Cet article de Pierre Cours-Salies est paru sur le site Alencontre le 6 février 2020. Il paraît aussi dans la revue Les Mondes du Travail, en ligne et en format papier https://lesmondesdutravail.net/). Pierre Cours-Salies, sociologue, a été professeur à l’Université Paris 8 Saint-Denis.
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[extraits]
Le mouvement contre la réforme des retraites suscite des analyses pendant qu’il continue. C’est bon signe! Ce texte est commencé au moment où les médias s’acharnent à dénoncer «la radicalisation» et «le reflux» ; mais, trois jours après, le Conseil d’Etat met en doute la validité de l’étude de «pré-impact» faite par le gouvernement. Autant dire que nous devons être critiques devant l’usage du concept d’«échec» à son sujet [1], même s’il traduit une compréhension de sa première phase.
Il ne faut pas se contenter de la référence à d’autres mouvements antérieurs: il y a des cycles de mobilisation. Un véritable échec, écrasant pour la suite, c’aurait été trois petites (ou ‘grandes’) «journées» de pression, suivies de fausses concessions, et le relais des forces politiques tâchant de faire des contrepropositions «réalistes» en vue de jouer leur rôle lors des échéances électorales. Telle est la voie de l’échec, répété depuis plus de vingt ans, 1995, 2003, 2010… Surprise pour beaucoup, cette «stratégie» est mise en échec, par plusieurs aspects.
Une surprise surprenante…
Le point d’affirmation de cette mobilisation, qui rejette toute la politique gouvernementale actuelle et en même temps tout ce qui a été hérité depuis Nicolas Sarkozy (2007-2012), ne vient pas d’une intersyndicale qui l’aurait préparée dès l’origine. Il a fallu la décision d’appeler à la grève par les syndicats de la RATP, et l’ensemble des autres s’y est accroché. D’où l’impression que la grève de la RATP, rejointe par les cheminots (SNCF), avait le rôle décisif. On mesure aujourd’hui que les grévistes de la RATP peuvent adapter leur tactique dans la durée, – «jusqu’au retrait!» –; sans doute aussi faut-il abandonner une description d’avant-hier (1995) au sujet de la «grève par procuration», qui était une image journalistique plus qu’une analyse concrète.
Comment expliquer qu’il ait fallu attendre la journée RATP du 5 décembre 2019, suivie d’un tel essor de la mobilisation? Tentons une hypothèse: une très grande partie de militant·e·s, assez démoralisé·e·s, pensaient que ce projet de Macron devait être combattu. Mais, les organisations politiques ne disaient pas grand-chose et les directions syndicales montraient leur crainte d’une mobilisation qui serait un nouvel échec; la question semblait posée dans les termes du «temps qu’il faudrait, patiemment, pour reconstruire une capacité d’action collective… ». Avec, sur son propre chemin, la mobilisation dans la santé… Toutefois, les mobilisations qui étaient en train de tourner en rond entre forts mécontentements et crainte que leurs luttes soient par avance battues, ont perçu la portée d’un tel mouvement dans les transports, comme gage d’efficacité. S’il faut se garder de l’idée que des millions de femmes et d’hommes étaient «l’arme au pied» pour en découdre avec Macron et son monde, il faut toutefois constater la force de cette action collective qui a passé la période des fêtes en déjouant même les tentatives de division hypocritement amplifiées par Laurent Berger [2], qui a tout de même osé «appeler à une trêve» pour une grève à laquelle il n’appelait pas. Pour placer un repère, soulignons que la conscience de classe des «gens de la moyenne» est politique et nous en avons une illustration frappante. Dans le marasme politico-social actuel, depuis des années, les études d’opinion font apparaître que 60% au moins de la population (en France et au-delà) juge que le capitalisme est incapable de résoudre les problèmes actuels. Et sensiblement autant disent aussi qu’ils ne savent pas quelles solutions seraient possibles. Tel est le résultat d’une absence de discussion politique mettant la suite des luttes en perspective au moment de la Chute du Mur, suivie de l’effondrement de l’ex-URSS.
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Un autre fil conducteur
Ces discours hypocrites, qui avaient suscité la rage des Gilets Jaunes, donnent une logique très politique au cycle des luttes qui a fini par se manifester, et explique en partie le mouvement en cours contre la réforme des retraites.
Nous trouvons donc, ainsi, des mobilisations depuis celles à base syndicale de 2016 et 2017, durement réprimées avec les techniques épanouies contre les Gilets Jaunes; elles avaient été largement soutenues mais méprisées, ou négligées, par les appareils politiques soucieux de tourner les forces militantes vers leur(s) campagne(s) pour l’échéance électorale de la présidentielle [avril-mai 2017].
Après les échecs politiques, le mouvement des Gilets Jaunes a joué un rôle de rupture de la chaîne de domination avec laquelle le Président Macron voulait se légitimer: il a dû céder un tant soit peu, ouvrir le «Grand débat», mais fait tellement de répression que sa légitimité en soit usée. Plusieurs mois d’action ont eu cet effet, car la population a continué à exprimer sa sympathie pour les exigences populaires malgré des violences policières et des injustices de l’appareil judiciaire. Justice et respect, égalité et démocratie: les grands référents politiques n’étaient plus du côté de Macron et son monde bien avant le développement du mouvement pour le droit à la retraite. Il faut donc accepter de voir que ce mouvement ne se joue pas, pour le moment, dans la rapidité, mais au travers des contradictions et d’une extension des domaines dans la lutte. Une lame de fond se constitue et peut avoir les forces et la stratégie qui submergent les calculs élyséens. Au lieu de mots d’ordre pressés, répétitifs des tactiques de groupes «d’avant-garde» appelant tout de suite à une manifestation nationale à Paris, les actions, les succès partiels tel celui des pompiers, les mises en cause de députés, tout ce qui fait «tomber les masques» concourt à consolider le mouvement et à augmenter l’isolement du Pouvoir.
Il se produit ainsi un fait rare dans les luttes sociales: une consolidation des actions pour «résister», dire non, s’accompagne d’un progrès dans la compréhension des enjeux. Ainsi, au lieu de laisser croire à une simple attaque contre le pouvoir d’achat et les droits des plus pauvres, les véritables objectifs apparaissent et il s’agit de la destruction des droits sociaux permettant de résister à l’ordre mondial globalisé. Des documents se sont mis à circuler, qui ont précisé le projet politique auquel résister et à détruire. Ainsi Alain Supiot le fait avec la mise en évidence d’un texte de la Banque mondiale [8], qui depuis 1994 propose un modèle de système de retraite, une recette qui semble pouvoir s’appliquer aussi bien aux pays en voie de développement qu’aux pays industrialisés. La mise en place de systèmes de retraites à trois éléments repose sur un premier, qui a une minime fonction redistributive et prend en charge les pensions de retraites des personnes les plus pauvres, financé par cotisations sociales ou bien par l’impôt. Vient ensuite un deuxième étage, obligatoire, individuel ou professionnel, financé de fait par capitalisations individuelles (le projet par «points» acquis par chacun·e en est une illustration). Il est géré selon des critères actuariels; il oblige tous les individus à épargner pour payer leur retraite future, mais n’opère pas de redistribution et fait dépendre de la valeur du «point» au moment venu, en fonction du contexte international, de l’état des «affaires». Selon la Banque Mondiale, ce deuxième pilier obligatoire doit être suffisamment limité pour permettre l’expansion d’un troisième, privé et facultatif, fondé sur l’épargne volontaire, bénéficiant d’avantages fiscaux et devant permettre aux individus de choisir où et comment placer leur revenu tout au long de leur vie. Revoilà les «premiers de cordée» [salués par Macron] avec les moyens de placer leurs revenus tout au long de leur vie, d’autres niveaux de traitements dans les entreprises (publiques et privées), avec des avantages fiscaux…«
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