicalismes autonomes puisqu’il rappelle l’existence de plusieurs registres au sein de cette catégorie riche de diversités. Il nous rappelle que Solidaires organise sa référence à l’autonomie en termes de contribution à un mouvement social posé lui-même comme autonome. Cette valeur forte est partagée par les militants de l’Union syndicale et elle pose  la question de la cohérence d’une forme syndicale qui cherche à légitimer sur ce registre son identité dans le champ syndical mais qui est en même temps soumise, avec le nouveau dispositif de représentativité (par exemple) à la contrainte d’une certaine dose d’institutionnalisation.

Présentation des chapitres

Sophie Béroud et Karel Yon proposent un dépassement de cette opposition plate entre institutionnalisation et pratiques à la base. La présence dans les institutions est moins un problème que ce que l’on y fait. Ils relèvent que les IRP sont autant des ressources que des pièges, tout dépend des usages auxquels ils correspondent.

Dans ma contribution, je relève tout de même que les enjeux de resyndicalisation supposent aujourd’hui un gros effort pour embrasser dans l’aire syndicale des travailleurs qui aujourd’hui sont fort éloignés des lieux de présence des IRP : les petites entreprises, les unités dispersées, la sous-traitance voire toute la chaine de valeur, etc. Redessiner les périmètres syndicaux pertinents, susceptibles de rassembler le salariat réellement existant, suppose des transformations significatives de la forme « syndicat d’entreprise » construit sur le modèle fordien et dont  l’ancrage se confond beaucoup avec celui des institutions qui servent de support à la vie des sections ou des syndicats d’entreprise. Mais cette remarque ne vaut pas contestation de leur analyse qui montre, au contraire, qu’il n’y a aucune loi d’airain qui fasse du syndicat un appendice obligé de l’institution et contaminé par elle, ce que nombre d’enquêtes empiriques ont montré ces dernières années.

La question de l’unité revient et c’est bien normal comme un leitmotiv. Comment sortir de ce morcellement qui, s’il n’est pas la cause unique de la faiblesse syndicale en France, y apporte tout de même une certaine contribution ?

Les différences de visions du monde social qui existent parmi les salariés sont réelles, elles existent ailleurs, mais elles trouvent mieux qu’en France la possibilité de vivre au sein d’une même organisation. Dominique Mezzi rappelle que la nécessité de l’unicité syndicale figure dans l’orientation, voire dans les statuts de certaines confédérations mais que d’autres valorisent au contraire le pluralisme qui fut toujours la référence insistante du syndicalisme d’origine chrétienne comme le rappelle René Mouriaux. L’unité connaît différents modes ou étapes, il paraît peu probable que commencer par la perspective de l’unification soit la meilleure voie pour instaurer le minimum de confiance nécessaire pour entreprendre en  commun.

La question est plus sérieusement posée à partir du dilemme de la CGT : le syndicalisme rassemblé est à bien des égards un acquis de la CGT depuis plus de vingt ans en ceci que l’unité n’est plus une tactique changeante soumise au gré des vents tactiques du Parti communiste mais une stratégie enracinée dans une démarche proprement syndicale. En même temps, la CGT fait un bilan pragmatique des forces dont elle dispose et elle établit un lien entre son ambition et ses moyens, c’est-à-dire que pour faire bouger les choses, je parle ici du secteur privé, il est difficile, notamment dans certaines régions ou branches, de développer une puissance d’agir sans un partenaire dont les élections de représentativité ont montré ce que l’on savait déjà, à savoir qu’elle était aussi bien – voire mieux – implantée que la CGT dans les entreprises.

Le dilemme est alors le suivant : rien ou plutôt pas grand-chose n’est possible dans certaines circonstances sans que la CFDT en soit et rien ou pas grand-chose n’est possible avec elle. Deuxième face du dilemme, le nouveau système de représentativité : Sophie B et Karel Y nous montrent dans un autre article ce qu’il recèle de risque pour un syndicalisme qui récuse le statut de corps intermédiaire ; mais il faut relever également qu’il conduit, que cela plaise ou non, à la constitution de « camps ». Les politiques et la plupart des journalistes ont eu vite fait de qualifier le camp des réformistes avec, divine surprise, les 51 % décisifs qui permettent de passer des ANI comme si on était au Parlement.

On est dès lors dans des logiques de majorité et de minorité, et ce sera pareil au niveau des branches et des entreprises, et avec elles s’installent des logiques de camps. Alors la question que l’on peut se poser et poser à la CGT est peut-être celle de dépasser un certain angélisme qui voudrait que la stratégie du syndicalisme rassemblé – qui veut dire recherche de l’unité avec la CFDT – empêche de structurer un peu son propre camp. La CFDT d’ailleurs s’emploie à structurer le sien et ça ne se limite pas aux rapports manifestes avec l’UNSA.

Là aussi, comme pour la référence à l’institutionnalisation, il faut mobiliser un peu de dialectique, c’est d’ailleurs en organisant mieux l’addition des forces dans son camp que l’on peut forcer l’autre à des accommodements. C’est un peu comme en astrophysique, c’est la masse qui détermine la capacité d’une planète à attirer dans son champ de gravitation les objets qui naviguent à l’entour.

La question unitaire

La question unitaire rejoint celle de la puissance d’agir mais il faut retenir ici l’affirmation d’Annick Coupé qui rappelle que la question de l’unité ne peut être indifférente de celle du contenu de l’unité. L’unité suppose l’acceptation de débats au fond entre les organisations.

Il convient d’évoquer le problème de Force ouvrière qui ne parle que d’actions communes sur des points très précis et refuse l’unité comme principe. Personne ne parle trop de FO dans cette affaire d’ailleurs et c’est un tort car FO est bien incrustée dans le paysage syndical et l’isolement dont elle fait les conditions de sa survie pose ici ou là et selon les moments des problèmes également difficiles ; et il s’agit là de la troisième confédération représentative.

Dominique Mezzi nous invite à relire et même à compléter la Charte d’Amiens dans la perspective d’une nouvelle pesée de la question des rapports entre syndicalisme et politique. Après une relecture serrée des positions en présence en ce début du XX° siècle, il nous propose, en tenant compte d’un siècle d’expérience, une reformulation de l’articulation entre l’action syndicale et le rôle des partis politiques. Il le reprend d’ailleurs dans le dernier chapitre à propos de la CGT dans un dialogue avec René Mouriaux. L’exercice est intéressant et Dominique accepte de prendre des risques, sur plusieurs points. Je ferai juste deux remarques en saluant l’audace.

1.      La rigueur de l’exposé s’accommode mal d’un usage acritique de la notion de démocratie sociale qui est plutôt à déconstruire, ce qu’entreprend une des contributions de Béroud et Yon.

2.      Ma deuxième remarque, plus au fond, est l’absence d’interrogation sur la notion de pouvoir politique et les formes à travers lesquelles il s’exerce dans le monde contemporain. On ne peut songer aujourd’hui à définir le politique comme si l’État, le gouvernement et les rapports de classe bouclaient sur l’espace national. Le concept d’hégémonie est précieux car il permet de remettre en jeu l’articulation à l’international car qu’il s’agisse des idées dominantes ou du type de pouvoir exercé par le capital, on ne peut raisonner sur une lutte des classes dans un seul pays. Le pouvoir politique est articulé aujourd’hui sur un ensemble d’institutions internationales qui cristallisent aussi bien les formes de domination que de coercition. On sait cela depuis longtemps avec le rôle du FMI dans les pays dits de la périphérie, on le voit à l’œuvre en Europe, avec la troïka, ce nouvel avatar du néolibéralisme en acte. La nouvelle gouvernance européenne, c’est son nom, consolidée par les réformes récentes du traité, impose ce que Habermas a un jour appelé « une forme dure de domination politique »[1]. Comment le mouvement syndical prend-il en compte cette nouvelle étape d’intégration politique, ce qui pose la question de l’émergence internationale du syndicalisme ? Une contribution l’évoque, celle de Corinne Gobin et Kévin Crochemore, mais c’est un terrain qui appelle, comme bien d’autres, de plus amples développements.

Sur ce plan, le syndicalisme est faible et il pèse peu, même s’il faut prendre en compte les évolutions de la CES. Mais il est très en avance sur les partis politiques, l’état de la social démocratie en Europe donnant une idée approximative d’un paysage côtier après le passage d’un tsunami. Ajoutons qu’un regard sur les forces plus à gauche au niveau européen ne conduit pas à un optimisme exagéré : comme le dit Dominique, « il ne suffit pas de vouloir ».  Sans tomber donc dans un pan syndicalisme trop réducteur, un regard un peu surplombant permet d’imaginer que le syndicalisme en Europe est le seul acteur social qui peut être ce petit caillou qui, bien placé au milieu d’un torrent peut en changer le cours, pour reprendre une image un peu ancienne.

Je n’en dirai pas plus si ce n’est pour ajouter, et je crois pouvoir le faire au nom de l’ensemble des contributeurs, un salut reconnaissant à Dominique Mezzi qui, non seulement a mis la main à la patte en proposant des contributions de qualité mais qui a également fait preuve de ténacité et de détermination pour que les papiers des uns et des autres prennent la forme de ce qui vous est présenté aujourd’hui avec cet ouvrage.


[1] Voir Dufresne A, Pernot JM (coord), Les syndicats face à la nouvelle gouvernance européenne, La Chronique internationale de l’IRES, numéro spécial, n°143-144 – novembre 2013

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