Bangladesh : luttes des ouvrières du textile

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L’article ci-dessous est paru en juin 2024 dans la revue en ligne La Révolution prolétarienne, donc avant les insurrections de la jeunesse étudiante qui ont conduit à des centaines de morts et une victoire politique par la démission et la fuite de la première ministre du Bangladesh. L’article décrit de manière très documentée les grèves des ouvrières du textile (10% du PIB du pays) en 2023 et au début de 2024, pour exiger des augmentations du salaire minimum (de 200%). Il décrit aussi la prolifération de bases syndicales (non confédérées semble-t-il) dans ce secteur suite à l’écroulement de l’usine Rana Plaza en 2013, qui avait fait 1100 mort-es.

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La lutte de classe dans le textile au Bangladesh entre octobre 2023 et mai 2024

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Fin 2023, de violents affrontements ont éclaté aux quatre coins du Bangladesh. À l’’origine, un projet d’augmentation du salaire minimum, inchangé depuis 2018. Dans le sillage de cette vague d’’affrontements, la répression s’’abat, et les salaires impayés provoquent eux aussi une résurgence de grèves et de manifestations depuis le mois de février.

Pour du pain et du beurre

Les négociations débutent dès avril 2023, alors qu’une alliance de 11 fédérations et de syndicats du secteur de l’habillement au Bangladesh rejoint l’appel du Garment Workers Trade Union Centre (GWTUC) à lutter pour une augmentation du salaire minimum à 25 000 takas par mois, une augmentation de plus de 200 %. Le secteur comptabilise environ 4 millions de travailleurs pour une population totale de 170 millions. Dans le secteur de l’habillement il existe 54 fédérations industrielles et 945 syndicats de base. 773 syndicats de base ont été créés entre 2013 et août 2020. Bien que l’on ait armé qu’après 2013, la majorité des syndicats ont été fondés dans les petites usines de confection, et non dans les moyennes et grandes usines qui emploient entre 3 000 et 20 000 travailleurs, environ 90 % des syndicats créés pendant cette période n’appartiennent à aucune fédération syndicale nationale. Dans ce secteur, 286 351 travailleurs sont affiliés, pour un taux de syndicalisation de 7,2 % 1.

Dans les huit zones franches d’exportation du pays il est interdit aux travailleurs de constituer des syndicats ou d’exercer librement leurs droits. Les tentatives de formation de syndicats sont impitoyablement entravées, tandis que la police industrielle du pays réprime les grèves avec brutalité. La procédure d’enregistrement qu’imposent les autorités empêche également la création de nouveaux syndicats. Depuis l’’effondrement de l’’atelier de textile du Rana Plaza en 2013, qui avait fait plus de 1 100 morts, de nombreuses contestations pour de meilleures conditions de travail ont éclaté. Un accord de sécurité (Safety Accord) plus strict existe depuis 2022 dans l’industrie textile du Bangladesh, et plus récemment au Pakistan. Plus de la moitié des organisations syndicales enregistrées depuis l’’incident du Rana Plaza sont des syndicats qui sont restés inactifs dans les luttes.

Les usines de confection produisent pour des marques telles qu’Adidas, H&M, Nike, Marc O’Polo et Zara. L’industrie bangladaise de l’habillement est le plus grand secteur industriel du pays. Au cours du dernier exercice financier, l’’industrie a réalisé un chiffre d’’affaires d’environ 47 milliards de dollars. Cela représente environ 85 % des exportations annuelles du pays et plus de 10 % du PIB. Après des débuts modestes (entre 1977 et 1983), le secteur a connu une croissance phénoménale au cours des deux dernières décennies, le nombre d’unités atteignant aujourd’’hui environ 4500 (2).

Une chemise H&M « Pattern Resort Shirt », fabriquée dans une usine de Mirpur se vend jusqu’’à 25 dollars en Australie. Un ouvrier travaillant en équipe dans une usine de confection bangladaise peut fabriquer chaque jour pour plus de 1 000 dollars de ces chemises, tout en recevant moins de 10 dollars en retour. Les travailleurs de ces usines sont pour l’écrasante majorité des femmes issues de la campagne. Sabina Begum, une couturière de 22 ans, a déclaré à dw.com qu’elle s’était jointe aux manifestations parce qu’elle « luttait pour s’assurer d’avoir du pain et du beurre » pour sa famille, le salaire minimum mensuel actuel ne couvrant pas les besoins de base. Les ouvrier effectuent en général 16 heures de travail quotidien, avec une cadence élevée (3).

Dans le cadre du cycle de négociations sur le salaire minimum, des grèves éclatent à partir du 23 octobre dans les usines à Mirpur, Narayanganj, Ashulia, Savar et Gazipur, après que les patrons de l’industrie du textile n’’ont offert qu’’une augmentation de salaire de 25 %, alors que les travailleurs réclament 200 %. Samedi 4 novembre, dans la ville industrielle d’Ashulia située à l’ouest de la capitale Dacca, des heurts éclatent avec la police alors que 10 000 ouvrier·es tentent d’’empêcher leurs collègues de reprendre leur poste. Rapidement, les syndicats parviennent à juguler un mouvement qui tend à les déborder, dès le 6 novembre, à la suite d’une promesse du Conseil tripartite du salaire minimum (MWB (4) d’annoncer un taux de salaire plus élevé. Le 7 novembre, la commission salariale déclare que le salaire minimum mensuel passerait de 8 000 à 12 500 takas à partir du mois de décembre. Pour attendue que soit cette augmentation, les ouvrier·es d’’usine et leurs syndicats s’opposent alors fermement à cette décision, impliquant également que la prochaine augmentation n’ait pas lieu avant 2028.

Jeudi 9 novembre, 25 000 ouvrier·es affrontent la police sur une autoroute et saccagent Tusuka, une usine de premier plan, ainsi qu’’une douzaine d’’autres usines. Dès novembre, la répression, judiciaire s’’abat massivement sur les prolétaires en lutte. Usant du lock-out, autorisé par le droit bangladais (5), les patrons ferment immédiatement 150 usines « pour une durée indéterminée », la police ayant par ailleurs lancé des poursuites contre 11 000 ouvrier·es associé·es à de violentes manifestations réclamant un salaire minimum plus élevé. La police bangladaise a pour habitude de lancer des accusations contre des milliers de personnes – sans préciser leurs noms – à la suite de grandes manifestations.

Après que le ministre du Travail et de l’’Emploi, Monnujan Sufian, annonce que le nouveau salaire minimum sera de 12 500 takas, 10 000 ouvrier·es quittent leurs usines à Gazipur, des manifesta- tions éclatent et entraînent la fermeture d’environ 500 usines. La police réprime les manifestations le lendemain, tuant une ouvrière et en blessant dix autres à Gazipur. Un autre manifestant, Jalal Uddin, 42 ans, décède le 12 novembre après avoir reçu une balle dans l’’estomac. Le bilan de ce mouvement de lutte de novembre s’’élève à quatre morts, tués par la police, et le fameux bataillon d’’action rapide (RAB). Le conflit est particulièrement marqué à Ashulia, ville qui concentre 350 usines de confection, parmi les plus grandes du Bangladesh, certaines employant jusqu’à 15 000 ouvrier·es. Au départ, l’’agitation est limitée à quelques unités, mais elle se propage rapidement dans d’autres usines, notamment par la diffusion massive de tracts. Le conflit reprend de la vigueur lorsque les dirigeants du syndicat Garment Sramik Front annoncent, lors d’une conférence régionale du syndicat le 25 novembre, réclamer un salaire minimum de 16 000 takas par mois.

Un appel international se répand sur les réseaux sociaux pour un 25 novembre internationaliste, qui converge avec un mouvement massif pour le Black Friday, et auquel répondent des camarades dans de nombreuses villes : Bâle contre H&M, Göttingen, FAU Hambourg, Zurich (Organisierte Autonomie).

Le 26 novembre, la commission du salaire minimum a fixé à 12 500 takas le salaire mensuel minimum des ouvrier·es de l’habillement. La situation ne se calme pas et prend la forme de saccages et de manifestations violentes. Soixante propriétaires d’’usines suspendent alors leurs activités le 11 décembre, utilisant le droit de lock-out. Cependant, le lundi 18 décembre, toutes les unités ont repris leurs activités à la suite d’une directive du Premier ministre. Les propriétaires d’’usines déclarent qu’environ 90 % des ouvrier·es ont repris le travail.

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Lutter pour se faire payer

L’’accalmie encore une fois est de courte durée, et après que la force de l’’État a fait couler le sang, c’’est le fouet économique qui s’abat avec des licenciements et des salaires impayés. Les patrons affichent les listes des travailleurs licenciés, accompagnées de leurs photos, aux portes de leurs unités. Le 6 janvier, nous apprenons dans un article du Daily Star que plus de 1 600 travailleurs des ateliers de confection à Ashulia ont été licenciés au cours de la semaine pour leur participation présumée aux manifestations. La Fédération des travailleurs de l’’industrie et de l’’habillement du Bangladesh (Bangladesh Garment and Industrial Workers Federation) a elle estimé le nombre de ouvrier·es licencié·es à 3 500 et déclaré que 50 organisateurs de manifestations ont été contraints de se cacher. Les autorités ont alors recours à une loi controversée datant de l’’époque militaire pour mettre fin aux manifestations, la loi sur les pouvoirs spéciaux (Special Powers Act) qui permet d’arrêter les dirigeants syndicaux et les ouvrier·es.

Si le résultat est une répression policière, pénale et économique particulièrement violente, les patrons sont parvenus à faire revenir les ouvrier·es dans les usines. Deux mois plus tard pourtant, des conflits d’ampleur éclatent à nouveau.

Le 17 février environ 4 500 ouvrier·es de l’usine de vêtements Mahmud Jeans à Gazipur, cessent le travail pendant cinq heures à partir de 9 heures du matin pour réclamer des salaires impayés. Les ouvrier·es se plaignent de n’avoir reçu que 40 % de leur salaire de base pour le mois de janvier. Les congés annuels acquis l’année dernière n’’ont pas non plus été payés. Les ouvrier·es acceptent de mettre fin à leur protestation après avoir reçu la promesse que les arriérés seraient payés d’ici le 22 février.

Le 18 février, des centaines d’’ouvrier·es du textile de deux usines fermées à Fatuallah (Narayanganj) manifestent pour protester contre les fermetures et réclamer les salaires impayés pour décembre et janvier. Les ouvrier·es de l’’usine Abanti Colour Tex, qui emploie 7 000 personnes, ont manifesté dans les locaux de l’’usine pendant deux heures dans la matinée, puis se sont rendus sur la route régionale Dhaka-Munshiganj, provoquant des embouteillages. Les ouvrier·es ont mis fin à leur protestation après qu’’un représentant de la police industrielle a assuré verbalement que l’’usine serait ouverte et que les salaires seraient versés le lundi suivant. Le même jour, plus d’’une centaine d’ouvrier·es d’’une usine fermée du Rupashi Group of Industries ont manifesté devant le Narayanganj Press Club. La Fédération unie des travailleurs du textile a déclaré que 700 travailleurs n’ont pas été payés depuis novembre.

Vague ou tsunami ?

Ce mouvement de grève ne se démarque pas particulièrement de l’’accroissement d’’intensité des affrontements de classe qu’’implique le grand retour de l’inflation dans le monde (6). Le taka bangladais a été dévalué de 30 % par rapport au dollar américain depuis le début de l’’année dernière et le taux d’’inflation actuel est de 10 %, l’’inflation alimentaire ayant atteint un nouveau record de 12,56 % le mois dernier (avril). Si les chiffres impressionnants de dizaines de milliers d’’ouvrier·es mobilisé·es ont de quoi « nous en boucher un coin », rapportés aux 4 millions d’ouvrier·es réparti·es en 3 500 usines, ils ne correspondent qu’à moins de 1 %.

Cette séquence se télescope avec des enjeux politiques, qui permettent aux membres du gouvernement d’’associer le mouvement à l’’opposition (argument semble-t-il suffisant pour le criminali- ser). Ainsi, en octobre 2023, plus de 100 000 manifestant.es s’’étaient déjà rassemblé.es dans la capitale, Dacca, pour réclamer la démission de la Première ministre, Sheikh Hasina, quelques mois avant les élections, prévues début 2024. Dans le sillage de ce conflit, plus de 8 000 membres de l’’opposition avaient été arrêtés ( 7). Rappelons également que des grèves impressionnantes ont eu lieu durant la phase 2010-2019 (8). Au Bangladesh, le 4 juin 2022, la police de Dhaka avait fait de nombreux blessés en usant d’’armes à feu, de gaz lacrymogène et de matraques contre des ouvrier·es de l’’habillement qui manifestaient dans les quartiers de Mirpur et d’Azampur.

En mai 2024, les dirigeants syndicaux ont exhorté le gouvernement à fixer le salaire minimum des ouvrier·es à 20 000 takas et à garantir la sécurité sur le lieu de travail. S’adressant au rassemblement lors du 1er mai, l’ancien président du Parti communiste du Bangladesh, Mujahidul Islam Selim, a demandé que le salaire minimum des ouvrier·es de l’habillement soit fixé à 30 000 takas par mois.

Le processus de prolétarisation du Bangladesh s’’accompagne de luttes intenses, d’’émeutes et de l’’émergence d’une nouvelle main-d’œuvre migrant des campagnes vers les villes, notamment des jeunes femmes, qui préféraient travailler en usine plutôt que de subir la domination patriarcale dans les villages. Le rôle encadrant des syndicats s’’exprime sans réserve, et la violence de la répression (arrestations massives, morts, licenciements, salaires impayés, etc.) montre l’’intensité de la lutte de classe en cours.

Ivan JURKOVIC

 

1 Ces chiffres nous proviennent de l’’ILO : https://webapps.ilo.org/wcmsp5/ groups/public/—asia/—ro-bangkok/—ilo-dhaka/documents/publication/ wcms_854371.pdf. Une autre étude révèle que les 21 fédérations RMG comptent moins de 2 000 travailleurs. Les adhérents se situent entre 2 000 et 4 000 et entre 4 000 et 6 000 dans cinq et quatre fédérations respectivement. Trois fédérations ont chacune entre 6 000 et 10 000 membres. Il convient de noter que onze fédérations comptent plus de 10 000 membres.

2 Source: Raw data collected from BGMEA and BKMEA, à lire dans l’article : https://textilelearner.net/prospects-of-garments-industry-in-bangladesh/

3 Catherine Dauriac, dans l’article d’Alexandre Carré pour Vert, https://vert. eco/articles/au-bangladesh-une-greve-historique-chez-les-ouvriers-du-textile 

4 Le MWB est composé de représentants de l’’Association des fabricants et exportateurs de vêtements du Bangladesh (BGMEA), de certains dirigeants syndicaux et de fonctionnaires.

5 Notamment au chapitre 2 du Bangladesh Labor Act de 2006, (Act No. 42 of 2006): Chapter II : 13 (1) ‘‘On account of an illegal strike in any branch or department of an establishment, the owner may close down the said branch or establishment in whole or in part, and in case of such closure the workers participating in the strike shall not receive any wages.’’

6 Une étude de la Friedrich-Ebert-Stiftung recense plus de 12 500 manifestations dans 148 pays entre novembre 2021 et octobre 2022. Les gens sont descendus dans la rue pour réclamer une baisse des prix de l’’énergie, en particulier pour les transports, la cuisine, le chauffage et l’’électricité.

7 Dépêche AFP du 5 novembre 2023 : https://www.mediapart.fr/journal/ fil-dactualites/051123/bangladesh-plus-de-8000-membres-de-l-opposition- arretes-media

8 Voir à ce sujet l’’article traduit dans Le Bulletin international de Wildcat « L’’heure est grève » (https://interbulletin.noblogs.org/?p=416)

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