« Syndicalisme en -commun » : une « refondation » ?

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Un livre vient de sortir : « Le syndicalisme en-commun », sous-titré : « argument pour une refondation » (Syllepse-2021-7 euros).  Voici une occasion de débattre à nouveau de l’avenir du syndicalisme, ce qui, avouons-le, n’est pas une préoccupation très répandue dans le champ de la recherche. Il faut donc saluer le travail collectif des auteurs, avec l’Institut de recherche de la FSU. Trois d’entre eux ont réagi à notre chronique (voir plus bas).

Les auteurs : Francis Vergne (coord.), Louis-Marie Barnier, Jean-Marie Canu, Christian Laval, Erwan Lehoux, tous auteurs de recherches et publications dans divers domaines des sciences sociales.

arton2987-70760Notre commentaire : livre syllepse

Réhabiliter la fonction « intégrale » du syndicalisme?

Disons-le d’emblée : le projet est ambitieux. Les auteurs parlent de « refondation ». Dès l’introduction le cadre est parfaitement résumé : il s’agit de réfléchir à « une véritable révolution culturelle et politique du syndicalisme » à notre époque de « crise généralisée ». J’avais déjà ici reproduit (lire ici : http://wp.me/p6Uf5o-3io) une interview de Christian Laval et Francis Vergne, parue dans la revue Unité et Action FSU, qui défendait l’idée d’un « syndicalisme intégral ». Il faut bien sûr préciser ce que cela signifie, mais il y a accord sur une visée commune nécessaire.

Les auteurs proposent une démarche refusant de découper la société en tranches, dont quelques-unes seulement relèveraient du « champ syndical », et pas d’autres. Par exemple : les questions dites de « société » ne relèveraient pas des objectifs syndicaux, et encore moins bien sûr les questions « politiques ». On sait qu’historiquement, le pouvoir politique (1884) a concédé le droit syndical en l’encadrant strictement à la défense des « intérêts matériels et moraux » des travailleurs, interdisant explicitement toute prétention politique. Néanmoins, la fameuse Charte syndicale de 1906 fixait l’objectif d’une « émancipation intégrale », donc à priori d’une ambition globale de changement complet de toute la société (même si les thématiques abordées à l’époque étaient nettement plus restreintes qu’aujourd’hui, bien qu’elles ouvraient déjà des ambitions très diverses, y compris culturelles, comme l’expérience des Bourses du travail, rappelée dans le livre, le montre bien).

Redisons-le avec les auteurs : rien n’est à priori extérieur au syndicalisme tel qu’il faut en effet le défendre. Il est bon d’insister sur ce point à une époque où la visée néolibérale triomphante fragmente les champs de compétence des uns et des autres, pour mieux garantir que les stratèges (les « gouvernants » ou les « gouvernances » de ceci ou cela) ont seuls le pouvoir de la totalité et de la cohérence. Ainsi sous Macron- il n’en démord pas malgré quelques concessions formelles – le syndicalisme est logé dans la négociation d’entreprise ou même d’établissement, et rien d’autre (ce que même la CFDT ne peut accepter).

Une réhabilitation du mouvement syndical

Que n’a-t-on pas dit, lorsque le mouvement des Gilets jaunes a fait irruption, sur un syndicalisme touchant à sa fin, devenant l’ombre de lui-même. Ou qu’il n’avait plus de fonction intégratrice des préoccupations très hétérogènes du monde du travail !

Une partie de ces constats sont vrais. Quiconque participe aux grandes manifestations de rue, par exemple celles sur les retraites, ne peut que constater qu’entre un tiers ou parfois la moitié du cortège est occupé par des groupes défilant en tête, souvent très jeunes, et sans règles syndicales. En même temps, ajoutons tout de suite une remarque : sans appel syndical unitaire, certaines de ces manifestations n’auraient tout simplement pas lieu (même s’il arrive aussi que de grosses initiatives de rue soient appelées hors cadre syndical).

Ces constats prouvent un immense besoin de ressourcement ou de réhabilitation de l’attractivité syndicale interprofessionnelle. C’est évident. Aujourd’hui, cela pourrait au moins passer par une « alliance » permanente, voulue, délibérée, entre des champs de luttes apparemment différents, mais qui ont besoin de se fédérer tout en respectant leurs spécificités : actions syndicales, féministes, antiracistes, écologistes (politiques ?). Mais dire cela ne signifie nullement que le syndicalisme doive renoncer à intégrer dans son projet propre ces questions totalement imbriquées désormais. Ce qui nécessite une actualisation de la théorie de la lutte des classes articulant dominations et exploitations (ce qui manque à mon avis dans le livre). Il est certain que cette imbrication suscite déjà des réflexions « transversales » (comme le dit bien le livre) à la fois dans les syndicats et le monde associatif dans sa diversité. Il y a besoin d’aller au bout de cette démarche, pour qu’elle trouve « son expression explicite ».

Ce projet va donc à l’encontre de certaines thèses différentes sinon concurrentielles (non commentées dans cet ouvrage) qui au contraire de vouloir refonder la fonction intégratrice des luttes, défendent l’idée que la lutte des classes n’est qu’une expression parmi d’autres (le féminisme, l’écologie, etc.) dans une « équivalence » des demandes de la société sous régime néolibéral.

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Une succession de défis

Les divers chapitres du livre énumèrent ensuite les défis que le syndicalisme doit relever.

Par exemple, l’analyse du néolibéralisme qui dissout toute vision collective (devenue « incongrue ») et pousse à valoriser l’émancipation par l’individu autoentrepreneur, doit syndicalement déboucher sur la nécessité d’une sortie ou d’un « débordement du cadre de l’entreprise », laquelle étouffe le sens général du monde. Les Gilets jaunes doivent une partie de leur soutien public au fait d’avoir pointé directement les nœuds du pouvoir, certes surtout sur le plan politique. Nuit Debout a aussi réveillé un imaginaire global pour faire société.

Le livre décrit aussi l’état de la syndicalisation, formule l’ambition « d’unité du salariat », de la démocratie au travail, de la contestation de la subordination en faisant reconnaitre le fait économique (pas juridique) du salariat y compris chez les prétendus auto-entrepreneurs. Il aborde la féminisation, les oppressions, les discriminations, sans cacher les graves dérives parfois au sein même des organisations. Il élargit la focale sur les « nouveaux territoires » de l’action syndicale : la santé publique et sociale, l’éducation populaire, la formation, la culture (et la portée des « bourses du travail » sur ce plan), les droits humains et leur dimension internationale.

La lutte « éco-sociale » et donc « l’éco-syndicalisme » sont décrits dans leur dynamique de rupture culturelle nécessaire, en citant Alain Supiot : « Seul le choc avec le réel peut réveiller d’un sommeil dogmatique ». Or ce sommeil dogmatique n’est pas seulement dû sur ce point à des réflexes bureaucratiques d’auto-préservation de positions, mais à une lourdeur historique et psycho-sociale, basée sur la magnification des industries porteuses du travail humain pendant des générations successives. On ne rompt pas facilement et sans douleur avec cette tradition.  Le Collectif Plus jamais ça, mis en exemple dans le livre, porte ce défi, rassemblant syndicats et associations autrefois très éloignées les uns des autres.

Avant la conclusion, un chapitre insiste aussi sur la nécessité que le syndicalisme assume pleinement de porter un imaginaire émancipateur, un « désir collectif », une « utopie ». Bref un rôle clef et absolument pas subordonné au « politique » comme cela a été trop longtemps le cas notamment au 20ème siècle. Ce qui ne signifie pas (à mon avis) qu’il suffit de vouloir franchir la barrière (la fameuse « scission de l’individu en tranches ») pour y parvenir facilement.

Une critique quand même

C’est donc une synthèse générale pleinement utile qui parcourt ce livre, à propos des inventions prometteuses du syndicalisme de lutte, qui sont en recherche, et que je partage pour l’essentiel. Néanmoins, on peut ressentir un brin de malaise, qu’il est difficile de cerner. Le livre parle très peu des syndicats réels et c’est probablement un choix : proposer du positif, éviter des polémiques. Il y a là un statut théorique assumé (peut-être). Après tout, d’autres l’ont fait aussi (Marx en premier !).

Mais on ressent une impression de surplomb et corrélativement une injonction d’essentialisation : le « syndicalisme en-commun » « est » (ceci ou cela), il doit faire (ceci ou cela), il consiste à …etc. Jamais ou presque jamais, ces définitions ne sont examinées à la lumière des organisations et de leurs politiques actuelles (sauf pour refuser très abstraitement le « syndicalisme intégré », ou « enfermé » : quid ?).  Prenons un exemple…concret. Le livre défend l’idée d’unité du salariat, très bien. Mais il ne dit pas un mot du débat qui est sur toutes les lèvres des responsables syndicaux sur : l’unité syndicale. Il s’adresse au syndicalisme non « intégré » mais ne dit pas comment on unifie le salariat en dépit de l’existence, certes encombrante mais bien réelle, de ce syndicalisme « intégré ». Il critique le syndicalisme « enfermé », sans expliquer vraiment ce que cela signifie : certes le corporatisme mais celui-ci n’est-il pas à distinguer du professionnel ?

Peut-on parler du syndicalisme de manière conceptuelle  ? Telle est peut-être la question posée. Souvent l’objet syndical est appréhendé, dans une certaine tradition d’analyse, sans le détacher d’une pratique concrète (les syndicats réels) qui fait corps avec. Mais c’est peut-être un tort. Alors osons la conceptualisation.

Jean-Claude Mamet (04-08-2021).

 

Trois des auteurs du livre ont réagi à notre commentaire :

  • Louis-Marie Barnier : « Merci pour cette lecture critique. Effectivement, le « pas de côté »  situant le débat sur la dimension conceptuelle du syndicalisme permet de  réfléchir aux enjeux qui se présentent à lui. Mais cette réflexion a  toujours participé de la réflexion dans un syndicalisme français marqué  par la volonté d’émancipation. Un autre manque est d’ailleurs l’absence  du syndicalisme d’autres pays dont on connait l’approche très différente.Mais c’est pour ça qu’il faut considérer notre travail comme un point de  départ, une grille permettant d’envisager ensemble tous ces points de  convergence qui parcourent notre recherche et de regarder chacun  séparément comme un élément du tout.A suivre donc !Le colloque organisé par la FSU, dont j’espère que nous aurons les  Actes, ouvrait bien à cette réflexion« .
  • Christian Laval : « Merci Jean-Claude pour ta lecture estivale. Tu as tout à fait raison sur les limites du livre. Mais j’ai l’impression que c’est précisément l’objet de Syndicollectif de prendre à bras le corps les questions très concrètes, au niveau des pratiques, de l’unité syndicale. La FSU n’est pas le meilleur lieu, car trop périphérique, pour le faire, mais si un certain nombre d’avancées ont pu y être réalisées sur l’analyse du néolibéralisme ou sur la prise en charge des question du travail ou de l’écologie« .
  • Francis Vergne : « Merci Jean  Claude pour ton article sur notre livre. J’entends tes  remarques et  critiques mais pour partie au moins nous avons du faire  les accusations implicites ( et parfois explicites.. ) de  vouloir  définir la stratégie  de la FSU ( et plus encore de ses syndicats  nationaux.. ) à la place de ses instances. En gros de camoufler derrière  un langage de « chercheur » l’orientation de l’EE. D’où sans doute cette  impression de surplomb. Ce qu’il y a de curieux est que ce sont parfois  les mêmes qui nous font ces critiques et qui ( par exemple lors du  colloque ) ont finalement la même approche que nous. C’est aussi un  petit livre de synthèse de nos travaux et publications précédentes, d’où  peut être un certain relachement dans l’argumentation. En tout cas c’est  pour nous ( au mois la génération de Jean Marie,  Christian et moi )c’est une fin de cycle : en gros on a dit ( et parfois  rabâché ) ce  que l’on avait à dire : à d’autres de s’en emparer… ou pas….« 
    Amitiés.

 

 

 

 

 

 

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