L’Humanité du 21 novembre publie une interview de Jean-Marie Pernot, politiste, chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES), sur les grands problèmes du syndicalisme aujourd’hui. Jean-Marie Pernot vient de publier un livre : Le syndicalisme d’après (ce qui ne peut plus durer), éditions du Détour, 19,90 euros.
«Construire un espace commun »
Syndicalisme Dans son dernier ouvrage, le politologue Jean-Marie Pernot présente ses pistes pour que les syndicats retrouvent de la vigueur, en prenant la mesure des mutations en cours dans le monde du travail. Et si le contexte social était propice au redéploiement des syndicats ? En « panne » de stratégie, selon le politologue Jean-Marie Pernot, qui insiste sur leur responsabilité à porter la colère sociale et propose des pistes pour redynamiser leurs pratiques.
Plusieurs journées de mobilisation ont été organisées pour exiger des hausses de salaires. Quel regard portez-vous sur cette séquence ?
Ces mobilisations inaugurent une nouvelle phase, celle des conflits de l’inflation. Cela remet au premier plan la question des salaires car l’inflation promet d’être durable avec, d’un côté, un gouvernement qui pose des rustines comme si les prix allaient redescendre l’année prochaine et, de l’autre, des employeurs qui veulent continuer à jouer avec les ersatz de rémunération : épargne salariale, intéressement, primes diverses. Cette question constitue un enjeu décisif face au risque de décrochage du « reste à vivre » pour un grand nombre de travailleurs. Les syndicats ont du coup une grande responsabilité. Il y a déjà pas mal de conflits salariaux depuis quelques mois mais on ne peut pas dire que cela se présente si bien. Il y a de grandes inégalités entre salariés sur la capacité à obtenir ces hausses. On ne négocie plus les salaires au niveau des branches (à quelques exceptions près) : tout est renvoyé dans l’entreprise. Comme nous l’avons vu avec l’exemple de Total, les groupes ont pris la main sur les accords d’entreprise, un cadeau de la loi El Khomri. Avec la recentralisation de la négociation collective dans la main des entreprises, celles-ci peuvent jouer tranquillement de la diversité des configurations syndicales en présence. S’il n’y a pas un minimum d’entente entre les syndicats, c’est un boulevard pour les patrons. La situation est autrement plus difficile chez les sous-traitants, dont la marge de manœuvre est en grande partie à la main du donneur d’ordres.
N’y a-t-il pas également un risque de concurrence entre l’agenda syndical et celui de la gauche politique ?
Il y a eu une petite tension à la mi-octobre mais la concurrence avec les mobilisations des partis de gauche me paraît secondaire. Le principal problème, c’est que les mobilisations sont tout à fait insuffisantes, d’où qu’elles proviennent. Il ne faut pas se raconter d’histoires : le mouvement social est dans les basses eaux et il est temps de se demander pourquoi les centrales syndicales ne parviennent pas à reconstruire une puissance d’agir qui les rende incontournables. Il y a des luttes. Mais il n’y a rapport de force que lorsque ces luttes changent le « climat » dans le pays. On n’en est pas là.
Dans votre ouvrage le Syndicalisme d’après, vous faites le constat d’un recul de ces organisations. Comment se matérialise-t-il ?
Le recul n’est pas très difficile à observer : la syndicalisation est à nouveau à la baisse, la participation aux élections sociales recule, un nombre croissant d’accords d’entreprise sont signés sans délégués syndicaux, la participation des travailleurs aux actions syndicales baisse, etc. Bref, c’est inquiétant, surtout que, au-delà de ce constat brut, on observe une grande panne dans les stratégies syndicales. La CFDT comme la CGT sont dans une impasse avec des stratégies opposées mais qui ne fonctionnent ni l’une ni l’autre.
Vous évoquez aussi une certaine incapacité à se redéployer sur l’ensemble du salariat car, dites-vous, les syndicats n’ont pas pris en compte les mutations organisationnelles du capitalisme.
Les mutations économiques ont bousculé les conditions dans lesquelles les syndicats peuvent construire une solidarité entre les travailleurs, ce qui est tout de même un objectif central pour une confédération, surtout si on garde en référence la lutte des classes. Les développements de la sous-traitance et de l’externalisation ont modifié les rapports entre les entreprises : plus de 80 % des boîtes sont dans une relation de sous-traitance. Par ailleurs, l’entreprise dont le contour correspondait auparavant en gros au « travailleur collectif » est devenue un palais des courants d’air, un lieu où se croisent des travailleurs aux multiples statuts et/ou relevant d’employeurs différents. L’affaiblissement numérique des syndicats fait qu’ils sont plutôt implantés chez les donneurs d’ordres et parmi le noyau CDI de ces entreprises.
En janvier 2020, le collectif Plus jamais ça, regroupant la CGT, FSU, Solidaire, Greenpeace et la Confédération paysanne, voyait le jour. Faut-il y voir une rupture vers un syndicalisme sociétal ou une continuité de l’action de la CGT ?
C’est un débat qui a été mal enclenché. Plus jamais ça, alliance pour la justice climatique et sociale, n’a pas été discuté dans les instances de la CGT. Le problème n’est pas bien posé, me semble-t-il. Tout syndicalisme de transformation sociale a une dimension sociétale. La question est de savoir si les problématiques soulevées dans le cadre de Plus jamais ça sont importées du dehors dans les pratiques revendicatives. Je ne crois pas. Prenons les enjeux féministes : ils se retrouvent pleinement dans les rapports de travail, autour de l’égalité professionnelle ou de la progression dans l’entreprise ; je ne comprends pas pourquoi ce ressort, qui constitue plutôt un réservoir de mobilisations pour les syndicats, est vu ici ou là avec méfiance. La lutte contre la domination masculine est une dimension importante de l’émancipation, pour les femmes comme pour les hommes. Il en est de même pour les grandes mutations climatiques : croit-on que les travailleurs y soient indifférents ? Les syndicats doivent s’en emparer, et les associations environnementales peuvent être des ressources, et inversement. Lutte des classes et luttes féministes ou écologiques ne sont pas la même chose. Souvent elles se recoupent et il appartient aux syndicats d’y travailler.
La CGT tiendra son congrès en mars prochain. Les enjeux liés à la confédération occupent une bonne place dans votre ouvrage. Vous plaidez pour un « fédéralisme associatif, démocratique et efficace ». Qu’entendez-vous par-là ?
À peu près le contraire du fonctionnement actuel de la CGT. La pratique du fédéralisme est devenue une caricature avec des fédérations en difficulté qui s’accrochent à des découpages devenus totalement caducs dans la réorganisation capitaliste des trente dernières années. Il ne s’agit pas de détruire la dimension professionnelle du syndicalisme, mais il suffit de regarder n’importe quel lieu d’activité pour voir ce qui domine, c’est-à-dire l’externalisation et la sous-traitance qui mêlent toutes sortes de statuts et un grand nombre de champs professionnels. La CGT est aujourd’hui en grand décalage avec les dynamiques du monde du travail. Un quart de ses adhérents actifs ne trouvent place dans aucune structure existante et quand des unions locales cherchent à organiser territorialement des travailleurs dispersés, on leur oppose les sacro-saintes frontières fédérales. Il y a – hélas – assez peu de chances que ces questions, qui sont le quotidien d’un grand nombre de militants, trouvent leur place dans les débats du congrès. Il y a pourtant quelques grands chantiers à ouvrir faute de quoi la trajectoire de la CGT risque de rester celle des dernières années, c’est-à-dire un déclin progressif.
La CFDT semble, en ce moment, moins disposée à conclure des compromis avec la Macronie. Des rapprochements avec des syndicats comme la CGT sont-ils possibles ?
Dans le contexte actuel, un rapprochement entre les confédérations irait dans une certaine logique. La menace de la progression du Rassemblement national devrait, à elle seule, contribuer à resserrer les rangs syndicaux. Un large spectre de syndicats travaillent déjà sur les retraites ou l’assurance chômage. La clef est la relation entre la CGT et la CFDT, qui représentent les principales implantations dans le secteur privé. La CFDT bouge parce que sa stratégie ne fonctionne pas : elle dépendait avant tout du bon vouloir du patronat et du gouvernement. Elle a encore quelques pas à faire pour sortir de sa dévotion au dialogue social entre gens de bonne volonté. Mais la stratégie de la CGT ne fonctionne pas non plus parce qu’elle postule une convergence des luttes dont les conditions ne sont pas du tout réunies. Ce double échec devrait conduire à un changement, à construire un espace commun du syndicalisme.
Publié le lundi 21 Novembre 2022 Naïm Sakhi