La revue papier Les Utopiques de l’Union syndicale Solidaires a été contrainte de différer un numéro qui devait sortir au printemps 2020. Nous avons reçu cet été ce numéro 13 (et le numéro 14 sur Féminisme et Syndicalisme, que nous avons chroniqué). Ce numéro s’intitule : « Leurs violences, nos ripostes ». Il est aussi l’occasion de tracer de premiers bilans du mouvement social de fin 2019- début 2020 sur la réforme des retraites. Cette chronique y est consacrée.
Une crise sociale très politique
La première partie du numéro 13 des Utopiques daté du « printemps 2020 » traite des violences étatiques dans les luttes sociales. Les articles abordent le travail de L’Observatoire de la répression et de la discrimination syndicales, fondé en 2011 (fondation Copernic, CGT, FO, FSU, Solidaires, CFTC, SAF, SM), l’histoire de la répression antisyndicale à la Poste, la répression des Gilets jaunes, les atteintes à la liberté de la presse, les initiatives des familles des victimes (et les « appels » à réagir), la répression au ministère du travail, dans un collège de Seine Saint-Denis, l’action antifasciste.
A la fin du numéro, il y a aussi deux articles passionnants : l’un sur une « sécurité sociale de l’alimentation », sur le même modèle que la sécurité sociale historique (cotisations) et qui a montré potentiellement sa nécessité pendant le confinement. Et aussi un article d’histoire sur les origines assez étonnantes (je n’en dit pas plus, mais c’est assez…politique) du statut du personnel de la RATP.
Avant cela, quatre articles sur le bilan du mouvement retraites. Et deux autres sur le fond du sujet revendicatif des retraites, dont celui de Gérard Gourguechon, ancien porte-parole de Solidaires, que nous avons déjà publié dans Syndicollectif, et un autre d’Alain Véronèse. Certains papiers ont été écrits avant le confinement et sont ainsi marqués par l’incertitude sur ce qui va advenir de la lutte. Un autre article est écrit plus tard en avril 2020, alors que le gouvernement semble annoncer le « report » des réformes retraites et assurance-chômage.
Ces articles sont une occasion de débat utile. On peut lister quelques thèmes principaux pour sérier la discussion : la question de la grève générale et des obstacles qui l’ont empêchée, la crise politique du gouvernement Macron-Philippe et les conséquences syndicales à en tirer, le problème des « caisses de grève », la nécessité d’initiatives pour dépasser la dispersion syndicale, au-delà du bilan positif de l’intersyndicale. Plus généralement, la question posée est bien celle de la stratégie de lutte dans le contexte que nous connaissons au moins depuis 2010 (ou 2016), où les gouvernements néolibéraux ont décidé de ne rien négocier.
« La grève générale n’a pas pris »
C’est ce que constate Christian Mahieux (SUD Rail, Réseau syndical international de solidarité et de luttes, comité de rédaction des Utopiques et la revue en ligne Cerises). Verveine Angeli (secrétariat national de Solidaires) explique également que le mot d’ordre de grève générale, porté par « les secteurs radicaux », « est loin de pouvoir convaincre », pas même sous l’appellation de « blocage de l’économie ».
L’Union syndicale Solidaires a été la première organisation syndicale nationale à appeler très tôt à la grève reconductible. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois. Par ailleurs, aucun des auteur-eures ne met la faute sur l’intersyndicale très large (CGT, CGC, FO, FSU, Solidaires, UNEF). Au contraire, Verveine Angeli estime que les appels communs à la reconduction « doivent être considérés comme très fermes ». En effet, les appels CGT et FO ont été cette fois bien plus clairs encore qu’en 2016 sur la loi Travail. Il est donc nécessaire de s’interroger.
Simon Duteil (SUD Education, Union locale SUD-Solidaires de Saint-Denis) estime dans son article que « les esprits n’ont pas été préparés à la grève reconductible » suffisamment à l’avance, ce qui a retardé la synchronisation avec les secteurs RATP et SNCF. Mais cela montre au moins une chose : la grève ne se propage plus comme une trainée de poudre, y compris dans les secteurs publics comme ce fut le cas en 1995. C’est pourquoi nous avons donc assisté à un mouvement qui a duré longtemps (ce qui force l’admiration pour l’effort extraordinaire de grève RATP et SNCF), mais qui a nécessité un temps long pour se propager dans d’autres secteurs, mais avec une puissance bien moindre (sauf les enseignants-chercheurs pour d’autres raisons). Il a fallu que l’objectif de la lutte se clarifie : pas seulement retirer l’âge pivot (dont l’enjeu n’était pas une pure manœuvre CFDT selon moi), mais contester radicalement le projet tout entier. Ce qui s’est confirmé politiquement dans le soutien de l’opinion publique en janvier et février, et à l’inverse dans la popularité en chute libre du pouvoir Macron, commentée aussi par Simon Duteil qui estime en avril 2020 que le projet est « enterré » (ce qui est peut-être aller un peu vite, même s’il est difficile aujourd’hui au gouvernement de reprendre intégralement son projet initial).
A propos des obstacles à la généralisation dans le secteur privé, Verveine Angeli pointe les énormes difficultés à unifier sur un même site de production des salarié-es du privé qui sont morcelés par plusieurs entités de sous-traitance. Ceux et celles du privé qui viennent dans les manifestations le font donc souvent de manière individuelle. Rappelons sur ce défi du « privé » l’article de Sophie Béroud et Jean-Marie Pernot (politistes) dans le Monde Diplomatique (https://www.monde-diplomatique.fr/2020/03/BEROUD/6150).
Crise sociale et crise politique
La grève générale « n’a pas pris », mais au moment où Verveine Angeli écrit (avant le COVID), elle ajoute : « la façon dont la crise sociale peut se combiner à la crise politique est déterminante ». Le mot « politique » ne signifiant pas ici s’en remettre à la prochaine séquence électorale, précise-t-elle. Christian Mahieux parle aussi de « mouvement social, politique », avec un « climat à la grève » mais « pas au point que celle-ci se généralise ».
Bien sûr, la massivité d’une grève aurait eu automatiquement un impact politique déterminant. On a connu cela en 1968 et 1995 dans le « public ». Mais cette fois, il s’agit d’autre chose, du moins à mon avis. Il s’agit de s’entendre sur le fait que le climat de lutte multiforme que nous avons connu, qui n’est pas une grève générale, mais un mouvement long de contestation générale, donc politique, est en capacité d’effriter l’autorité, et même ultimement de déclencher une crise dans le système du pouvoir. C’est ce qui explique la place des manifs de rue depuis longtemps : elles sont des actes politiques. C’est ce « climat » qui existait en 2016, et qui finira par rendre impossible la candidature de Hollande à sa succession. C’est aussi ce qu’ont réussi les manifestations des Gilets jaunes : ils ont visé Macron à la tête (« chez lui ») et l’ont fait chavirer. Cette audace politique s’est ensuite propagée dans la société, et a produit entre-autre la radicalisation RATP de septembre 2019, et donc la potentialité d’un mouvement social et politique.
Cet objectif politique explicite était à mon avis un des enjeux de la « contre-conférence » de financement des retraites en train de se préparer pour fin mars 2020, annulée à cause du COVID. Cette conférence (non commentée dans les articles cités ici) aurait pu acquérir une dimension politique alternative directement issue de la lutte : voici nos solutions, contre celles du pouvoir. Car le monde du travail a besoin d’horizon, à l’heure de la guerre idéologique. Parvenir à faire chanceler l’autorité du pouvoir peut ouvrir une brèche pour aller plus loin. Ce qui bien entendu ne saurait remplacer pour autant la force d’une grève bloquante, mais peut en redonner l’envie.
Quelle stratégie ?
Tout cela peut déboucher sur l’idée que pour gagner aujourd’hui, il faut réfléchir à utiliser plusieurs armes : la grève bien sûr, donc une préparation dans les implantations syndicales dans le privé, mais aussi l’action politique assumée (ce qui n’est pas la tradition syndicale), et probablement un séquençage non réductible à une grève même dure dans un seul ou deux secteurs. Or c’est bien ce qui s’est passé avec la combativité très forte à la RATP et la SNCF. Simon Duteil explique : « Les fêtes de fin d’année semblaient un horizon indépassable, de victoire ou de défaite, par rapport au départ du 5 décembre ». Dans une interview pour la revue Contretemps (N° 45, elle aussi sortie cet été), Bérenger Cernon, secrétaire de la CGT gare de Lyon, nous a dit la même chose : l’espoir qu’une forte grève à Noël fasse reculer le pouvoir. Le scénario 1995 en quelque sorte. Mais le scénario de 1995 a marché parce que le pouvoir a été pris par surprise sur l’irruption de la grève. Et le pouvoir a changé depuis : il a décidé de ne rien céder…sauf si son système craque : c’est le scénario 2006 avec le CPE, où le pouvoir s’est divisé.
Il y a là une réflexion stratégique à mener sur le lien efficace entre lutte sociale et crise politique, mais aussi sur l’expression directement politique des luttes.
Caisses de grève
Christian Mahieux insiste, dans un article spécifique, sur l’importance de la solidarité financière pour conforter la grève. C’est vieux comme l’histoire du mouvement ouvrier, sur laquelle il revient en décrivant notamment comment l’Association internationale du travail (AIT) née en 1864 s’est « souciée d’emblée » de cette dimension. De même que, par la suite, d’autres initiatives autogérées du syndicalisme dans le mouvement coopératif. Et il affirme à juste titre : « Vouloir la grève générale mais ne redécouvrir les liens interprofessionnels qu’au moment de la grève, c’est prendre le moyen de ne pas réussir ». Il propose donc de faire des caisses de grève un axe permanent de construction syndicale interprofessionnelle, avec une partie de la cotisation directement affectée à ce but.
Il retrace alors l’histoire longue de la caisse de grève dans la tradition CFDT, qui remonte à …la CFTC dès 1922 (c’est peu connu !). Quant à la fameuse Caisse nationale d’action professionnelle (CNAS) de la CFDT, elle fut créée en 1973, et il en retrace l’histoire liée bien sûr aux évolutions de la confédération. Il calcule qu’aujourd’hui, un mois complet de grève pour un-e adhérent-e CFDT permettrait (théoriquement bien sûr) de « toucher 1107,16 euros » par la CNAS. Il est certain que la solidarité financière recueillie fin 2019 n’a pas permis aux grévistes de toucher une somme approchant ce chiffre, on en est loin. Il passe en revue ensuite, pour les réfuter, les arguments pour refuser ce dispositif pérenne.
Il ouvre en conclusion une piste intéressante. On sait que la question posée depuis 2016 pour les initiatives de solidarité financière est toujours la même : à qui donner l’argent puisque l’intersyndicale n’a pas de caisse commune ? Il propose donc, plutôt que chaque organisation « travaille dans son coin », « d’inventer une solution commune », ce qui permet aussi d’avancer vers une « perspective unificatrice » pour le mouvement syndical.
Quel signal unitaire pérenne, après l’intersyndicale ?
C’est la suggestion que fait Christian Mahieux pour la caisse de grève, mais c’est aussi la question que pose directement Verveine Angeli : « Il faudra prendre le temps d’une discussion entre toutes les force syndicales…sur la manière de renforcer le syndicalisme aujourd’hui ». Traditionnellement, l’intersyndicale s’arrête après une grande lutte (1995, 2003, 2010, 2006, 2016…) et il faut la remettre sur pied quelques mois plus tard. Même si depuis longtemps, on sait que cela regroupe souvent…les mêmes ! Mais personne n’a jamais proposé jusqu’ici et explicitement une pérennisation structurée de l’unité construite en commun. Chaque organisation tente de se renforcer, ce qui pour Verveine Angeli n’est « pas convaincant …pour les jeunes, habitués aux formes de mobilisation plus affinitaires, en réseaux ». Même si « rien n’est prêt aujourd’hui, ce serait un signe positif à donner au monde du travail que de pouvoir montrer ce que nous sommes capables de tirer comme leçons de nos difficultés actuelles ».
Même si les formules sont prudentes, un tel signal serait hautement apprécié : enfin il se passe quelque chose dans le syndicalisme !
Jean-Claude Mamet. Le 13 août 2020.
Je me permets de renvoyer ci-dessous à mon propre article ainsi qu’un autre de Karel Yon sur la portée « politique » des luttes, dans la revue Contretemps N° 45 dont voici le sommaire :
- DOSSIER : 2019-2020 : DE TURBULENCES EN BASCULEMENT…