« Petits » ajouts de dernières secondes dans les ordonnances

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Les syndicats (CGT, CGC, CFDT) protestent contre les ajouts de dernière minute introduits dans les ordonnances. Voici une révélation commentée par Médiapart. 

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Ordonnances: un amendement surprise permet d’imposer le forfait jour aux salariés

 

16 février 2018 Par

 

Sénateurs et députés ont autorisé, par le biais d’un amendement de dernière minute, qu’un employeur puisse imposer à un salarié de passer en forfait jour, ce qui permet de passer outre la réglementation sur le temps de travail. S’y opposer vaudra licenciement. Les syndicats dénoncent la maœuvre.

 

« Il faut bien le reconnaître, ils sont sacrément bons… » Philippe Masson, membre du collectif juridique de l’UGICT (la fédération dédiée aux cadres à la CGT) admire, avec amertume, la manœuvre parlementaire. En catimini, sénateurs et députés ont ajouté un amendement explosif à la sixième ordonnance réformant le code du travail présentée pourtant par le gouvernement comme purement technique. Il est désormais possible pour un employeur de passer ses cadres au “forfait jour”, sans leur consentement explicite. « Sur le fond, c’est très grave, sur la forme, très choquant, assure Philippe Masson. C’est une véritable trahison du discours, ajoute François Hommeril, président de la CFE-CGC, le syndicat de l’encadrement. On ne peut accepter qu’un amendement, sur un sujet aussi contesté que le forfait jour, permette à un accord collectif de s’imposer au contrat de travail. »

 

Le décryptage est de rigueur, pour une mesure qui concerne potentiellement des centaines de milliers de salariés du privé. Le forfait jour, régime dans lequel le temps de travail est compté en jours par an plutôt qu’en heures par semaine, permet de faire sauter la borne des 35, 37 ou 39 heures hebdomadaires. Le salarié cadre, ou tout employé bénéficiant d’une « large autonomie », peut ainsi travailler, sans référence horaire, jusqu’à onze heures quotidiennement, en échange de contreparties sur le salaire ou les congés, plus ou moins bien négociées dans le cadre d’un accord collectif. Ce régime, totalement dérogatoire, était jusqu’ici basé sur le volontariat. Le salarié pouvait donc individuellement s’y opposer.

 

Le forfait jour possède, pour l’employeur, l’immense avantage de supprimer la contrainte du paiement des heures supplémentaires et de rendre l’organisation du travail plus flexible. Pour le salarié, c’est une autre affaire. Si certains y voient effectivement une forme de souplesse dans l’organisation de leur vie professionnelle, pour beaucoup, le passage en forfait jour a surtout signifié un accroissement significatif du temps de travail, doublé d’un effacement des frontières entre la vie professionnelle et la vie privée, accentué par la généralisation des outils numériques nomades. Les études de la Dares sur le sujet donnent le ton : les cadres au forfait jour travaillent en moyenne près de 46 heures, avec des pointes au-delà de 50 heures.

Les syndicats, qui ferraillent contre le forfait jour depuis des années, ont forcément en mémoire cette étude épidémiologique menée par la revue médicale britannique The Lancet sur 600 000 salariés dans le monde. Les risques cardiaques et d’accidents vasculaires cérébraux croissent de 10 % chez les personnes travaillant entre 41 et 48 heures hebdomadaires et de 27 % au-delà de 49 heures. Par quatre fois, le Comité européen des droits ­sociaux a d’ailleurs condamné la France pour l’utilisation d’un tel régime, unique dans l’UE. La CGT rappelle « qu’on ne démontre plus l’impact de ces horaires à rallonge sur la santé et le lien de causalité immédiat avec l’explosion du nombre de burn-out, notamment chez les femmes ». La Cour de cassation a depuis, en cascade, annulé onze accords de branche sur le forfait jour en raison de sa non-conformité avec le droit européen.

 

Ces embûches juridiques n’ont jamais empêché les gouvernements successifs de vouloir faciliter son usage. Ainsi en 2016, dans la première version de sa loi travail, l’ancienne ministre du travail Myriam El Khomri proposait qu’un employeur puisse, de manière unilatérale, passer ses employés au forfait jour dans les entreprises de moins de cinquante salariés, sans accord collectif. Tollé général, qui força la ministre à abandonner son projet.

 

Sa loi généralisa cependant les accords de maintien de l’emploi, qui ont permis de modifier le salaire, le temps de travail, ainsi que les clauses de mobilité d’un salarié, sous réserve de difficultés économiques. Tout ou presque… sauf le passage au forfait jour,  pour lequel un accord spécifique et le consentement du salarié, par le biais d’une convention individuelle ou d’un avenant au contrat de travail, étaient toujours nécessaires.

 

À peine un an plus tard, rebelote, les ordonnances Macron s’attaquent à nouveau au code du travail. Les contours des accords de maintien de l’emploi s’assouplissent encore un peu, puisque de tels accords pourront désormais être signés simplement pour « répondre aux nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise », c’est-à-dire potentiellement dans n’importe quel cas (voir ici l’article de Dan Israel). L’employeur pourra alors proposer un accord visant à modifier la durée du travail ou ses modalités d’organisation, la rémunération, où la mobilité professionnelle ou géographique, soit presque tous les champs couverts normalement par un contrat de travail. Mais la spécificité d’un accord sur le forfait jour est, théoriquement, préservée.

 

Lorsque les ordonnances arrivent au Sénat, à l’issue de l’adoption par les députés à l’Assemblée nationale fin décembre 2017, les Républicains saisissent leur chance pour tordre le cou à un tel totem. Ils proposent un amendement qui permet, à l’issue d’un accord avec les syndicats sur le forfait jour, de l’imposer au salarié. S’y opposer vaudra licenciement. L’amendement n’est pas retenu.

 

Mais le temps presse, et les ordonnances passées au tamis des sénateurs contiennent de grosses modifications, susceptibles de relancer la navette parlementaire, de quoi faire tomber l’ensemble des ordonnances, valables trois mois seulement après la loi d’habilitation votée en septembre. Le gouvernement opte donc pour une commission mixte paritaire, qui réunit une poignée de sénateurs et députés, chargés assez librement de se mettre d’accord sur une version définitive du texte.

 

C’est alors que la disparition du consentement explicite des salariés sur le forfait jour réapparaît, amendé au texte de la sixième ordonnance, dite “ordonnance balai”. Le tout sous l’œil du gouvernement, à travers son rapporteur présent en commission mixte paritaire. Le gouvernement  avait pourtant juré aux organisations syndicales singulièrement échaudées que le texte issu des discussions à l’Assemblée nationale était le sien, et ne bougerait plus.

 

« En fait, cette sixième ordonnance a fait beaucoup plus que réparer simplement la forme, les coquilles des cinq précédentes rédigées dans la hâte, affirme Philippe Masson. Elle a introduit des contenus nouveaux, qui n’ont jamais été discutés avec nous, en plénière à l’Assemblée nationale ou en commission des affaires sociales. Donc une absence totale de débat, pas le moindre minimum démocratique pour une modification de fond qui peut impacter des milliers de salariés du privé. » Le syndicaliste, rompu aux négociations sociales, n’en revient toujours pas : « Quand on m’a parlé de cet amendement surprise, je peux vous le dire, je n’y croyais pas. »

 

Pour la CGT, peu d’entreprises oseront utiliser la loi de façon maximale, et imposer purement et simplement le passage au forfait jour à leurs salariés. Ils craignent par contre une large révision des accords déjà existants. « Aujourd’hui, une révision de l’accord peut permettre de passer par exemple de 210 jours à 218 jours de travail, sans augmentation de salaire », explique Philippe Masson. La création des accords de maintien de l’emploi grâce à la loi El Khomri s’est ainsi accompagnée d’une forte accélération des accords modifiant le forfait jour. « Sauf qu’à l’époque il fallait encore l’accord individuel des salariés. On a fait définitivement sauter cette barrière. »

 

« Dans les entreprises, où les syndicats sont forts, cohérents, et où la direction est plutôt sincère, je ne me fais pas de souci, insiste François Hommeril, mais partout ailleurs, qu’est-ce qui va se passer ? La loi est là pour protéger les plus faibles, et donc les parlementaires faillissent à leur mission. » Le responsable syndical note aussi un désastreux télescopage du calendrier : « Une telle décision, deux semaines après que les députés ont refusé l’inscription du burn-out au tableau des maladies professionnelles ! Les mots me manquent… Ces gens-là ne lisent pas ce qui s’écrit dans les rapports, les études, les jurisprudences… C’est invraisemblable. »

 

La fin de vie législative des ordonnances Macron, bien au-delà du nettoyage cosmétique, réserve donc son lot de surprises. Ainsi, le 5 février, la CFDT s’est insurgée de la disparition, en commission mixte paritaire, de l’obligation pour les réseaux de franchisés de mettre en place une instance de dialogue social. Une clause que la centrale de Belleville avait obtenue de haute lutte lors du débat de la loi El Khomri et qui disparaît dans le plus grand silence. À force de modifications, les ordonnances ressemblent à des contrats d’assurance : les plus gros pièges  s’y nichent en bas de page, écrits en tout petit.

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