L’Université populaire (UP) de Toulouse nous transmet et commente ce long entretien de Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, paru (en deux volets) le 1er Mai 2024 dans la revue Ballast. Elle revient sur le 53ème congrès confédéral, sur les raisons des débats houleux qui l’ont parcouru, sur la question démocratique, sur le mouvement social de 2023, la place de l’unité syndicale et même du « syndicalisme rassemblé » (notion contestée dans la CGT ces dernières années) qu’elle soutient. Mais aussi sur le rapport du syndicalisme au « politique« , y compris dans l’histoire (Charte d’Amiens, Front Populaire, Conseil national de la Résistance, mai 68…). Bref un tableau complet.
- Lire le commentaire sur le site UP : intrerview S. Binet -commentaire par Marsanay
- Site Ballast : www.revue-ballast.fr
« Nous ne lâcherons rien, à commencer par notre exigence du retrait de cette réforme », avait déclaré Sophie Binet à l’issue de son élection à la tête de la CGT en mars 2023. Alors, l’intersyndicale affichait un front uni, les manifestations étaient massives et les casserolades venaient perturber chaque sortie ministérielle. Le gouvernement n’a toutefois pas fléchi. Un an plus tard, nous sommes allés à la rencontre de la nouvelle secrétaire générale, à Montreuil, au sommet de l’imposant siège de la centrale syndicale. L’occasion de faire un bilan du mouvement contre la réforme des retraites et de discuter des perspectives de luttes à venir, dans un contexte de montée de l’autoritarisme et de répression des contestations sociales. Premier volet.
En pleine réforme des retraites, en avril 2023, a eu lieu le congrès de la CGT. Le bilan porté par Philippe Martinez durant ses huit années d’activité n’a pas été validé : « Un désaveu de tout ce qui a été mené par la direction sortante » a déclaré la membre du bureau confédéral Céline Verzeletti. Quel regard portez-vous sur la ligne de la Confédération ces dernières années ?
À l’issue du congrès, le bilan d’activité a effectivement été rejeté — ce qui est inédit dans l’histoire de la CGT. Les critiques portées contre la direction sortante concernaient surtout le manque de démocratie au sein de l’organisation. Toutefois, ça n’est pas seulement le résultat de deux ou trois années, c’est un processus de dégradation qui s’est fait sur le long terme, depuis plus de dix ans. C’est un délitement progressif avec des conflits non réglés que la CGT n’a pas osé affronter, et qui a fait naître des oppositions qui se sont approfondies avec le temps. Nous avons malheureusement laissé les choses se défaire à un point tel que des camarades en étaient arrivés à ne plus se parler. Néanmoins, le point positif à retenir de ce congrès est qu’il s’est déroulé en plein cœur de la mobilisation contre la réforme des retraites lors de laquelle nous avions retrouvé un sentiment de responsabilité collective. Notre organisation est revenue au centre et est redevenue indispensable pour les travailleurs et les travailleuses. Il a donc fallu que nous réussissions à trouver les moyens de nous rassembler.
Malgré toutes les difficultés et un processus compliqué — les délibérations se sont déroulées dans la nuit — notre souhait a été de dépasser nos désaccords : c’est la direction qui a été prise. La situation actuelle montre que cette décision n’est pas un rassemblement de façade. Mieux, cette dynamique de rassemblement s’est accrue au sein de l’organisation. La méthode décidée pour y arriver est de se donner le temps, les moyens de débattre et de trouver les méthodes afin de dépasser nos désaccords. Éviter de caricaturer les propos des autres, éviter d’avoir des passages en force unilatéraux du type : « De toute manière ce sera comme ça et pas autrement. » Éviter d’avoir des logiques de blocs, sachant que, justement, le problème majeur qui est ressorti de ce congrès a été cette cristallisation des oppositions en deux blocs. Preuve en est, le vote sur le bilan d’activité a été plus que serré (51 % contre 49 %). Et, quand bien même ça aurait été dans l’autre sens, cela aurait aussi constitué un problème.
D’une manière générale, au sein d’un syndicat et plus particulièrement à la CGT, des votes qui, sur des questions importantes, représentent moins de deux tiers des adhésions montrent que l’on n’a pas suffisamment poussé les débats. Le fait est que le monde du travail est très divers ; or, si nous ne nous donnons pas les moyens d’avoir des votes larges, nous aurons par conséquent des positions qui cliveront sur tel ou tel sujet. Il nous sera alors difficile de mobiliser en masse. Nous ne pouvons pas nous contenter de dire « C’est bon, nous sommes majoritaires sur cette position, on y va, on la passe en force ». Tant qu’il n’y a pas une majorité large, ça signifie qu’il faut approfondir le débat pour essayer d’élargir la décision et faire consensus. Sans ça, nous ne pourrons pas entraîner toute l’organisation et derrière tout le monde du travail. À la CGT, nous appelons à renouer avec cette culture des débats afin de dépasser les clivages.
Vous mentionnez deux blocs. Schématiquement, il y aurait d’un côté la ligne réformiste, et de l’autre une ligne plus offensive — celle d’un Olivier Mateu, par exemple. Comment parler de rassemblement sur des lignes qui peuvent paraître si inconciliables ?
Ce sont des raisons historiques de dysfonctionnement qui nous ont conduits dans cette situation, où des positions idéologiques venues d’en haut se sont cristallisées. La réalité, c’est qu’un travailleur peut être d’accord avec telle ligne sur certains points, et avec telle autre sur d’autres sujets. Les positions varient en fonction d’une identité personnelle et professionnelle. Par exemple, si je suis cheminote, femme, et cadre : d’un côté, je peux avoir certains points d’accord au niveau interprofessionnel avec les cadres et, de l’autre, comme je suis aussi une femme, avoir des conflits avec ma fédération qui, peut-être, est à prédominance masculine. Il faut donc absolument renouer avec une culture des débats à la CGT, faire bouger les lignes internes, afin de ne pas s’enfermer dans des blocs qui, par ailleurs, sont stérilisants et excluants. Les positions des uns et des autres sont toujours plus complexes que la simple opposition entre révolutionnaires d’un côté et réformistes de l’autre. La richesse de la CGT provient justement du fait que nous manions cette diversité au quotidien. Il faut réussir à débattre en interne, et c’est pour ça qu’in fine nous sommes assez imprévisibles, tant sur l’issue de nos débats, par exemple lors de nos congrès, que sur les actions locales et nationales. Pour la CGT, l’unité est statutaire, elle est dans notre préambule. La CGT recherchera toujours l’unité des travailleurs et des travailleuses et celle de ses organisations. Pourquoi ? Parce que c’est la condition d’un syndicalisme de masse, qui fait nombre, face à la classe du Capital. Si nous ne réussissons pas, les oppositions se joueront malheureusement entre les travailleurs et les travailleuses.
Comment cela se traduit-il, concrètement, dans vos prises de décision ?
Le bureau confédéral doit par principe rassembler. J’ai intentionnellement choisi celles et ceux qui étaient porteurs des différentes positions pour que le Bureau confédéral soit un lieu de confrontation et de dialectique. Malgré des réunions parfois très longues, il n’y a pas une seule fois où nous ne sommes pas sortis en étant arrivés à un commun accord sur les positions à défendre. Prenons l’exemple du conflit israélo-palestinien. Pour des organisations pro-palestiniennes comme la nôtre, il n’a pas été forcément évident de qualifier les attaques du Hamas d’attentat terroriste, sans pour autant occulter la situation insupportable pour les Palestiniens. Nous avons pris le temps de construire une position qui rassemble, parce que nous avons poussé les débats au sein du Bureau confédéral — nous ne nous sommes pas positionnés en deux heures. C’est ce qui a permis à la CGT de se sortir de pièges dans lesquels d’autres organisations ont pu tomber, car elles n’avaient pas pris ou eu le temps de mesurer l’ensemble de la situation. Nous avons donc à la fois condamné immédiatement et très clairement les actes du Hamas et tout de suite appelé au cessez-le-feu. Ce qui se déroule à Gaza est un scandale. Nous assistons à un génocide et le silence des puissances occidentales, France et États-Unis en tête, est gravissime.
Au moment où vous preniez la suite de Philippe Martinez, Marylise Léon remplaçait Laurent Berger à la tête de la CFDT. Serait-ce l’occasion d’un rassemblement plus large entre les différentes organisations syndicales ?
Il y a des divergences historiques claires entre la CGT et la CFDT, des divergences qui subsistent toujours. Elles touchent à la conception même que nous avons du syndicalisme : la notion de syndicalisme de classe tel que le porte la CGT, le rapport de force, le contrat contre la loi, le rapport aux politiques, la notion de compromis, etc. Mais la dynamique contre la réforme des retraites a montré que les salariés attendent des organisations syndicales qu’elles se rassemblent aussi, afin de pouvoir créer un levier fort pour la mobilisation. Nous faisons face à un pouvoir et un patronat radicalisés, fermés à toute forme de négociation, ce qui a facilité la création d’une unité syndicale. En dépit de tous nos désaccords, que je pourrais lister à l’envi, nous avons avec la CFDT des points de partage qui sont aussi importants.
Lesquels ?
La CGT tout comme la CFDT sont préoccupées par la flambée de l’extrême droite. Je suis très inquiète par la montée de discours de certains qui présentent l’essor de l’extrême droite comme inéluctable ou comme un problème secondaire. En Espagne, c’est grâce au combat commun des deux grands syndicats, les commissions ouvrières et l’UGT que la coalition droite/extrême droite a été empêchée ! Nous nous accordons sur le fait qu’en tant qu’organisations syndicales, nous devons prendre des positions claires sur ces sujets. Autre exemple : la loi asile et immigration. Nous avons été moteur dans les manifestations du 21 janvier, nous avons construit ensemble un appel à manifester. Pour autant, toutes les organisations syndicales n’ont pas pris position, certaines affirmant que ça ne les concernait pas, au prétexte que ce serait extérieur à la situation d’entreprise — ce qui pour nous est faux. Pour la CGT, le syndicalisme ne peut se cantonner au lieu de travail, à l’entreprise. Il doit aussi prendre position sur la société d’une façon générale, par exemple sur les questions de la montée de l’extrême droite ou des questions migratoires comme évoquées, mais aussi sur l’environnement, l’égalité homme-femme, etc.
Pendant la réforme des retraites, l’intersyndicale n’a pu qu’appeler à mettre « la France à l’arrêt », sans parler d’une grève reconductible, en raison de l’opposition interne de la CFDT…
De notre côté, nous avons appelé à la grève reconductible ! Mais nous ne pouvons pas forcer les autres organisations à signer des appels avec lesquels elles ne sont pas d’accord. Il reste que, sans la dynamique de l’intersyndicale, nous n’aurions pas réussi à mettre autant de monde dans les rues et en grève — sur ce point, tout le monde est d’accord au sein de la CGT. La CFDT organise à sa manière les travailleurs avec des choix qui lui appartiennent et avec lesquels nous pouvons être en désaccord. Mais ça fait partie des débats dans le monde du travail. Travailler à une unité ne nous bride pas pour autant dans nos prises de position. Par exemple, la CFDT a décidé de signer l’accord assurance-chômage en novembre 2023. Nous non. Autre exemple : nous, nous n’avons pas signé un accord avec le patronat sur les questions environnementales car il était complètement creux — c’est resté assez discret parce que totalement inintéressant. Très récemment, sur l’emploi des seniors, grâce à notre démarche unitaire, c’est l’ensemble des organisations syndicales qui ont refusé les reculs que voulait imposer le patronat et qui ne signeront donc pas l’accord.
Mais nous avions quand même l’impression que Laurent Berger menait la danse…
C’est l’impression qu’ont donné les médias dominants et tous ceux que ça arrange de marginaliser la CGT. Mais sur le terrain, ce n’était pas du tout le cas. La plupart des mobilisations, et particulièrement à l’échelle locale, ont été impulsées par les unions locales et départementales de la CGT. Si la CGT n’avait pas été aussi indépendante et forte dans la bataille, il n’y aurait pas eu autant d’actions. Il y avait des rassemblements jusque dans la moindre ville de moins de 5 000 habitants ! Et c’est encore la CGT qui a organisé, dans les professions où elle est majoritaire, les grèves les plus fortes. Pour l’intersyndicale, le mot d’ordre était le même d’un bout à l’autre de la mobilisation : « Pas de report de l’âge de la retraite et pas d’allongement de la durée de cotisation ». Une chose est sûre : le syndicalisme qui a été mis en tête de gondole pendant la mobilisation, c’est le nôtre, c’est-à-dire un syndicalisme de lutte. De mon point de vue, nous sommes dans une nouvelle phase politique et sociale, en rupture avec tout ce qui avait été théorisé ces quarante dernières années : la question du contrat contre la loi, les « partenaires sociaux », le « dialogue social ». Car dorénavant, nous faisons face à un Capital radicalisé, qui n’est plus dans la recherche du compromis. Le patronat n’a cure de la négociation et, avec Macron comme chef de l’État, ils ont directement accès au pouvoir. Il faut savoir que le patronat, à l’époque où le CNPF devient le MEDEF avec Kessler à sa tête, avait mis la négociation sur le devant de la scène afin d’éviter la loi sur les 35 heures. Les patrons ont préféré la voie des négociations par nécessité, par stratégie. Or ça ne les intéresse plus du tout de négocier aujourd’hui, étant donné qu’ils sont directement aux manettes. C’est la fin du logiciel de recentrage, de la tentative dite de « refondation du syndicalisme ».
En avril 2023, vous assuriez, à propos de la réforme des retraites, que « nous ne lâcherons rien, à commencer par notre exigence du retrait de cette réforme. Il n’y aura pas de trêve, pas de suspension, pas de médiation, on gagne le retrait de cette réforme, on ne reprendra pas le travail tant que cette réforme ne sera pas retirée… » On attendait une montée en puissance après votre élection. Comment cela se fait-il que ça n’est pas marché ?
Premièrement, et il faut le répéter, nous avons désormais contre nous un pouvoir totalement radicalisé. Il y a une anomalie démocratique en France qui est patente. Nos homologues étrangers sont stupéfaits de notre situation. Dans n’importe quel autre pays européen, avec de telles mobilisations, nous aurions déjà gagné. Le constat est que nous entrons dans une nouvelle phase du néolibéralisme pour lequel la démocratie est devenue problématique. Le Capital n’en a rien à faire de passer en force contre toute la population et les syndicats. Face à ce pouvoir radicalisé, nous avons réussi à faire un appel commun le 7 mars 2023 : « La France à l’arrêt » — certes qui ne dit pas grève reconductible, mais qui est quand même très fort. D’autant que, derrière, nous enchaînions avec deux jours où nous appelions à la grève, le 8 Mars, la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, puis le 9 mars, journée de mobilisation des jeunes. À ce moment-là, notre stratégie était de faire en sorte que certaines professions où nous sommes puissants — l’énergie, les dockers, les transports, la gestion des déchets, etc. — partent en grève reconductible. Mais, au-delà de ces secteurs, ça n’a malheureusement pas été assez suivi. Trop peu de secteurs ont réussi à basculer en grève reconductible. Le problème factuel est qu’à un moment, il n’y a simplement plus de carburant. Il ne suffit pas de vouloir gagner pour y arriver.
Malheureusement, la grève ne se décrète pas, elle se construit. Et, pour la construire, nous avons besoin d’un fort taux de syndicalisation, de bastions, de secteurs d’implantation. Or notre problème est que nos bastions qui sont en mesure de basculer en grève reconductible sont en train de reculer comme peau de chagrin. 40 % des salariés du privé n’ont plus de syndicat dans leur entreprise. Pour eux, la grève est tout simplement impossible. Il en va de même pour tous ceux qui ont des organisations syndicales au sein de leur entreprise, mais où le taux de syndicalisation demeure trop faible. Dans cette situation, comment créer un véritable rapport de force ? Il faut nous reconstruire, nous rassembler. Ici se joue un point clé concernant les stratégies durant la mobilisation. Il ne suffit pas de gagner la bataille de l’opinion et du nombre avec des manifestations. Pour gagner, il faut aussi un vrai impact économique et donc être en mesure de pouvoir bloquer l’outil productif, c’est-à-dire qu’il y ait beaucoup plus de grévistes. C’est ce que nous n’avons pas réussi à faire au lendemain du 7 mars. Évidemment, nous aurions pu être plus efficaces sur de nombreux aspects, mais il n’y a pas de secret : les endroits où nous sommes en capacité de basculer en grève reconductible sont ceux où il y a un taux de syndicalisation qui est fort. La première conclusion que nous tirons de la mobilisation, c’est qu’il faut donc se syndiquer pour faire masse. C’est ça qui changera la donne pour les futures mobilisations.
En 1936, les grèves victorieuses ont débouché sur de nombreux acquis mais aussi sur l’adhésion aux syndicats de centaines de milliers de personnes. La victoire permet de créer un engouement. Les dernières années semblent être des défaites sur défaites. N’est-ce pas justement cette « stratégie de la défaite », comme certains l’appellent, qui fait qu’il y a de moins en moins de syndiqués ?
Cette expression est honteuse et son usage gravissime. Il s’agit d’une stratégie patronale qui découle du « There is no alternative » de Thatcher, où ce qui compte le plus est d’installer un état d’esprit défaitiste pour démobiliser. Durant ces trente dernières années, nous avons par exemple gagné la lutte contre le CPE. Toutes ces personnes qui, du sommet de leur montagne, nous expliquent la vie, que font-elles pour la lutte, comment font-elles grève ? J’ai entendu certains enseignants-chercheurs nous faire la leçon sur le fait qu’il n’y avait pas de grève reconductible. Mais où étaient-ils ? La grève des universités nous a tragiquement manqué pendant cette mobilisation. Une des difficultés que nous avons eues lors des mobilisations est que de nombreuses personnes sont venues manifester mais ne se sont pas forcément mises en grève sur leur lieu de travail. Manifester, c’est exprimer son opinion, ça permet de compter nos forces. En se mettant en grève, le travailleur bloque l’outil de production, mais perd aussi son salaire. Il faut donc croire en la victoire. Insistons là-dessus : on rentre dans une mobilisation lorsqu’on pense que la victoire est possible. L’enjeu est justement de dépasser le défaitisme et le fatalisme. Le problème de ces quarante dernières années, c’est le basculement néolibéral avec le bouleversement du rapport de force au plan mondial : l’effondrement du bloc soviétique, la globalisation avec la mise en concurrence mondiale des travailleurs et des travailleuses, et le déplacement des centres de décision en dehors de tout cadre démocratique, le fait que les agences de notation et les multinationales aient désormais plus de pouvoir que les gouvernements élus. Face à cela, nous sommes dans une phase de réorganisation du syndicalisme au plan mondial, avec beaucoup plus de luttes, de combativité et de convergences. Ce sont des graines pour l’avenir que nous sommes en train de semer.
Comment expliquez-vous que des secteurs historiques — vous mentionnez les enseignants — ne vous aient pas rejoints aussi massivement qu’escompté ?
D’abord, c’est la FSU, et non la CGT, qui est majoritaire dans l’Éducation nationale et l’enseignement supérieur. Il faut donc échanger avec eux pour comprendre dans le détail ce qui s’est joué. Néanmoins, force est de constater que les politiques ont organisé ces dernières années une forte individualisation de la profession, par exemple avec la généralisation des heures supplémentaires, les rémunérations au mérite, etc. Certains se sont quand même mobilisés contre la réforme, mais il n’y a pas eu de forte grève reconductible comme en 2010, et surtout en 2003. C’est ça qui nous a manqué. Cela peut sûrement s’expliquer par le fait que les enseignants se sont sentis moins concernés personnellement sur ce sujet. Beaucoup d’entre eux ont fait des études et n’ont commencé à travailler qu’à 25 ou 27 ans. Avec l’allongement de la durée de cotisation qui est déjà très importante, ils savent que pour eux, de toute manière, l’âge de la retraite sera 67 ans. Pour comprendre les dynamiques de mobilisation, il faut analyser plus finement chaque secteur et voir dans quelle mesure chacun se sent concerné. Je fais grève parce que je sais que je peux gagner, et je fais grève aussi sur un sujet qui me concerne personnellement. Il existe des dynamiques de solidarité, mais les grèves fondées uniquement là-dessus n’aboutissent malheureusement que rarement. Ce qui nous a surtout manqué, c’est la mobilisation de la jeunesse, des lycéens et des étudiants. C’est la convergence entre salariés et jeunes scolarisés qui a permis de gagner en 1968, en 1995 et en 2006.
Vous réagissez vivement à propos de l’expression « stratégie de la défaite ». Laurent Berger a tout de même eu une phrase extraordinaire : « C’était une défaite productive » !
Tout d’abord, je ne prononce pas le mot de « défaite ». Pour moi, certes nous n’avons pas gagné, mais nous n’avons pas non plus perdu. Pourquoi ? Parce que la victoire du gouvernement est une victoire à la Pyrrhus. Macron est passé en force parce qu’il a la Constitution de la Ve République avec lui, Constitution qui lui offre malheureusement des « superpouvoirs ». Mais il est acculé dans une impasse démocratique puisqu’il est complètement minoritaire, dans le pays comme à l’Assemblée. Il est complètement décrédibilisé. Personne ne sait comment il va finir son quinquennat, sa situation est plus que crépusculaire. De notre côté, nous avons été exemplaires jusqu’au bout dans notre mobilisation. Nous avons réussi à faire que le syndicalisme revienne au centre, nous avons créé de nouvelles dynamiques syndicales, avec tout de même 70 000 nouveaux syndiqués, soit plus de 10 % de nos effectifs.
Notre défi est de faire en sorte que tous ces nouveaux arrivants réussissent à trouver leur place dans l’organisation, qu’ils et elles puissent militer et venir renouveler, enrichir, renforcer la CGT. 70 000, c’est bien, mais c’est encore trop peu par rapport à ce qu’il devrait y avoir. Quand on regarde après 1936, après 1945, il y a eu des vagues de syndicalisation beaucoup plus fortes. Mais il faut noter aussi qu’elles n’ont pas forcément duré. Nous avons donc toujours été sur des taux de syndicalisation comportant des pics historiques, qui peuvent vite retomber. Et c’est là que nous voyons que le syndicalisme français, contrairement à ce qu’on prône dans nos statuts, est structurellement moins de masse que dans beaucoup de pays étrangers, où il est structuré différemment.
« Une victoire à la Pyrrhus », dites-vous. Mais depuis, l’interdiction de l’abaya à l’école, la réforme de l’assurance-chômage, la loi immigration, sont autant de mesures qui sont passées avec plus ou moins d’opposition. De là à dire que le pouvoir est fragilisé, il y a encore un grand pas…
Détrompez-vous. Déjà, nous l’avons forcé à reculer sur la ponction d’un milliard d’euros qu’il voulait imposer sur les retraites complémentaires, qui représentent 25 à 60% de la retraite des salariés du privé. Ce n’est pas rien, parce qu’au-delà, l’État reprenait la main sur les retraites complémentaires et imposait une violente cure d’austérité. Avez-vous entendu son discours lors de son fameux « rendez-vous avec la Nation » en janvier dernier ? Il a dit explicitement qu’il fallait arrêter de réformer avec des lois : le constat de faiblesse est là. Il ne peut plus faire voter des lois. Vous prenez l’exemple de l’abaya : ça n’est pas une loi, c’est juste un buzz médiatique pour faire monter un sujet qui clive et qui permet d’occulter les questions sociales. La loi asile et immigration a été votée avec les voix de la droite et de l’extrême droite. Voyez où le gouvernement en est rendu ! C’est pour ça que la CGT a parlé d’un naufrage moral pour le quinquennat d’Emmanuel Macron. Il se radicalise et sa majorité est en train d’exploser. Son rendez-vous avec la nation comme son remaniement ont été un flop. Tout ça n’est pas très glorieux. Il y a dans les tuyaux plusieurs réformes régressives (chômage, fonction publique, droit du travail, austérité) en préparation. La réalité, c’est que Macron est dans une impasse. Quand, comment et avec quelle majorité va-t-il réussir à faire passer ces réformes alors que l’hypothèse d’une motion de censure est maintenant très crédible ? En tout cas, à l’évidence, la CGT sera au rendez-vous pour empêcher que ces contre-réformes voient le jour.