Cette interview de Jean-Marie Pernot est parue dans l’Humanité du 28 avril 2023. Elle est centrée sur les acquis et les enjeux à venir de l’intersyndicale nationale.
Jean-Marie Pernot, politologue :
« L’intersyndicale a été facteur de déblocage »
Pour Jean-Marie Pernot, politologue spécialiste du syndicalisme, les organisations de salariés sont renforcées par la séquence sociale.
Les syndicats sortent-ils renforcés de cette séquence des retraites ?
Manifestement, oui. Avant le conflit, les syndicats étaient sous les radars des médias et de l’opinion publique. Les salariés manifestent une extériorité relative à leur égard, dans un rapport de service plus que de représentation. Ce mouvement social a dépassé ces écueils.
L’intersyndicale a été un facteur essentiel, ouvrant une séquence qui tranche avec les douze précédentes années. Le mot d’ordre assez simple « Non aux 64 ans » a rencontré un écho très grand dans le pays. Enfin, les syndicats ont proposé un large cadre d’actions, alternant les journées de mobilisation en semaine, les week-ends, la tentative de mettre la France à l’arrêt avec des mouvements de grève reconductible dans plusieurs secteurs. Le syndicalisme est revalidé. S’agit-il d’un tournant dans la relation entre les salariés et le syndicalisme ? La question reste devant nous.
Vous mettez l’accent sur l’unité syndicale. Une dynamique similaire aurait-elle pu voir le jour sans ce rassemblement ? Peut-elle perdurer après le 1er Mai, alors qu’Emmanuel Macron entend accélérer dans les réformes ?
Ce mouvement est sans commune mesure avec celui de 2019, lors de la réforme de la retraite à points (la CFDT ne participait alors pas au front syndical – NDLR). Le fait que l’ensemble des syndicats soit dans l’action est un facteur de déblocage pour beaucoup de salariés, c’est un renfort, même si la CGT demeure la principale centrale dans sa capacité à mobiliser.
« Les syndicats ont bien compris l’intérêt de ce cadre unitaire, que le pouvoir politique cherche à fracturer depuis trois mois »
Cela se vérifie en Île-de-France, dans les grandes villes et dans les territoires. Les syndicats ont compris l’intérêt de ce cadre unitaire, que le pouvoir politique cherche à fracturer depuis trois mois. C’est un risque. Passé le délai de décence, évoqué par Laurent Berger après la promulgation, le gouvernement voudra discuter. Un premier accroc pourrait survenir sur le fait de participer ou non, et sur quelles bases, aux négociations. Cela dépendra de ce que l’exécutif est prêt à mettre sur la table.
Justement, la CGT n’a pas signé l’accord sur le partage de la valeur, contrairement à FO et à la CFDT. Le texte de loi à venir peut-il mettre en lumière des visions différentes entre les centrales ?
Assurément. L’unité syndicale, ce n’est pas la négation des divergences, c’est une certaine façon de les traiter. Les désaccords finissent toujours par vous rattraper. Mais l’enjeu est de mettre en avant ce qu’il y a en commun dans le syndicalisme. Sur le travail, Emmanuel Macron a un bilan à son actif, avec la diminution des droits syndicaux, la suppression des CHSCT, les accords de « performance collective », l’instauration d’un barème prud’homal qui écorne le CDI.
« Sur le travail, Emmanuel Macron a un bilan à son actif, avec la diminution des droits syndicaux, la suppression des CHSCT, les accords de « performance collective », l’instauration d’un barème prud’homal qui écorne le CDI. »
Les centrales ont fait part de leur opposition. Même la CFDT demande à revoir les ordonnances Macron. Sont-ils capables de mettre en avant ces points d’accord ? Sur le partage de la valeur, bien qu’ayant des appréciations différentes, les syndicats peuvent-ils réaffirmer ensemble la priorité du salaire par rapport à l’intéressement ou à la participation dépourvus de cotisations sociales ? Le risque de dissociation de cette parfaite unité d’action est réel. L’enjeu est de préserver une capacité unitaire, alors que la question des retraites demeure.
La CFDT et la CGT ont chacune réalisé 30 000 nouvelles adhésions. La centrale de Montreuil semble connaître un regain chez les jeunes et dans le privé, quand la CFDT a capitalisé autour de la figure de Laurent Berger. Est-ce le signe d’un renouveau de la syndicalisation ?
C’est un signal positif, qui s’est déjà produit en 1995. Lors des grands conflits sociaux, un grand nombre de participants découvrent l’efficacité de l’outil syndical et les sociabilités qui l’accompagnent. Reste à savoir si cela constitue l’inversion d’une dynamique de déclin ou une sympathie momentanée. Il y a deux conditions majeures pour transformer l’essai.
Le maintien d’un certain niveau d’unité d’action, qui ne gomme pas les différences mais qui maîtrise les divergences. Et ensuite, la capacité propre aux syndicats d’encadrer ce gain d’adhésions, en s’ouvrant sur les dynamiques du salariat réellement existantes. Les centrales ont la nécessité de s’adapter à la proximité du monde du travail et de réactiver fortement les dimensions interprofessionnelles.
Dans votre ouvrage le Syndicalisme d’après, vous rappelez que le premier projet syndical est le mythe de la grève générale. Des secteurs comme l’énergie et la chimie ont reconduit des grèves, mais sans réellement mettre la France à l’arrêt, pourtant mot d’ordre de l’intersyndicale. Comment l’expliquer ?
Des secteurs ont bien voulu s’y lancer, à condition d’être suivis par d’autres. Ce n’est pas qu’une question de volonté, le mouvement syndical n’a aujourd’hui pas la puissance d’engager des mouvements de grève durable significatifs, c’est un fait.
L’enjeu pour les syndicats est de reconstruire cette puissance, qui fait incontestablement partie du rapport de force. Les manifestations, si utiles qu’elles soient, ne compensent pas. D’ailleurs, le mouvement de 1995, contre le plan Juppé, était adossé à de fortes grèves.
Propos recueillis par Naïm Sakhi