Utopie : retour sur la Charte d’Amiens

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Le numéro 19 de la revue Les Utopiques de l’Union syndicale Solidaires est paru au printemps 2022, avant l’élection présidentielle. Ce « Cahier de réflexions » est en quasi-totalité centré sur les questions des rapports entre syndicalisme, mouvements sociaux, forces politiques. Le titre du numéro en témoigne : « Pouvoirs, politique, mouvement social ». Ci-dessous notre éclairage sur un aspect : la fameuse Charte d’Amiens, amplement commentée dans le numéro. Un débat jamais épuisé.

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Social, politique: « double besogne »

Jean-Claude Mamet

Comme d’habitude, le contenu de ce numéro 19 est très riche et les angles de réflexion nombreux, comme par exemple des retours historiques sur les situations où le syndicalisme s’est mêlé étroitement aux échéances politiques :

– 1962- 1984 : la CGT et le programme commun (par Jean-Yves Lesage, CGT du livre, blog communisteslibertaires.org)

– La CFDT et les Assises du socialisme en 1974 (Théo Roumier, SUD Education)

– Après mai 1981, la gauche au pouvoir et le syndicalisme (Gérard Gourguechon, ancien secrétaire général du SNUI Impôts, responsable de l’Union nationale interprofessionnelle des retraité-es Solidaires-UNIRS)

S’ajoutent à cela des éclairages sur le syndicalisme dans l’Etat espagnol, le Brésil, les Etats-Unis, et même l’ex-URSS.

Cette contribution est consacrée aux articles et débats autour de la Charte d’Amiens, commentée dans plusieurs articles, avec des approches selon moi un peu différentes.

Pas avec les partis politiquesamiens-6125d

La Charte adoptée au congrès de 1906 de la CGT est à vrai dire un texte quasi magique, une sorte d’œuvre littéraire, un bijou synthétique, qu’on peut relire 10 fois en y découvrant à chaque fois de petites intonations qui scintillent. Un peu comme quand on regarde sans arrêt la Joconde en y captant toujours des nouveautés.

Comme le rappelle Christian Mahieux dans son article (« La motion d’Amiens et le congrès de SUD-Rail »), qui épluche les interprétations de syndicats différents sur ce texte, en réalité « chacun peut essayer d’en retirer ce qui l’arrange ».  Donc aussi bien les syndicats SUD que la CGT (citation de Georges Séguy), ou FO, ou la FGAAC (Fédération autonome des agents de conduite SNCF, entrée ensuite dans la CFDT cheminote), tout le monde brandit la Charte ! Or comme on le sait, celle-ci fut elle-même adoptée (124 mandats contre 14) par une entente entre syndicalistes révolutionnaires et syndicats « réformistes » au sens professionnel ou corporatiste (la Fédération du livre CGT animée par Alfred Keufer, négociatrice d’un contre-poids au pouvoir patronal, mais sans visée de société).

La motion majoritaire rédigée par Victor Griffuelhes et Emile Pouget, codirigeants CGT, s’oppose à celle de Victor Renard (Fédération textile) qui propose une entente entre la CGT et la SFIO [unifiée en 1905] « toutes les fois que les circonstances l’exigeront », notamment contre les mesures de la droite, proposition somme toute « pas bien méchante » reconnaîtra Emile Pouget. Mais on sait que le courant politique socialiste « guesdiste », dont se réclame Renard, va en réalité bien plus loin dans la fonction dévolue au « parti », hiérarchiquement au-dessus du syndicat, « limité » dans ses prérogatives selon cette vision. « Pas bien méchante », dit Emile Pouget, mais dont il estime quand même qu’elle équivaudrait à la « désintégration » de la CGT. Lire sur ce débat : Parti socialiste et CGT de Jean-Pierre Hirou (auteur libertaire), éditions Acratie.

Donc FO comme la FGAAC retiennent de la Charte qu’elle préconise l’exclusion des rapports du syndicat avec les partis politiques, qui peuvent continuer leurs activités « en dehors et à côté ». C’est habituellement ce qui en est retenue le plus fortement, en oubliant qu’elle préconise aussi la « double besogne », dont celle de « préparer l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste » par « la grève générale », la société étant ensuite réorganisée par le syndicalisme lui-même dans un « groupement de production et de répartition ».

Revoir la Charte ou ne pas y toucher ?

Mais si ce texte peut être une référence durable pour des traditions syndicales très hétérogènes, c’est aussi parce qu’il comporte, malgré ses grandes qualités, des ambiguïtés constitutives et relève d’un grand malentendu. C’est pourquoi les articles de ce numéro peuvent (c’est discutable bien sûr) être rangés en deux approches. Deux articles pensent nécessaires une adaptation, une relecture de la Charte pour défendre un « nouveau modèle de rapports » (Thierry Renard) ou une « convergence » (Pierre Contesenne, Léon Crémieux) entre les conceptions politiques du syndicalisme et celles des partis anticapitalistes.

D’autres continuent à penser, comme la Charte le dit clairement, que « le syndicalisme n’a pas à se préoccuper des partis » (article de Florent Cariou, Julien G., Bernard Guillerey, Francki Poiriez, de SUD Industrie). De même, Christian Mahieux (SUD-Rail) semble critiquer Aurélie Trouvé, militante altermondialiste qui préconisait pendant l’été 2021 un « besoin de convergence » entre politique et mouvement social, avec l’idée implicite que le syndicalisme ne serait pas assez « politique ». Le « syndicalisme est politique » réaffirme à juste titre Christian Mahieux. Mai cela infirme-t-il pour autant la demande d’Aurélie Trouvé ?

Thierry Renard, un des fondateurs de SUD PTT, inaugure le dossier de la revue. Il critique bien sûr la conception historique et sociale-démocrate justifiant une « séparation entre l’économique et le politique, et délimitant des champs de compétences séparés pour les organisations », syndicales et politiques. Il décrit les tentatives nombreuses d’instrumentalisation du syndicalisme par les partis politiques. Et défend l’idée d’une « pluralité des légitimités » quant à la manière de concevoir un projet pour la société, et réfute l’idée très présente chez les syndicalistes révolutionnaires, selon laquelle « le syndicat se suffit à lui-même ». Inversement, les défendeurs du « parti » estiment que « la primauté de l’action politique revient au parti ». Contre ces deux impasses, il estime nécessaire des « confrontations » et donc qu’il faut « inventer un nouveau modèle des rapports entre les partis et le mouvement social ». Ce qui n’est pas l’application à la lettre de la Charte d’Amiens.

Autre éclairage dans le même sens : en 1998, après la victoire de la gauche plurielle de 1977, un Appel pour l’autonomie du mouvement social parait dans Libération, signé par des syndicalistes et animateurs-trices de mouvements sociaux. Ils craignaient, sans doute à juste titre, que dans la perspective des élections européennes de 1999, des syndicalistes soient cooptés sur des listes de partis politiques (ainsi la liste PCF). L’appel met en garde contre « l’utilisation politique » des mouvements sociaux, et contre un rapport « hiérarchisé et instrumentalisé » des notoriétés militantes soumises à des agendas partidaires, afin de conforter des rapports de force politique. Pierre Contesenne et Léon Crémieux (de SUD Aérien) reviennent sur cet épisode, et justifient ces mises en garde en montrant, comme l’Appel le présentait, que la politique n’est pas l’apanage des partis. Mais tout en faisant référence à la Charte d’Amiens, ils concluent eux aussi que celle-ci « doit être réinterprétée et réactualisée », dans le sens d’une « convergence souhaitable » entre mouvements sociaux et forces politiques de gauche. Là aussi on sort de la fameuse Charte prise au pied de la lettre.

Tout autre est la conception des syndicalistes de SUD Industrie (Florent Cariou, Julien G., Bernard Guillerey, Francki Poiriez), dont l’interprétation de la Charte est classique : pas de lien nécessaire avec les partis politiques. Ils dénoncent des situations où il arrive que dans le syndicat, certains militants encartés politiquement défendent des « solutions miracle » consistant à « s’en remettre au parti pour mener la révolution ». Juste remarque évidemment ! Poussant plus loin, ils mettent en cause des relations avec des « ONG » avec lesquelles le syndicat travaille et qui pourraient être tentées de « remplacer l’outil syndical ».  Ces camarades ont par ailleurs critiqué l’intervention de Solidaires dans Plus Jamais ça. Pour eux le syndicalisme doit s’exprimer sur « tous les sujets, sans exclusive », à condition que ce soit « sous l’angle syndical révolutionnaire ». Dans leur schéma, il n’y a donc pas de place pour une « réévaluation » d’Amiens.

Christian Mahieux, après avoir décrit, comme nous l’avons rappelé, comment des syndicats très différents peuvent se réclamer d’Amiens, argumente très justement sur le « rôle politique » du syndicalisme et le refus de « s’en remettre au service de politiciens ou politiciennes ne prenant aucune part à la lutte quotidienne », qui viendraient même « préempter le fait politique » de par leur appartenance organisationnelle. Il appuie fortement : « l’autonomie des mouvements…est aux antipodes de l’apolitisme ».  La liste est en effet assez longue des précieux apports politiques des luttes et des syndicalistes au patrimoine collectif du mouvement d’émancipation collective. Exemples : l’apport autogestionnaire, l’apport du féminisme (qui a beaucoup dérangé les partis dans les années 1970), des luttes écologiques avant l’écologie politique, ou même les conseils ouvriers (soviets) qui dérangeaient des bolchéviks en 1905.

Alors d’où vient le problème ?

Autosuffisance ou projet commun ?images

Peut-on se passer des partis ? Le syndicalisme et les luttes se suffisent à eux-mêmes ? La question revient à celle-ci : pourquoi y a-t-il des organisations différentes : syndicats, associations, partis ? Accident de l’histoire ? Christian Mahieux explique à juste titre que certaines « associations » agissent « de fait » comme des syndicats, dont elles occupent les manques.

La question nous parait plutôt relever du constat que la « politique » est un mot à plusieurs sens. Au moins deux : la politique comme propositions ou projet pour la société, et la politique comme champ du pouvoir. Le génie de la Charte d’Amiens est de refuser une autolimitation à priori de l’expérience de la lutte, qui peut déboucher sur un projet politique pour toute la Cité, issu de la réflexion collective. Mais la fonction (ou « légitimité » comme le dit Thierry Renard) propre des partis est sans doute de désigner en permanence, par une action spécifique, la cible du pouvoir, de même que la légitimité première, permanente et irremplaçable du syndicat est d’organiser la résistance (action) des travailleurs. Cela ne signifie pas que le rôle des partis revient à occuper le pouvoir tout seuls (sans pour autant se dérober au moment propice) mais à tenter d’en combattre et déstabiliser la puissance propre, même en période sans luttes. Car il y a une autonomie du champ politique. C’est cet objectif qui peut nécessiter une complémentarité des relations, afin de partager à la fois des idées sur un projet de société et une stratégie efficace et combinée pour que le monde du travail soit pleinement acteur à 100%.

Il faut discuter ici l’article de Verveine Angeli (SUD PTT), qui fait part de son expérience militante sur ces questions : « Syndicalisme et politique ». Elle revient en particulier sur ce moment étrange que fut la « Marée populaire » contre la politique de Macron en avril-mai 2018, au moment du long conflit des cheminots. Partis de gauche, syndicats de lutte, associations, se sont retrouvés pour une journée de manifestations le 26 mai 2018. Le but, explique l’autrice, était de « rendre visible un bloc » de rejet du pouvoir. Mais elle ajoute : « c’était une opération risquée », « trop faible pour être crédible », notamment en faisant côtoyer de façon « contre-productive » des syndicats qui ont « une vocation majoritaire dans leur milieu », et « une expression [politique ?] nettement minoritaire ». Certes, il semble bien que tout le monde ait tiré de cette expérience inédite un bilan mitigé. Mais pourquoi ? N’est-ce pas parce que l’audace incontestable du projet aurait nécessité un véritable engagement dans la durée et sur le fond ? Par exemple en acceptant de discuter des alternatives politiques communes sur les services publics (chemin de fer), dans une vision européenne ? Mais l’idée « d’états généraux » ou de « forum », évoquée après le 26 mai et non avant, a tourné court. La crainte d’une division venant d’un mélange des genres, plutôt qu’une convergence, a sans doute prévalu.

Le Collectif Plus Jamais ça, qui associe syndicats et associations, a aussi fait l’expérience malheureuse d’une interpellation des partis en mai-juin 2020 : ces derniers n’ont pas jugé nécessaire d’apporter ensemble leur soutien à cette initiative, pourtant hautement politique. Tout se passe en somme comme si les deux mondes s’ignoraient superbement. Il a fallu attendre la fin de la séquence présidentielle de 2022 pour que la CGT de Haute Garonne s’adresse aux « forces progressistes » (les partis) pour leur demander de s’unir en vue des législatives de juin (voir son appel ici :https://wp.me/p6Uf5o-4FN). La CGT 31 demande d’ailleurs à sa confédération de généraliser la démarche. Signe de temps nouveaux ?

Le risque existe, si le mouvement social déserte, non pas la politique, mais le terrain du pouvoir politique, que celui-ci ne finisse par l’aspirer dans des périodes de prises du pouvoir, où la vie s’accélère. L’article de Théo Roumier (SUD Education) sur la séquence des Assises du socialisme en 1974 (avec la participation très problématique de la direction CFDT à une mise en valeur de Mitterrand), et où la question d’une candidature de Charles Piaget dans le sillage de la lutte hautement politique de Lip avait été évoquée, se termine justement par une citation de Piaget très riche d’enseignement à méditer (Politique Hebdo 3 octobre 1974) : « Le problème n’est pas d’offrir un débouché politique aux luttes sociales, il est de tout faire pour que les travailleurs découvrent collectivement  ce débouché, qui est la prise du pouvoir par eux-mêmes en tant que classe ». Tout est dit.

 

 

 

 

 

 

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