Un entretien avec Alain Supiot sur le « sens du travail »

Share on FacebookTweet about this on TwitterShare on Google+Share on LinkedInEmail this to someonePrint this page

Cet entretien est paru dans Alternatives Economiques et la revue Santé et Travail.

 

ENTRETIEN AVEC ALAIN SUPIOT JURISTE, PROFESSEUR ÉMÉRITE AU COLLÈGE DE FRANCE

PAR STÉPHANE BÉCHAUX ET FRANÇOIS DESRIAUX / JANVIER 2021
>
article paru dans Alternatives ECONOMIQUES et LA REVUE SANTE ET TRAVAIL
© Christophe Boulze/Mutualité française
« Le contenu et le sens du travail sont des exigences de justice sociale »
ENTRETIEN AVEC ALAIN SUPIOT JURISTE, PROFESSEUR ÉMÉRITE AU COLLÈGE DE FRANCE
PAR STÉPHANE BÉCHAUX FRANÇOIS DESRIAUX / JANVIER 2021

Professeur émérite au Collège de France, Alain Supiot est l’un de nos plus éminents juristes en droit social. Très critique sur l’affaiblissement de l’ordre public social, il nous livre son analyse sur la crise sanitaire et l’avenir du travail.

Quels enseignements tirez-vous de la crise épidémique et économique qui a marqué l’année 2020 ?
Alain Supiot :
 Cette crise montre le caractère illusoire de certains discours sur une économie devenue immatérielle, tout entière entre les mains de « manipulateurs de symboles », pour reprendre l’expression de l’économiste américain Robert Reich. Avec le Covid-19, les travailleurs « routiniers », mal rémunérés et dont certains annonçaient le prochain remplacement par des machines, se sont révélés « essentiels ». Il va donc falloir tirer les conséquences de cette centralité des tâches essentielles, en améliorant les revenus et les conditions de travail de ceux qui les exécutent.
La grande caractéristique de l’espèce humaine, c’est la division du travail. Elle n’a pas démarré avec le fordisme, c’est une constante dans l’organisation de toutes les sociétés. Cette crise nous rappelle notre interdépendance les uns par rapport aux autres. Instituer une communauté de travail, que ce soit à l’échelle d’une entreprise ou d’une nation, impose de mettre en place des mécanismes de solidarité efficaces. Or, depuis de très nombreuses années, on s’évertue à les déconstruire ! En même temps qu’elle est exacerbée par le confinement, la pulvérisation de la société en individus est en train de montrer ses limites ; poussée à l’extrême, cette conception n’est pas vivable.

La crise sanitaire a aussi renforcé l’économie des plateformes, avec des conditions de travail souvent dégradées. L’ubérisation du marché du travail est-elle inéluctable ?
A. S. :
 La révolution numérique s’accompagne de tentatives multiples pour promouvoir des formes de travail en deçà de l’emploi salarié. Ça n’a du reste rien de neuf. Dans les années 1960, l’industrialisation de l’agriculture s’est accompagnée de « contrats d’intégration », qui assujettissent les paysans aux firmes agroalimentaires et les privent de toute autonomie dans leur travail, sans leur reconnaître pour autant la qualité de salarié. Ces soi-disant indépendants ne contrôlent rien mais doivent travailler énormément pour dégager un revenu souvent inférieur au smic horaire. Et ils ne peuvent obtenir la requalification de cette relation en contrat de travail car, en 1964, le législateur est intervenu pour les en empêcher, comme il tente aujourd’hui de l’interdire aux travailleurs « ubérisés ». Quand on sait que le secteur agricole connaît le plus fort taux de suicide, cela augure mal de la santé des travailleurs des plateformes… Cette « troisième voie », entre le salariat et l’indépendance, c’est une impasse sociale.
Partout dans le monde, y compris aux Etats-Unis, les tribunaux ont requalifié en contrat de travail l’emploi des livreurs ou des chauffeurs sous plateformes. A mes yeux, il est primordial que le juge reste maître de la possibilité d’accorder ou non cette requalification. Aujourd’hui, sous la pression d’un intense lobbying, le législateur semble s’acharner à soustraire les plateformes du champ d’application du droit du travail. C’est un jeu très dangereux dont on ne mesure pas assez les risques. La conception des algorithmes devrait par ailleurs faire l’objet d’un débat contradictoire et même entrer dans le champ de la négociation collective. Pour cela, il faut un cadre législatif. Sinon, il ne se passera rien, les plateformes se contenteront de faire la réclame de chartes sans valeur et inopérantes.

Alain Supiot, défenseur d’un « travail réellement humain »

La crise sanitaire a également donné un formidable coup d’accélérateur au télétravail. Faut-il s’en réjouir ?
A. S. :
 Les lunettes économiques sont aveugles au travail invisible, celui qui se joue hors du marché, en particulier l’éducation des enfants. Dans les classes populaires, notamment chez les mères isolées, la dérégulation du temps de travail sape les capacités éducatives de la famille. Après, on se désole de voir le niveau scolaire baisser dramatiquement dans certains territoires et des jeunes livrés à eux-mêmes sombrer dans la délinquance ! Ma crainte, c’est que le télétravail joue un rôle d’amplificateur de ces dérives.
Au XIXe siècle, la révolution industrielle a cassé les rythmes de la vie humaine qu’imposait la nature. Depuis cette époque, la mission du droit du travail a consisté à établir des règles de concordance des temps, qui prennent en compte la vie hors travail, qu’elle soit sociale ou familiale. Il n’est pas concevable que le télétravail prospère en dehors de ce cadre, de ces contraintes. En cela, il est primordial que sa mise en œuvre ne relève pas uniquement des contrats individuels ou des accords d’entreprise. Il faut un cadre collectif beaucoup plus large, qui s’impose à toutes les entreprises.

On n’en prend pas le chemin. Le législateur pousse à l’inversion des normes et à la primauté de l’accord d’entreprise…
A. S. : Vous avez raison. Mais cette ambivalence ne date pas d’hier. En 1982, les lois Auroux voulaient certes introduire des mécanismes démocratiques dans l’entreprise. Mais, avant même ces lois, deux premières ordonnances donnaient aux entreprises la possibilité de déroger en certains cas à la loi. Certains dirigeants voyaient alors dans le « contrat collectif d’entreprise » un moyen de se soustraire au Code du travail.
La négociation collective a été conçue comme un instrument de police sociale de la concurrence. Mais aujourd’hui, on tend à la subordonner à la libre concurrence, quand ce n’est pas à en faire un instrument de concurrence. Depuis les ordonnances Macron, l’article L. 2261-25 du Code du travail prévoit que le ministre du Travail peut refuser l’extension d’un accord collectif « pour des motifs d’intérêt général, notamment pour atteinte excessive à la libre concurrence ». Il s’agit d’un renversement complet ! L’affaiblissement continu des conventions de branche rompt l’équilibre des forces sans lequel la négociation collective d’entreprise n’est pas un instrument de démocratisation, mais de soumission collective. Cela contrevient du reste à la convention n° 135 de l’Organisation internationale du travail, qui impose de garantir « que la présence de représentants élus ne puisse servir à affaiblir la situation des syndicats ».

Cela implique-t-il une autre stratégie du côté des syndicats ?
A. S. : Historiquement, les syndicats ont admis que la question à débattre était celle du juste équilibre entre les prestations économiques échangées dans la relation de travail : du temps contre de l’argent. Ils se sont battus contre l’exploitation au travail, pas contre l’oppression dans le travail. Le mouvement ouvrier a ainsi évacué le contenu et le sens du travail de la notion de justice sociale. Aujourd’hui, la révolution informatique et la crise écologique doivent nous obliger à les y remettre. C’est-à-dire à ne pas raisonner uniquement en termes de juste répartition des richesses.
Le sujet à ajouter au champ de la justice sociale, c’est celui d’une juste division du travail. Il faut considérer que ce qu’on fabrique, et la manière dont on le fabrique, sont aussi des objets de discussion collective dans l’entreprise. Tant qu’on ne le fera pas, il n’y aura pas de réelle démocratie économique. Il y a derrière de vrais enjeux en matière de santé et de sécurité au travail, d’écologie ou d’utilisation des nouveaux outils.

Quels seraient les points d’appui pour initier ce changement ?
A. S. : La santé et la sécurité au travail sont un levier juridique extrêmement puissant. Affirmer que les gens ne doivent pas mourir ni tomber malade au travail, c’est un argument difficile à contrer, y compris pour les plus libéraux. En son temps, même Margaret Thatcher admettait cela. Il est d’autant plus urgent de traiter cette question qu’avec la gouvernance du travail par les nombres et les mauvais usages de l’informatique, on assiste à une montée considérable des atteintes à la santé mentale. Avant, on pouvait être abruti par le travail, aujourd’hui on en devient cinglé ! Si on intègre la santé mentale dans les obligations de santé et de sécurité qui pèsent sur l’employeur, on permet au juge d’entrer dans la boîte noire du management. Et ça, c’est un levier formidable pour conduire les entreprises à un bon usage des outils numériques.

Il faut donc sortir à tout prix de cette « gouvernance par les nombres », titre de l’un de vos ouvrages ?
A. S. : Les entreprises se sont enfermées dans une représentation chiffrée de leur activité, avec des tableaux, des ratios. Cette gouvernance par les nombres fait penser au Gosplan soviétique. A la fin de l’URSS, les dirigeants ne savaient plus ce qui se passait dans le pays, mais ils fixaient quand même des objectifs de production. Ce risque guette nos entreprises, qui sont pilotées par des tableurs Excel. Les dirigeants doivent faire appel aux savoirs de leurs salariés, qui ne connaissent que trop bien ce qui s’y passe. Les syndicats, aussi, restent un outil puissant pour s’ancrer dans la réalité des expériences, forcément très diverses. La révolution informatique pourrait aller dans ce sens. Mais cela suppose des marges d’autonomie, de la créativité, de la concertation et de la réflexion collective.

Print Friendly

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *