TotalEnergies et la stratégie des accords de « groupe »

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Face à la grève à TotalEnergies, la propagande du gouvernement a mis en avant l’accord de groupe signé par la CFDT et la CGC, et dont les salariés grévistes et les syndicats CGT et FO auraient dû se satisfaire. Dans cette tribune parue dans Le Monde du 5 novembre, Jean-Marie Pernot (chercheur associé à l’IRES) et Elsa Peskine (professeur de droit à Nanterre) font l’historique des « accords de groupe » accélérés depuis la mise en place depuis la loi Travail en 2016. Ils aboutissent, grâce à une stratégie patronale bien calculée,  à éloigner la négociation des salarié-es des entreprises du groupe, alors que la réforme du Code du travail expliquait qu’il fallait négocier au plus près des premiers concernés.

négo syndic.pptx(dessin Jean-Louis Paulet)

TotalEnergies : « L’asymétrie entre le niveau de négociation et le lieu de travail renforce les difficultés de résorption des conflits sociaux »

Le politiste Jean-Marie Pernot et la juriste Elsa Peskine analysent, dans une tribune au « Monde », ce que révèle le conflit chez TotalEnergies sur les transformations des relations sociales au sein des grands groupes français, avec les usages différenciés de la grève et de la négociation collective.

 Publié le 05 novembre 2022

Les grèves des raffineries de TotalEnergies et Esso-ExxonMobil ont mis à jour une question peu traitée dans le débat public, mais centrale dans le déroulement du conflit et sa difficile résolution. Nombre de commentateurs, mais aussi des personnalités politiques, ont semblé s’étonner qu’un conflit salarial puisse démarrer et perdurer dans une entreprise alors qu’un accord avait été signé sur ce thème par des syndicats majoritaires au niveau du groupe.

Ces réactions révèlent d’abord une certaine ignorance. L’existence d’une convention collective n’entraîne en effet, en droit français, aucune obligation de paix sociale de nature à empêcher les organisations non-signataires de s’opposer par un mouvement collectif aux mesures entérinées par l’accord collectif. Mais surtout, la configuration du conflit est en partie la résultante des multiples réformes du droit de la négociation collective conduites ces dernières années.

Depuis les années 1980, les pouvoirs publics n’ont eu de cesse de promouvoir l’accord collectif d’entreprise comme mode de régulation de la relation d’emploi. L’accord collectif d’entreprise d’abord et avant tout. Avant la loi, mais aussi avant l’accord collectif de branche. Ce dernier, originellement central dans l’édifice conventionnel s’est vu ainsi progressivement mis de côté, à la faveur d’un mouvement de décentralisation de la négociation collective, orchestré sous les auspices d’une promotion de la « norme de proximité » afin de permettre à chaque entreprise de faire prévaloir son propre pacte social.

L’accord de groupe constitue désormais un instrument puissant à la main des directions de groupe. C’est dire que la négociation dite de proximité, tant vantée ces dernières années, a du plomb dans l’aile. Cette tendance a pris une dimension nouvelle avec la loi dite « travail » du 8 août 2016, votée sous le gouvernement de Manuel Valls, et les mouvements sociaux qui l’ont accompagnée. A l’époque, c’était surtout la supplétivité de la loi par rapport à la convention collective d’entreprise (l’inversion de la « hiérarchie des normes ») que les opposants avaient identifiée comme un enjeu de conflit. Mais la contestation est passée à côté d’une autre modification majeure : celle concernant l’accord collectif de groupe. Celui-ci a acquis, en 2016, une capacité à s’imposer face à l’accord collectif d’entreprise et à prescrire une norme applicable à l’ensemble des salariés des entreprises d’un groupe.

De tels accords ont connu leur première application à l’occasion de la mise en place des nouveaux comités sociaux et économiques (CSE), remplaçant les comités d’entreprise (CE). Chaque direction de groupe peut donc, là où elle trouve les majorités syndicales le lui permettant, conclure un accord visant à harmoniser les statuts sociaux de l’ensemble du groupe. L’accord de groupe constitue désormais un instrument puissant à la main des directions de groupe. C’est dire que la négociation dite de proximité, tant vantée ces dernières années, a du plomb dans l’aile.

Dans le groupe TotalEnergies, la situation est en plus un peu particulière. Dès avant 2016, un « socle social commun » avait été convenu avec la totalité de la représentation syndicale incluant la question salariale.

 

(Archive NVO-droits)

Ngociation (collective, commerciale; tagcloud franais)

Légitimité du droit de grève discutée

 

Mais la contestation surgie récemment dans quelques entreprises du groupe pose néanmoins une question essentielle, celle de la distorsion entre le lieu de négociation de l’accord collectif – donc le lieu de décision – et la contestation née dans l’une des entreprises. L’accord salarial, conclu au niveau groupe avec des syndicats représentant 56 % du personnel, portant sur une augmentation de 7 % des salaires, peut-il s’imposer en tous lieux du groupe, délégitimant par avance toute mobilisation dans chacune des entités ?

Sans être directement mis en cause, le droit de grève exercé au sein d’une entreprise voit sa légitimité discutée. Il y a là un tournant majeur dans nos relations sociales. La négociation du salaire, « du tarif », selon le vocable utilisé au début du XXe siècle, était le premier moyen de régulation des rapports de travail entre salariés et employeurs dans les entreprises. Les nouvelles règles instaurent une distance parfois très grande entre les tensions présentes sur le lieu de travail et le lieu de leur négociation.

Rappelons que dans « l’ancienne » négociation de branche, l’entreprise pouvait toujours faire mieux – mais jamais moins – pour ses salariés que l’accord de branche. Et les conditions actuelles offrent à l’employeur « groupe » un clavier assez étendu de possibilités en organisant la négociation de tel ou tel thème au niveau qui lui convient : les salaires ici, le temps de travail là, avec à chaque fois des configurations syndicales différentes.

 

Déséquilibres

 Cette règle confère un privilège majeur à la direction de groupe, ensemble hiérarchique, cohérent et organisé, au contraire de la représentation syndicale qui se trouve éclatée et non homogène au sein même des différentes organisations. Dans le groupe TotalEnergies, l’accord relatif à l’augmentation salariale avait été signé par la CFE-CGC et la CFDT, majoritaires à ce niveau. Mais la contestation dans les raffineries était l’œuvre de la CGT et de la CGT-FO. La question est loin d’être mineure car la tendance pour les entreprises à appartenir à un groupe, petit ou grand, n’a cessé de s’étendre ces dernières années : 70 % des salariés du secteur privé travaillent aujourd’hui dans une entreprise relevant d’un groupe. Il y avait en France 52 000 groupes en 2011, ils étaient 132 000 en 2019 (données Insee, enquête « Liaisons financières »).

À force de détricotage des fondations du système de relations professionnelles, les conflits surgissent sous une autre forme. L’asymétrie entre le niveau de négociation et le lieu de travail renforce désormais considérablement les difficultés de résorption des conflits sociaux. Les déséquilibres progressivement introduits au profit de la partie « employeur » ont miné la capacité du système à permettre un échange social équitable.

 

Jean-Marie Pernot est chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) et au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (CHS-MC) ; Elsa Peskine est professeure de droit privé à l’université Paris-Nanterre, Institut de recherche juridique sur l’entreprise et les relations professionnelles (IRERP).

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