Le travail toujours : une interview de Thomas Coutrot

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Cet entretien, réalisé par nonfiction.fr,  nous a été envoyé par Thomas Coutrot, auteur de « Libérer le travail » (voir syndicollectif.fr le 23 mars 2018). 

 

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Entretien avec Thomas Coutrot à propos de son livre Libérer le travail
[lundi 26 mars 2018 ]
 

Promouvoir des formes d’organisation du travail qui attachent plus d’importance au « travail vivant » : celui qui ne consiste pas seulement à exécuter des tâches et suivre des « process« , mais qui oblige à faire usage de sa raison et de ses sens. Cette démarche, qui semblerait mériter d’être une priorité des organisations syndicales, peine encore à se mettre en place. Pourtant, les enjeux d’une libération du travail paraissent évidents si l’on prend le temps d’y réfléchir, comme le montre Thomas Coutrot dans son nouveau livre Libérer le travail1.

 

Nonfiction : Pourquoi est-il si important de s’intéresser au travail vivant si l’on veut favoriser l’émergence d’une organisation économique et sociale plus égalitaire et durable ? Comment le définiriez-vous ?

Thomas Coutrot : Les sciences du travail – ergonomie, psychologie, psychodynamique… – ont montré que le travail n’est jamais une simple exécution d’ordres ou de consignes. Toute activité de travail, même apparemment non qualifiée, se confronte à l’imprévu, à la résistance du réel. Pour faire correctement leur travail, y compris du point de vue du management, les travailleurs doivent déployer ingéniosité, sensibilité, créativité, expérience, empathie avec les clients ou usagers, coopération avec les collègues… bref, tout leur « travail vivant ». Les machines et les consignes résultent d’un travail antérieur – ce sont du « travail mort » – mais il n’y a pas de production de richesse sans travail vivant. Comme l’écrivait la philosophe Simone Weil, « les propriétés de la matière aveugle et indifférente ne peuvent être adaptées aux fins humaines que par le travail humain ». La souffrance au travail provient de la tentative managériale d’éradiquer systématiquement, par l’organisation et la technologie, cette dimension imprévisible et proprement humaine du travail. Mais du coup on construit un monde artificiel, inhospitalier et inhumain.

 

Mais tout d’abord les salariés sont-ils réellement malmenés au travail et comment pouvons-nous prendre la mesure de ce qui est ainsi perdu ou gaspillé ?

Depuis vingt ans on a énormément de témoignages sur la souffrance au travail mais on avait peu d’éléments précis sur la fréquence de ces situations. Je propose dans le livre une cartographie des situations de travail à partir des enquêtes statistiques les plus récentes sur le sujet. Le bien-être psychologique des personnes y est mesuré par un score élaboré par l’OMS (l’Organisation mondiale de la santé) et fondé sur cinq questions. En bref, pour environ la moitié des actifs, le travail (ou son absence, le chômage) affecte sérieusement le bien-être psychologique ; pour un tiers, il est au contraire positif, et pour les autres il est neutre. Le travail peut faire très mal : les 10% les plus exposé.e.s ont un risque de dépression sévère multiplié par presque trois. Cette souffrance est particulièrement vive pour certaines catégories de professions peu reconnues et mal rémunérées, comme les caissières, les aides-soignantes, les ouvriers non qualifiés de la manutention ou de la métallurgie… Quant aux salarié.e.s qui vont bien à un moment donné, ils ou elles ne sont pas à l’abri d’une restructuration qui peut les faire basculer de l’autre côté.

 

Où trouver les éléments théoriques et les expériences pratiques pour soutenir une telle orientation ? Que peut-on tirer, aujourd’hui, des expériences les plus abouties sur ce plan ?

La philosophie spontanée du management c’est le taylorisme : l’idée qu’en standardisant le travail on peut réduire le travailleur à un « gorille », comme le disait cyniquement Taylor. La lean production (production allégée), la rationalisation technocratique, la révolution numérique visent à standardiser, codifier, automatiser au maximum le travail, pour réduire les coûts et éliminer les aléas humains. Aujourd’hui le temps d’un consultant ou d’une infirmière est chronométré comme l’était celui d’un OS il y a cent ans ! Mais cela ne marche qu’en apparence. Certes les ratios financiers sont excellents, mais la qualité et la durabilité se dégradent, et quand elles se maintiennent c’est au prix d’un burn-out des salarié.e.s. Depuis longtemps certains managers – que j’appelle « humanistes » – se sont aperçus des énormes faux-frais du taylorisme. Ils ont expérimenté des organisations non-tayloriennes reposant sur la décentralisation des pouvoirs de décision sur le travail. Dans les années 70-80 les équipes autonomes ont fait la preuve de leur efficacité économique, aujourd’hui c’est le « travail collaboratif » et « l’intelligence collective » qui s’affirment. Des entreprises décentralisent totalement et avec succès les décisions opérationnelles auprès des travailleurs de base, y compris celles qui concernent les investissements, les embauches, la politique commerciale… « L’entreprise libérée » est en grande partie un phénomène de mode mais certaines expériences sont passionnantes car elles mettent en œuvre des modes d’organisation tout à fait innovants comme l’autogouvernement ou l’holacratie. Dans le livre j’essaie de distinguer le bon grain de l’ivraie dans toute cette littérature foisonnante. Mais l’histoire du management humaniste montre une chose : ces expériences ne durent qu’exceptionnellement, tant les dirigeants ont horreur de lâcher prise. Dès qu’un patron hétérodoxe s’en va, ses successeurs reviennent au business as usual, même en sacrifiant les résultats et la motivation des salariés.

 

Vous vous montrez sévère avec les organisations syndicales, qui auraient trop peu ou trop tardivement investi ce domaine selon vous. Comment celles-ci ou d’autres acteurs sociaux pourraient-ils chercher à promouvoir ce type d’expériences, et dans quel cadre ? 

Le « compromis fordiste » dans l’après-guerre était clair : les salariés acceptaient le pouvoir managérial sur l’organisation du travail, en échange de hausses de salaire et de la protection sociale. Le « pouvoir d’agir » a été échangé contre le « pouvoir d’achat ». On peut tout à fait le comprendre, même s’il y a quand même eu un prix à payer pour les femmes – exclues du deal – et pour la nature – considérée comme une réserve infinie et une poubelle. Mais depuis trente ans, le néolibéralisme a répudié ce compromis et précarise sans cesse davantage le salariat. Il n’y a plus de retour en arrière possible vers les « Trente Glorieuses », non seulement parce que le patronat ne le veut pas, mais parce que la nature ne le supporterait pas. En outre la concentration des richesses et des pouvoirs est telle, qu’il devient incontournable de faire pénétrer la démocratie dans le travail si on veut tout simplement sauver la démocratie en général. Dans le livre, je montre très précisément comment la perte d’autonomie dans le travail nourrit le vote d’extrême-droite et l’abstention.

Pour retrouver un pouvoir d’agir, les travailleurs doivent se rendre compte de deux choses. D’abord, c’est leur travail qui donnera ou non une forme supportable et vivable au monde : il y a là un enjeu politique énorme pour toute la société. D’autre part, ils disposent, par le déploiement de leur travail vivant, d’une énorme influence sur la richesse créée. Comme disait Foucault, le savoir c’est du pouvoir : or ce sont elles et eux qui savent comment faire tourner la machine et que le monde garde forme humaine. Le problème c’est que ce savoir, le plus souvent, est incorporé et invisible : les travailleurs eux-mêmes n’en ont pas conscience. Quand on leur demande de parler de leur travail, elles et ils évoquent d’abord, spontanément, leur souffrance ou leurs différends avec leurs collègues ou leurs chefs. Or il n’y a pas grand-chose à tirer de la déploration, surtout quand elle occulte le travail réel, vivant, celui que déploient les gens au quotidien.

Heureusement, aidés par des chercheurs en sciences du travail comme Philippe Davezies2, François Daniellou, Yves Clot3 et bien d’autres, de plus en plus de syndicalistes ont compris quelles réserves d’énergie et de pouvoir social se logeaient dans le travail vivant. A la CGT, à Solidaires, à la FSU, parfois encore à la CFDT, des équipes syndicales commencent à se tourner vers les salarié.e.s pour les aider à exprimer ce qu’elles et ils font réellement dans leur travail, et à se rendre compte à quel point c’est vital pour leur entreprise ou leur administration. Pour les aider à formuler des propositions de transformation du travail qui, ancrées dans l’évidence de la vie, ne sont pas récusables par le management. Là où ces expériences se déroulent, les syndicats retrouvent le lien avec les travailleurs et reconstruisent un rapport de forces. S’ils parvenaient à tisser aussi des liens avec celles et ceux, client.e.s, usagers, riverains, élus locaux, etc., qui ont un intérêt direct à la qualité du travail, leur pouvoir social pourrait redevenir considérable.

 

Si le travail vivant résiste, c’est le plus souvent sous la forme de résistances individuelles, de surcroît souvent tacites ou implicites, qu’il est très compliqué de fédérer en cause(s) collective(s), ce qui requiert de mobiliser d’autres abstractions (identifier le travail à la vie suppose de s’entendre sur que ce qu’est la vie). Comment s’en accommoder selon vous ?

Oui, il y a un véritable travail politique à mener pour que ces démarches individuelles et inconscientes accèdent au statut d’engagement collectif conscient et, au-delà, à la nature politique de l’enjeu sous-jacent : quel monde voulons-nous construire ? C’est la stratégie politique que je propose dans le livre. Je m’appuie beaucoup sur l’élaboration de syndicalistes et de chercheurs qui ont beaucoup exploré ces questions, en particulier Philippe Davezies, Yves Clot, Yves Schwartz, Christophe Dejours, Laurence Théry, Bernard Bouché, Fabien Gâche… Ce que j’apporte de plus, c’est mon regard d’économiste, pour souligner qu’il existe des modèles organisationnels alternatifs rigoureux, démocratiques et performants. C’est aussi mon regard de militant altermondialiste, qui prône les convergences entre acteurs du monde du travail et de la société civile, du local au global. La cause de la vie, c’est quelque chose qui devient de moins en moins abstrait avec les menaces du réchauffement, des pollutions, de l’extinction des espèces, etc… Comme dit Naomi Klein, « this changes everything » !

 

Pour finir, vous montrez la nécessité de faire évoluer radicalement les institutions de l’économie capitaliste pour permettre à cette préoccupation de se déployer complètement. Une première étape pourrait toutefois consister, si nous comprenons bien, dans une institution du travail concret. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur celle-ci ?  

Dans le capitalisme, ce qui compte c’est le travail abstrait, celui qu’on peut découper en tâches standardisées et auquel on peut donner un prix. Cette abstraction du travail a longtemps représenté un certain confort pour les travailleurs – elle leur permettait de limiter les exigences du management en termes de tâches à réaliser, de faire reconnaître les travaux complexes, de négocier les salaires en vue de gains de pouvoir d’achat parallèles à ceux de la productivité… Mais poussée trop loin, l’abstraction devient mutilation et perte de sens. Il y a beaucoup à apprendre du côté de l’éthique du care, de l’attention aux autres et à la nature. Comme le dit Joan Tronto, une philosophe féministe, le care, ce sont toutes ces activités souvent invisibles qui permettent de « maintenir, perpétuer et réparer notre monde » ; cela va bien au-delà des activités de soins aux personnes et peut s’appliquer à tout travail productif. « Instituer le travail concret », pour moi, cela veut dire définir des règles de gouvernance du travail qui soient autant, voire davantage, attentives aux conséquences concrètes du travail sur les personnes et sur le monde, qu’à leurs impacts financiers. Par exemple chaque entreprise aurait l’obligation de définir, par une élaboration collective incluant des parties-prenantes extérieures, une raison d’être d’ordre social et une raison d’être d’ordre écologique, qui seraient opposables à la maximisation du profit. Celui-ci deviendrait un moyen parmi d’autres pour atteindre les missions fondamentales de l’organisation. Cela suppose également de sortir de la dictature des actionnaires pour aller vers des formes de gestion multipartite des entreprises. La démocratie ne peut plus rester à la porte du travail si nous voulons sauver la démocratie – et la planète.

 

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