Toujours le débat sur syndicalisme et politique

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Le dernier numéro (N°73: septembre-octobre 2018) de la revue de l’Ecole Emancipée, tendance de la FSU, revient sur le débat « syndicalisme et politique » avec deux tribunes libres : l’une de Christian Mahieux et Thé Roumier (syndicalistes et animateurs de la revue Les Utopiques de Solidaires), qui insiste sur l’actualité récente du débat et Jean-Claude Mamet (co-animateur de www.syndicollectif.fr), qui revient sur la Charte d’Amiens.

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Syndicalisme et politique

  • Tribune de Christian Mahieux et Théo Roumier
Grève des cheminots et cheminotes, marée populaire du 26 mai, journées nationales d’action interprofessionnelles, etc., tous ces moments forts du premier semestre ont été l’occasion de remettre à l’ordre du jour les débats sur « syndicalisme et politique ». Mais tout d’abord, ne faut-il pas se poser une question essentielle : où ce débat est-il vraiment mené ? Il est récurrent dans une partie des cercles militants, mais qu’en est-il dans les collectifs syndicaux de base ? C’est pourtant là que ça se passe, si on veut (re)construire un syndicalisme émancipateur s’appuyant sur la masse des travailleurs et travailleuses [1]. Cette réflexion est valable pour bien d’autres sujets, tout aussi importants : l’unité/ unification syndicale, la prise en compte de toutes les discriminations et les moyens à mettre en œuvre pour les combattre, les moyens d’action…

Quelles priorités

Au printemps, des organisations politiques (y compris une partie de celles qui ont collaboré aux gouvernements à l’origine d’autres reculs sociaux) ont affirmé leur soutien aux cheminots et chemi- notes. Ce ne fut pas sans intérêt pour renverser un peu le flux médiatique contre la grève. Mais plus que de déclarations médiatiques, c’est de militants et militantes organisant les grèves, sur le terrain, dont il y a besoin ! Et c’est la limite criante de nombre de celles et ceux qui considèrent que l’organisation politique (en réalité, « leur » organisation politique) est le débouché politique aux luttes sociales : ils et elles comptent sur d’autres pour construire ces luttes sociales ! Le vrai débouché politique, ce sont les luttes elles-mêmes : qui y a participé sait à quel point, surtout durant des mouvements longs durant lesquels les grévistes se retrouvent chaque jour, les utopies, les alternatives, les changements radicaux gagnent en crédibilité aux yeux de toutes et tous !

Autre exemple : le samedi 26 mai, une soixantaine d’organisations associatives, syndicales et politiques appelaient à une journée de manifestations dans tout le pays. Celles-ci, comme lors des journées d’action syndicales, sont utiles parce que ce sont des moments d’expression de mécontentements et de convergences. Mais elles ne peuvent se substituer à l’action directe des travailleurs et des travailleuses dans les entreprises et les services, et notamment à la grève. Il ne s’agit pas de rejeter une forme d’action, mais il y a une question de priorités militantes : que faut-il construire, défendre, renforcer, aujourd’hui ? Des appels à manifester sans assise gréviste ou des outils pour l’organisation des classes populaires et leur action directe ?

Ces « marées » ont aussi confirmé des désaccords fondamentaux sur la conception des mouvements sociaux et du rapport à la politique. Certaines forces n’ont pas rompu avec le modèle du syndicalisme et de l’associatif courroies de transmission du parti politique, ce dernier, le cas échéant sous une forme de Front voire d’une nébuleuse encore plus large, étant considéré comme le seul à «  faire de la politique ». Au contraire, nous réaffirmons que l’autonomie du mouvement social est une nécessité vitale. Et il ne faut pas que ce dernier se dispense de porter un projet de société alternatif, débarrassé du capitalisme, comme du racisme et du patriarcat.

Organiser notre classe sociale de manière autonome

Le syndicalisme est politique. Il rassemble celles et ceux qui déci- dent de s’organiser ensemble sur la seule base de l’appartenance à la même classe sociale. Ensemble, ils et elles agissent alors pour défendre leurs revendications immédiates et travailler à une transformation radicale de la société. L’oppression liée au système capitaliste, oppression économique issue des rapports de produc- tion et du droit de propriété, est commune à toutes celles et tous ceux « d’en bas ». C’est là que se joue l’affrontement de classes : si ça, ce n’est pas politique ! Ça n’empêche pas, bien au contraire, de considérer qu’il y a d’autres formes d’oppressions, qu’il ne s’agit d’ailleurs pas de hiérarchiser, ni entre elles, ni vis-à-vis de l’oppression économique. Les luttes contre les oppressions et pour l’égalité, la liberté, etc., font aussi de la politique.

La répartition des rôles qui veut que le parti s’occupe de politique et le syndicalisme du social est une impasse. Alors que les syndicats sont, ou du moins devraient être, l’outil d’organisation autonome de la classe ouvrière, cette impasse les cantonne dans une fonction mineure, leur nie la capacité d’agir pour changer la société. À l’inverse, elle pousse les organisations politiques à considérer que cette tâche est leur exclusivité et donc qu’elle est déconnectée des mouvements sociaux.

Redéfinir l’espace syndical

Un grand nombre d’associations jouent un rôle considérable dans le mouvement social. Quasiment toutes se sont construites parce que le syndicalisme a abandonné des champs de lutte ou les a ignorés et, de fait, elles font « du syndicalisme » tel que défini ici : associations de chômeurs et chômeuses, pour le droit au logement, de défense des sans-papiers, coordination de travailleurs et travailleuses précaires, etc. D’autres interviennent sur des sujets qui sont pleinement dans le champ syndical : elles sont féministes, antiracistes, écologistes, antifascistes, antisexistes, etc. Se pose aussi la question du lien avec les travailleurs et travailleuses de la terre. Il y a aussi les mouvements anticolonialistes, revendiquant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, antimilitaristes, pacifistes, etc. Tout cela concerne les intérêts et l’avenir de notre classe sociale et c’est de ce point de vue qu’il faut les traiter.

Si nous mettons en avant les mouvements sociaux, c’est parce que ce sont eux qui organisent les luttes, l’action directe des travailleurs et des travailleuses. Parmi ces mouvements, le syndicalisme a une particularité essentielle : comme dit précédemment, il rassemble sur la seule base de l’appartenance à la même classe sociale. C’est fondamental. Un syndicalisme de lutte bien sûr, mais aussi un syndicalisme qui ose des ruptures avec l’existant pour mieux avancer. La question de l’unité, voire de l’unification, est importante. Il s’agit aussi de redéfinir les contours de l’organisation syndicale, pour que celle-ci prenne en compte les diversités ici décrites.

Déboucher … mais sur quoi ?

C’est bien sûr le fameux « débouché politique aux luttes » qui est au cœur du débat. La plupart de celles et ceux qui s’y réfèrent ne parlent en fait que de débouché électoral dans le cadre institutionnel établi. En tout état de cause, ce n’est abordé que sous la forme de la prise du pouvoir d’Etat, en déléguant celle-ci aux partis. Dans la perspective d’une société autogestionnaire, cela mérite un autre examen. Et puisque nous avons réussi à faire ce texte sans citer la Charte d’Amiens, permettons-nous un retour en arrière plus lointain encore : à la création de la Première internationale, les différentes formes de groupements du mouvement ouvrier étaient partie prenante, à égalité, de la dynamique émancipatrice… Un passé utile à redécouvrir, pour inventer l’avenir ?

CHRISTIAN MAHIEUX (SUD-Rail et Solidaires Val-de-Marne). THÉO ROUMIER (Sud Éducation et Solidaires Loiret)

 

[1] Au risque d’utiliser des termes que le patronat et la bourgeoisie ont réussi à ringardiser, mais qui n’en sont pas moins justes pour autant, sans doute faudrait-il écrire « classe ouvrière », dans la mesure où on entend là par « travailleurs et travailleuses », l’ensemble du salariat, des secteurs public ou privé, les chômeuses et chômeurs, les personnes en retraite, les jeunes en formation, et aussi les personnes exploitées à travers le pseudo statut d’auto-entrepreneur…

  • Tribune de Jean-Claude Mamet :  Actualiser la Charte d’Amiens

 

Les débats rebondissent sur la portée de la Charte adoptée en 1906 à Amiens par la CGT, en vue de clarifier ses rapports avec les partis politiques (le PS s’unifie en 1905).

Le 15 juillet 2017, Aurélie Trouvé, porte-parole d’Attac, appelait dans Reporterre à « réinterroger la Charte d’Amiens » : « Il est essentiel que le mouvement social et les partis politiques discutent. […] Aujourd’hui, le fossé se creuse de plus en plus […]. Au contraire, nous avons besoin d’une convergence très forte entre mouvements sociaux, intellectuels et politiques ». Ce à quoi Théo Roumier, syndicaliste, répond : « Mais dans une telle démarche, tout indique que le lien entre mouvement social et partis politiques est systématiquement marqué du sceau de la subordination du premier aux second » (Médiapart– 22 juillet 2017).  A l’automne 2017, Jean-Luc Mélenchon de la France insoumise appelle à « en finir avec cette hypocrisie » [de la Charte], « nous avons besoin d’une convergence populaire ». Le 26 mai 2018, CGT, Solidaires et FSU convergent avec des partis de gauche et des associations pour organiser les manifestations « marée populaire ». La CGT a expliqué que cette initiative respectait la Charte d’Amiens, alors que d’autres syndicats (FO) ont l’opinion contraire.

Les rédacteurs de la Charte d’Amiens seraient sans doute étonnés qu’on puisse en faire un objet de polémiques contradictoires tout en se réclamant d’elle ! Mais tout indique que ce fameux texte, qui a la valeur symbolique d’une sorte de constitution du syndicalisme, porte des malentendus.

Deux idées fortes de la Charte s’entremêlent pour produire cette ambiguïté fondatrice. Elle porte sur les deux sens du mot : politique. Le premier sens tient à la politique comme projet. Le texte dit : « Dans l’œuvre revendicative quotidienne, le syndicat poursuit la coordination des efforts ouvriers, […] par la réalisation d’améliorations immédiates […]. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme : il prépare [aussi] l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ». C’est ce qu’on appelle la double besogne, « quotidienne et d’avenir ». Cette partie du texte signifie très clairement que le syndicalisme ne saurait se fixer des limites à priori pour son action. Il refuse toute séparation codifiée des tâches : le syndicalisme arrêterait son action, objectivement politique, là où commencerait celle des partis, pour proposer des programmes généraux ou exercer le pouvoir. Or, on doit se souvenir que la loi de 1884, qui légalise les syndicats, les confine explicitement dans un espace de défense corporatiste en leur refusant toute immixtion sur le champ politique. La Charte, et c’est là son aspect subversif, refuse cette limitation, cette dépolitisation. Elle préconise que tous les travailleurs-euses s’organisent et agissent pour un projet d’autoémancipation collective, indépendamment de toute parole venue d’ailleurs. Ce texte rejoint ici la fameuse phrase de Marx : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

Mais il y a un deuxième sens de la politique : la politique comme espace de lutte autour du  pouvoir, et pas seulement du projet pour la Cité. Le texte codifie les rapports avec les partis politiques de cette manière : « …le Congrès déclare [que] l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas […] à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale« . Au congrès de 1906, la Charte, portée par les syndicalistes révolutionnaires et aussi par les syndicalistes partisans d’une stricte « action économique », s’est opposée majoritairement à une conception proposant de nouer des alliances avec des partis politiques, pour soutenir des « lois ouvrières » et contrer les forces « adverses ». Une telle conception est critiquée par le syndicaliste révolutionnaire Emile Pouget comme portant en germe « la désintégration de la CGT ».

Ce deuxième sens de la Charte d’Amiens (ne pas s’allier avec des partis politiques) n’a en réalité pas été appliqué. Les exemples historiques abondent, de 1914 jusqu’à l’Union de la gauche. Mais c’est surtout ce deuxième sens qui a été retenu. Et qui fait régulièrement polémique, au point de confondre deux idées : agir en toute indépendance avec des forces différentes (les partis notamment), et être à la remorque de ces forces, renonçant ainsi à l’indépendance ou l’autoémancipation des travailleurs.

La question peut être posée autrement : est-ce que le syndicalisme se suffit à lui-même pour abolir le capitalisme ? Dans ce cas, une seule organisation suffit. A cela, les syndicalistes révolutionnaires répondent oui : la CGT est « le parti du travail ». A mon avis, cette conception évacue un problème décisif : ce qui fait la force diabolique de la société capitaliste est la séparation entre « la société civile et l’Etat » (René Mouriaux, Syndicalisme et politique, 1985), dédoublée en une dualité entre travailleur-euse et citoyen-ne. Ce dualisme ne peut être brisé que si on agit en même temps sur ses deux faces : le monde économico-social et le monde politique au sens de l’arène du pouvoir. Or agir sur ces deux plans implique d’accepter une tension entre l’espace syndical et l’espace politique, le mot politique étant ici entendu non pas au sens de projet, mais au sens d’action pour poser la question du pouvoir.

Nous devons bien entendu agir pour résorber cette tension entre le champ social et le champ politique. Le social est politique au sens plein. En aucun cas, il ne faut limiter la portée émancipatrice (et aussi, à certains moments, de prise du pouvoir) des mouvements sociaux. A condition qu’elle soit assumée collectivement, car un syndicat est une œuvre démocratique et pluraliste. Le syndicalisme n’est pas à tout moment en capacité de poser la question du pouvoir, verrou essentiel de la société. Un parti politique, à l’inverse, doit agir constamment dans la sphère du pouvoir, non pas pour l’occuper, mais pour le déstabiliser. Il est indispensable de prendre en tenaille le double système bourgeois capitaliste, ce qui nécessite une rencontre entre la production politique du mouvement social, et l’action des partis contre l’Etat et le pouvoir, étayée par leur propre projet. Ces deux actions doivent être complémentaires et non hiérarchisées, comme elles l’ont été fortement au 20ème siècle. Il reste à inventer un espace, une agora, où les expériences se croisent et se complètent pour déconstruire l’hégémonie dominante et porter une alternative. Il conviendrait donc d’actualiser ou amender la Charte d’Amiens.

 

 

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