Un nouvel article sur l’actualisation de la Charte d’Amiens

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L’article ci-dessous fait écho à ceux que nous avons déjà publiés cet été (interview Aurélie Trouvé et article de Théo Roumier) qui rediscutaient des conceptions sur le rapport entre mouvement syndical et forces politiques, tels qu’affirmées dans  la Charte d’Amiens (cet article est paru sur le site du mouvement Ensemble! d’Amiens).

Voir le site : http://www.ensemble80.fr/pour-depasser-limpuissance-reinterroger-la-charte-damiens/

 

Articuler le syndical et le politique ? Pour dépasser l’impuissance, réinterroger la Charte d’Amiens

A la CGT comme chez Sud ou dans FO, la Charte d’Amiens est souvent brandie comme un étendard pour revendiquer l’indépendance syndicale. Signée en 1906, cette charte fondatrice du syndicalisme français est en effet un bien précieux, qu’il faut défendre au sortir d’un vingtième siècle qui aura paradoxalement été marqué par le contrôle du syndical par le politique. Pour autant, on ne peut pas réduire la Charte d’Amiens à une simple déclaration d’indépendance : elle s’inscrivait aussi, pour le mouvement ouvrier du début du siècle, dans une stratégie proposant une certaine articulation du syndical et du politique.

C’est cette articulation qu’Aurélie Trouvé (Attac) a re-questionnée à la veille de la bataille contre la loi Travail XXL en proposant de « réinterroger la Charte d’Amiens ». Une proposition qui a suscité des débats fondamentaux dans la période que nous vivons, avec des implications tactiques directes : il s’agit, par exemple, de la légitimité pour les organisations syndicales de construire avec d’autres un projet politique ; ou encore de celle pour un mouvement comme la France Insoumise de s’inviter sur le terrain de la contestation sociale le 23 septembre dernier.

 

Syndicalisme versus socialisme 

Pour entrer en matière, reposons d’abord le contexte l’adoption de la Charte en 1906. À l’époque, la jeune CGT est l’unique confédération syndicale ouvrière française. La Charte d’Amiens peut tout d’abord être lue comme une réponse à la structuration croissante du mouvement socialiste, Jean Jaurès unifiant en 1905 une grande partie des courants qui s’en réclament dans la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO). Loin de partager la stratégie parlementaire des socialistes, les syndicalistes de la CGT de l’époque refusent la « démocratie bourgeoise » et les « fumisteries votardes ».  Pour eux, le renversement du capitalisme ne passera pas par une stratégie réformiste, mais par la grève générale insurrectionnelle.

Plus encore, ce sont deux conceptions de la démocratie qui s’opposent : la légitimité vient-elle de l’addition des suffrages ou de la proximité sociale avec l’électeur ? Des ouvriers peuvent-ils être représentés par les petits bourgeois, souvent journalistes ou avocats, qui forment les dirigeants de la SFIO naissante ? Contrairement aux idées reçues, syndicalisme et socialisme français ne sont pas au début du 20ème siècle deux branches spécialisées mais convergentes d’un même mouvement : il s’agit là de la vision portée par Jaurès[1], mais non partagée par la CGT. Dans la réalité du début du siècle, socialisme et syndicalisme sont bien plutôt « deux partis qui s’enracinent dans un terreau doctrinal différent, qui élaborent et mettent en œuvre des stratégies antagoniques »[2].

 

Absorber le syndical dans le politique… ou l’inverse ?

La Charte d’Amiens, qui défend une conception du syndicat comme « groupement de résistance » aujourd’hui et comme « groupement de production et de répartition, base de la réorganisation sociale » demain, exprime l’une de ces stratégies antagoniques. L’articulation du syndical et du politique, c’est alors pour la CGT du début du 20ème siècle l’absorption du politique par le syndical. C’est pourtant l’option opposée qui s’imposera, une guerre mondiale et une révolution victorieuse en Russie plus tard, avec la création du Parti Communiste Français et sa représentation du syndicalisme comme « courroie de transmission », pour des raisons qu’il est impossible de développer ici.

Ces formes d’articulation n’étaient pas données d’avance : elles sont le produit des évènements historique. Par exemple, c’est une troisième option qui s’est imposée dans le cas du Labour Party anglais, fondé et contrôlé par le mouvement syndical pour le représenter au Parlement britannique. Dans la période contemporaine, avec la chute des organisations politiques attachées à renverser le capitalisme et pour retrouver son autonomie, le syndicalisme français a opéré un retour en direction de la charte d’Amiens comprise comme une simple déclaration d’indépendance. Mais celui-ci se pose de moins en moins la question de l’articulation de son action avec l’action politique, c’est-à-dire la question de sa stratégie de « transformation sociale », comme dit la charte.

 

La charte d’Amiens, ou le refus du syndicalisme officiel

Cette question est pourtant fondamentale. L’oublier, ce serait aussi oublier que la Charte d’Amiens était aussi une forme de réponse ouvrière à la définition « officielle » du syndicalisme : celle que les républicains bourgeois ont tenté d’imposer à travers la loi de 1884 autorisant et encadrant les syndicats. Alors que le spectre de la Commune de Paris (1871) était dans tous les esprits, et devant la généralisation et le durcissement des grèves qui marque la fin du 19ème siècle, les républicains redoutent un affaiblissement de la jeune 3ème République. Loin du mythe qu’en a fait la gauche, le syndicalisme est à l’origine pensé par ces derniers pour soustraire les ouvriers à la rhétorique de ceux qu’ils appellent les « hommes de l’ombre » (c’est-à-dire les révolutionnaires) et pour former des dirigeants ouvriers pénétrés « des difficultés que l’on rencontre pour la solution de la moindre question économique et sociale »[3].

Plus encore, tout les parlementaires bourgeois s’accordaient sur une chose, qui fut inscrite dans la loi : « les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l’étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles ». Pour eux, qui redoutaient la concurrence politique que leur faisait le syndicalisme, il fallait réduire ce dernier à la défense des intérêts catégoriels. La Charte d’Amiens est aussi dans ce contexte une réponse au cantonnement des organisations ouvrières dans la seule défense des intérêts immédiats. Et notamment quand elle affirme que, s’il veut assumer pleinement la défense des intérêts ouvriers, le syndicat doit assumer une « double besogne » : la défense des intérêts professionnels quotidiens d’un côté ; et de l’autre la préparation de l’ « émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ».

Cette conception, qui mène la réflexion sur le syndicalisme jusqu’à son terme – avec l’idée que défendre les intérêts ouvriers, c’est remettre en cause le système qui les exploite – refuse donc les frontières imposées par l’Etat entre « syndical » et « politique ». C’est cette conception que le patronat et les gouvernements combattent encore aujourd’hui quand ils accusent le syndicalisme d’être « politisé ». Pour eux, il est nécessaire que les organisations syndicales ne remettent pas en cause les fondements mêmes du système capitaliste – c’est-à-dire le salariat – et joue le jeu libéral du « dialogue social ».

 

Désormais, dépasser l’impuissance

Tout comme ils ont entrepris de distinguer et de réguler des champs d’engagement différents en produisant les frontières du syndical et du politique, les gouvernements successifs tentent depuis 40 ans de circonscrire le « monde associatif » dans un champ d’engagement dit « citoyen ». Cette action de l’Etat, quand il établit des frontières dans l’engagement et prétend l’orienter – par l’attribution de moyens et de légitimités aux syndicats et aux associations qui « jouent le jeu », doit être combattue par les forces de transformation sociale. Si nous jouons en respectant les règles d’un jeu établies par nos ennemis, il est évident que nous avons déjà perdu ! Et les défaites successives des mouvements sociaux de ces 20 dernières années tiennent beaucoup à l’incapacité, pour le mouvement social, à aller sur le terrain politique (c’est d’ailleurs la grande avancée d’un mouvement comme Nuit Debout). En bref, si nous ne parvenons pas à articuler l’action des forces de transformation sociale qui agissent dans les mondes du syndicalisme, de l’associatif et des partis politiques, nous resterons divisés et impuissants.

Mais sauf à s’enfermer dans des perspectives très minoritaires, il ne s’agit pas pour nous de remettre frontalement en questions ces frontières posées par l’Etat, comme le proposent ceux qui défendent toujours aujourd’hui les conceptions du « syndicalisme révolutionnaire » liées à la Charte. La réponse ne peut pas être non plus celle de la « courroie de transmission », qu’une partie du mouvement ouvrier a adoptée au 20ème siècle avec les effets désastreux que l’on connait. Mais elle pourrait, comme le propose Ensemble !, se trouver du côté d’un « front populaire » du XXIe siècle qui permettrait de coordonner les forces de manière souples et en toutes indépendances. Car faute de formes de coopérations nouvelles, nous enregistrerons des défaites dans nos champs d’engagement respectifs pendant que politiciens bourgeois et responsables du MEDEF inventent ensemble la société de demain… dans les diners du « Siècle ».

 

Nicolas & Sylvain, E ! 80.

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[1] Qui ajoutait à ces deux « piliers du socialisme » que devaient être le parti et le syndicat une troisième composante, à savoir le mouvement coopératif.

[2] Delphine Dulong, La construction du champ politique, Rennes, PU Rennes, 2010.

[3] Citations issues des discussions parlementaires précédant la loi, citées par D. Barbet, « La production des frontières du syndical et du politique. Retour sur la loi de 1884 », Genèse, n°3, mars 1991.

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