Retraites : une réflexion pour l’alternative

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Ci-dessous une contribution au débat sur les retraites, qui vise à formuler un projet alternatif au système par points, en revenant au projet initial de 1946-47 : un vrai régime général incluant les complémentaires et visant aussi une unification public/privé. Il comporte une partie historique sur les débats de la CGT en 1947.

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  • La partie sur l’histoire des régimes et les débats dans la CGT :

[…]

  • Un Régime Général…incomplet

« Après la promulgation des ordonnances créant la Sécurité sociale en 1945, s’est succédée une phase où il a fallu en construire les institutions et les règles de financement. Bien entendu, tout cela ne s’est pas fait ex nihilo. On héritait des Assurances sociales de 1928-1930, qui comprenaient un régime de retraite, et sous Vichy, le paradoxe a été la transformation des anciens régimes de capitalisation (en faillite) en régime de répartition. Mais il existait des milliers de caisse pour les différents « risques » dont la retraite. Avec des caisses dites par « affinité », car on pouvait y adhérer selon ses préférences idéologiques (« spirituelles » même, défendaient certains), et selon son rapport aux mutuelles qui avaient pris la main sur l’édifice.

Le grand chamboulement de 1945-46 a donc été la création du Régime Général, c’est-à-dire la fusion des caisses dans une caisse générale intégrant maladie, retraites et accidents du travail. On est donc passé de plus de 700 caisses dans le pays à une seule par département. Mais l’offensive familialiste a empêché l’inclusion complète des Allocations familiales, pourtant très importantes à l’époque en prestations versées (parfois l’équivalent du salaire). De plus, ces caisses étaient gérées aux trois quarts par des représentants syndicaux, contre la mainmise mutualiste d’antan. Enfin a été imposée une cotisation interprofessionnelle unifiée, à la place de régimes différentiés (les échelles de cotisations pouvaient varier de 4 à 17% pour les allocations familiales par exemple, selon les endroits).

Il y a donc eu un vrai processus de socialisation du salaire sur le territoire national et de gestion « ouvrière » homogénéisée, avec des élections à partir de 1947. Déjà à l’époque, cela représentait la moitié du budget de l’Etat entre les mains des syndicats (en fait la CGT), même si l’Etat gardait la main sur les montants essentiels.

Mais ce Régime Général n’a pu atteindre une portée universelle complète, ce qui était pourtant le but visé, par exemple par la CGT (voir ci-après). Dès le départ, il y a eu résistance et donc rapport de force. D’abord la résistance des métiers indépendants et paysans, qui refusaient de s’intégrer aux caisses des « rouges » (et de payer). Mais aussi une résistance à l’intérieur du salariat selon des processus contradictoires. Contradictoires car poussant à la fois à la salarisation (par exemple des cadres) et l’égalisation des droits, mais aussi à l’autonomisation d’un régime particulier (des mêmes cadres). Ou encore la difficulté à tout unifier par le haut alors que les droits étaient encore très hétérogènes et inégaux selon les résultats de l’histoire antérieure (entreprises à statut-SNCF-EDF- versus entreprises privées). Les fonctionnaires par exemple bénéficiaient d’un régime de retraite depuis 1853, très lié au dernier salaire d’activité et à leur grade. Enfin, les cotisations salariales et patronales étaient certes généralisées, mais pas au-delà d’un certain « plafond », qui limitait ainsi leur rendement et préservait aussi les hauts salaires, ainsi distingués (au sens de prise de distance sociale) de la masse. Le syndicalisme n’a cessé de revendiquer le déplafonnement des cotisations. La visée d’un vrai Régime Général complet a donc été en partie enrayée. Le salariat en paye le prix aujourd’hui.

Le patronat impose les régimes complémentaires

La création de l’Association générale des institutions des retraites des cadres (AGIRC) en 1947, est à la fois un progrès pour les cadres et une menace pour l’avenir. Un progrès parce que l’AGIRC témoigne de l’entrée dans le salariat d’un groupe social (les « cadres ») qui se situait jusqu’ici dans l’orbite exclusive du chef d’entreprise et de ses « collaborateurs », comme on disait à ce moment-là. L’AGIRC n’est donc pas dans le Régime Général. C’est le résultat d’un rapport des forces complexe et contradictoire. Le patronat a réussi un premier contournement important de la CGT hégémonique à l’époque. Cependant, et contradictoirement, est créé un régime par cotisations (achat de points) pour la partie du salaire qui surpasse le plafond de la Sécurité Sociale. Et ce régime fonctionne dès le début avec reconstitution fictive d’une carrière et donc distribue d’emblée des pensions sans durée de cotisations préalables ! Ce qui prouve que c’est possible, alors que les salariés non cadres devaient encore justifier au même moment de 30 années de cotisations, règle issue des années 1930… Ce qui prouve que les régimes par cotisations peuvent fonctionner en s’appuyant sur des flux de valeur (et de monnaie) issus de la production économique courante (le salaire), et pas sur un placement qui aurait fructifié dans le temps, ni même sur un stock de cotisations nécessaires avec durée de carrière.

Mais après la création du régime, la méthode de calcul de la pension AGIRC, par points, prend en compte la totalité de la carrière (et pas les 10 meilleures années comme dans le Régime Général à cette époque), et tend à faire de la pension le reflet différé d’une somme de salaires mise de côté, et plus ou moins restituée plus tard selon la « valeur de service » du point, valeur négociée paritairement (50% patrons, 50% syndicats), et non pas garantie au moment des achats de points. La cotisation est précisément définie, mais pas la prestation. On achète des droits pour plus tard plutôt que voir le droit à pension comme le prolongement socialisé des cotisations salariales actuelles.

Et c’est cette méthode par points qui sera étendue en 1961 à la création de l’Association des régimes de retraites complémentaires (ARRCO), le régime complémentaire pour les salariés, besoin nécessaire parce que le taux de remplacement du Régime Général n’est que de 50%. Le patronat prend progressivement sa revanche sur la phase historique 1945-46. La création de l’UNEDIC en 1957-58, grâce à de Gaulle et FO, renforce encore le contournement de la gestion de la Sécurité Sociale par les syndicats, au profit du paritarisme. Pour les retraites, il aurait suffi d’augmenter significativement les cotisations au Régime Général (par exemple du même montant que celles allant aux régimes complémentaires) pour garantir un taux de remplacement total plus élevé, qui finira par s’imposer plus tard dans les faits : 75% du salaire brut environ, voire plus.

Les régimes à gestion paritaire évolutive par points serviront en fait de cheval de Troie pour décrédibiliser le régime général, notamment dans les dernières décennies. Jusqu’à l’imposition récente de la fusion AGIRC-ARRCO qui sera effective en 2019 selon l’accord signé par CFDT, CGC, et CFTC. Or, cet accord décide « le gel de la valeur de service du point de 2016 à 2018 » (la « valeur de service » est celle qui convertit les points accumulés en pensions), et à partir de 2019 « une baisse temporaire de 10% de la retraite pour trois ans pour ceux qui ne reculent pas leur âge de départ » (note de la CGT). Tout un programme ! et une vision anticipatrice du projet visé par Macron de faire fonctionner tous les régimes selon cette formule : il faut choisir de travailler plus longtemps pour éviter une baisse des pensions.

La pension des personnels à statut : un salaire continué

Le régime des pensions des fonctionnaires et ceux de grandes entreprises nationales avec des personnels sous statut (SNCF-EDF…) ne rentreront pas non plus dans le Régime Général.

Si le Régime Général tend à faire de la retraite une projection du salaire d’activité (la pension est indexée avant 1987 sur l’évolution des salaires, et non pas sur les prix comme aujourd’hui), mais avec un taux de remplacement limité, le régime des fonctionnaires est très clairement une prolongation de la carrière salariale. C’est le plus ancien régime de retraites (loi de 1853).  La retraite fonction publique se calcule selon les derniers mois de traitement, et selon l’évolution des indices du grade. Par ailleurs, il n’y a pas de régime complémentaire. La contre « réforme » de 2003 a eu pour objectif de briser cette dynamique de prolongation du salaire, qui avait échoué en 1995 grâce à la grève et qui était déjà stoppée dans le secteur privé depuis 1987 et 1993.

C’est la même logique pour les retraites des agents des grandes entreprises nationalisées, comme la SNCF et EDF. Si Macron s’est attaqué aux cheminots en 2018, c’est avant tout pour briser leur statut comme socle porteur de droits automatiques, et tenter d’éviter que la combativité de cette profession ne vienne perturber la contre- « réforme » qu’il projette pour tout le monde. L’histoire du régime de retraite et du statut cheminot ressemble au processus d’unification salariale vers le Régime Général mis en place en 1946. Au point de départ au 19ème siècle, il y avait une myriade de compagnies privées avec des régimes différents, mais plus avancés que pour les autres travailleurs, maintenus dans la misère. Il était en effet nécessaire de s’attacher les personnels, au vu des investissements coûteux et de la technicité du métier (haute qualification). L’Etat lui-même met son grain de sel. C’est en 1909 qu’une loi généralise le droit à pension des cheminots, « inspiré par la législation de 1853 concernant les fonctionnaires » (Nicolas Castel, note de l’Institut européen du salariat, novembre 2017). Puis la SNCF est créée en 1937 : une seule entreprise avec une régime unifié, plus tard appelé « régime spécial » lors de la mise en place du Régime Général de 1946. Dès lors, « le fonctionnaire et le cheminot voient garanti le principe d’un rapport constant entre leur pension d’aujourd’hui et leur traitement d’aujourd’hui » (N. Castel). Après la grande grève de 1995, le coup le plus violent porté contre le régime des cheminots le fut en 2007, notamment par la création d’une « caisse » autonome inexistante auparavant (les pensions étaient des lignes comptables dans le service retraites de la SNCF), fonctionnant par mimétisme avec le Régime Général et les complémentaires.

« Polémiques » en 1946-47 dans la CGT sur l’unification des régimes

La CGT a été le fer de lance de la création du Régime Général. Mais le projet confédéral était bel et bien une généralisation du Régime Général.

A lire les documents CGT préparatoires aux élections dans les caisses en 1947, il semble bien que des résistances internes (en plus des blocages externes venant des indépendants) aient existé, notamment pour les régimes plus avancés que le Régime Général. C’est ainsi que Henri Raynaud, en charge de la Sécurité Sociale à la confédération CGT, l’explique dans son rapport au Comité confédéral national (CCN) de janvier 1947 : « L’objectif d’un programme total de Sécurité Sociale est donc de grouper tous les travailleurs et de couvrir la totalité de la population ». Tous les travailleurs « sans exception » souligne-t-il. Et de mettre en garde les hauts salaires : « …il convient de ne pas créer de nouvelles cloisons financières entre les cadres et le personnel d’exécution… ». Il parle même « d’égoïsme » de certains, ou du « courant assez fort qui s’est développé en faveur d’un régime spécial de la fonction publique détaché de la Sécurité Sociale ». Et encore : « Ceux qui voudraient s’opposer à leur entrée [celle des fonctionnaires] ont développé des contre-vérités qu’il faut définitivement démolir », fustige-t-il, en envisageant une fusion « par le haut » des régimes. En 1946 déjà, lors d’un autre CCN de la CGT, il évoquait les « sérieuses polémiques » au sein de la CGT quant à l’objectif d’unification des caisses. Il appelait à lutter contre le « sabotage ».

Des décennies plus tard, il est évident que si le projet de Régime Général n’est pas allé jusqu’au bout, c’est certes parce des ennemis puissants (le patronat, les indépendants, la droite) n’en voulaient pas, mais aussi parce que la portée émancipatrice d’une unification s’est heurtée à des réflexes conservateurs explicables, mais contre-productifs, dont le mouvement ouvrier fait les frais aujourd’hui.

Aujourd’hui, refus de l’unification

Il faudrait examiner le fond des positions syndicales au complet. Mais si on ne s’en tient qu’à la CGT, on constate un refus (certes avec une gêne) d’envisager de répondre à Macron par une marche en avant vers l’unification des régimes par le haut. L’appel du congrès confédéral de 2019 se prononce même pour « le maintien » des 42 régimes de retraite ! C’est se tirer une balle dans le pied à court terme. Et cela contredit toute la dynamique possible de l’élaboration CGT des 20 dernières années sur le Statut du travail salarié. Mais elle est toujours restée au milieu du gué sur ce sujet.

Dans un numéro spécial du Peuple (N°1748-septembre 2018) consacré à la retraite, certains articles font référence aux débats des années 1945-47 : « le maintien des régimes spéciaux était conçu comme temporaire ». En effet. Et si « le régime universel n’a pas pu se mettre en place en 1945 », c’est à cause du « refus du patronat d’aligner les paramètres » sur ceux du secteur public, mais aussi « du refus des non-salariés ». Certes ! Mais rien n’est rappelé, contrairement aux textes de 1947 sur les résistances internes dans la CGT elle-même. Au contraire, le dossier consacre maintenant tout un argumentaire expliquant son refus d’unification entre privé et public par la différence de nature dans la production des droits, entre les conventions collectives du secteur privé négociées par les syndicats (et qui acquièrent force de loi), et les statuts publics (fonctionnaires ou régimes publics) qui sont la prérogative « de la puissance publique ». Il faudrait quand même choisir clairement une argumentation ou une autre : soit l’idée que les régimes spéciaux conçus comme « temporaires » en 1945-47 étaient une erreur de principe grave, soit il faut actualiser le projet de cette époque. Mais la CGT navigue entre ces deux approches. Elle va même jusqu’à envisager l’idée (juste) d’une « unification des régimes de base et complémentaires ». Mais elle ne le rappelle pas en conclusion dans ses « repères revendicatifs » …

La question du statut du travail salarié, que la CGT défend et qui est convergente avec des projets similaires dans Solidaires et la FSU, porte en elle une émancipation anticapitaliste de tous les salarié-es. Les conquêtes sociales, dans le secteur privé comme dans le secteur public, sont toujours un résultat historique complexe, rarement ou jamais une création ex-nihilo. Il y a des tensions et des contradictions, y compris dans le salariat. Mais une vision anticapitaliste doit chercher à ouvrir une perspective commune, des institutions, confortées par l’auto-organisation (autogestion). Le mouvement du salariat (public ou privé) doit emporter dans son élan un horizon universel, ce qui ne signifie pas uniforme, ou étriqué sur des logiques purement professionnelles, même si elles ont leur valeur. Sinon, ce sont nos adversaires qui prendront le relai et donneront du sens à leur façon.

Sentant qu’il y a quand même un problème, la CGT s’est prononcée depuis 2003 pour « une maison commune » des régimes de retraite, idée qui ressurgit dans cette brochure. Mais on a du mal à bien distinguer le plan et les murs de cette maison, pourtant destinée à garantir un « socle commun de droits » et une « solidarité des régimes ». Elle ajoute que la Maison commune doit s’accompagner d’un « processus d’élection démocratique par les assurés ». Nous y reviendrons.« 

[…]

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