E n 1995 le mouvement social a obtenu le retrait de la réforme des retraites, mais une grande partie du plan Juppé a été adoptée. Ce conflit a-t-il été victorieux ?
Sur le moment, les acteurs de ce mouvement social l’ont vécu comme un succès. Mais il n’a pas empêché l’application de la partie du plan Juppé qui entérine le processus d’étatisation de la Sécurité sociale. Les syndicats ont perdu la main sur le contrôle des dépenses, avec l’introduction du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS). L’imaginaire d’une victoire collective se nourrit de la centralité de la lutte des cheminots. Durant près de trois semaines, les trains n’ont pas circulé. Les cheminots ont sauvegardé leurs régimes spéciaux de retraite et ils ont obtenu l’abandon du plan Bergougnoux qui prévoyait la suppression de 6 000 kilomètres de lignes. Mais ce mouvement de 1995 comporte aussi une série de mobilisations locales, dans les différentes administrations et parfois dans des entreprises privées. Ces luttes débouchent sur des recrutements ou des augmentations de salaires. La colère est aussi très forte dans les universités, contre des coupes budgétaires.
Le contexte politique peut-il expliquer ce sentiment de victoire ?
Cette mobilisation de 1995 est la plus forte depuis Mai 68, alors que les élites politiques adhèrent au « There is no alternative » de Margaret Thatcher. Le PS s’est converti à l’idée qu’il faut privatiser une partie des services publics et financiariser l’économie. Les classes populaires subissent un rouleau compresseur des politiques néolibérales. Le retrait d’une partie du plan Juppé apparaît comme un coup d’arrêt. D’évidence, ces orientations politiques ne sont pas partagées par l’ensemble de la population. La brèche ouverte en 1995 permet un espace de convergences entre les militants syndicaux, les intellectuels, mais aussi pour les luttes menées par les chômeurs, les sans-papiers, sans-logement. Ce sont les prémices du mouvement altermondialiste.
Quels enseignements peut-on tirer de l’articulation de ce mouvement ?
Nous gardons, bien sûr, en mémoire la grande grève cheminote reconductible qui bloqua le pays. À côté des transports, les administrations, et singulièrement dans la fonction publique territoriale, ont aussi été paralysées. La force de 1995 est la convergence de ces secteurs en lutte et le soutien des salariés du privé. C’est ce qui donne l’impression d’une grève générale. 1995 est donc marquée par une articulation des grèves reconductibles et des manifestations saute-mouton. La grève était très présente dans le répertoire contestataire en 1995, avant, il est vrai, de diminuer en intensité dans les mouvements suivants. Depuis La Poste, la SNCF et EDF se sont transformées, externalisées, filialisées. Si bien que, en 2023, les conditions pour faire grève se sont transformées. Depuis le quinquennat de Nicolas Sarkozy, des freins ont été mis dans les transports, où les agents doivent se déclarer grévistes préalablement. Le cadre juridique des grèves n’est plus le même, ce qui est un handicap pour les syndicats qui voudraient construire des mouvements reconductibles.
Quelle recomposition syndicale ce mouvement implique-t-il ?
D’abord, le paysage syndical se diversifie, avec l’affirmation des premiers syndicats SUD, de la FSU, de l’Unsa. Ensuite, ce mouvement clôt une décennie noire pour le syndicalisme. Avec la désindustrialisation, les confédérations connaissent un effondrement de leurs effectifs. À la CGT, la courbe se stabilise, après avoir perdu deux tiers de ses adhérents entre 1978 et 1988. Les centrales réussissent à démontrer qu’elles sont toujours au centre de la contestation sociale. La poignée de main entre Louis Viannet, de la CGT, et Marc Blondel, de FO, illustre le dégel des relations entre ces deux confédérations depuis la scission de 1947. La CFDT supplante FO dans le rôle de premier partenaire social auprès de l’exécutif et du patronat. Pour la première fois, une confédération issue du mouvement ouvrier, la CFDT, dirigée par Nicole Notat, va soutenir une réforme portée par un gouvernement de droite. Ce qui entraînera une période de turbulence en interne, et de nouvelles sorties pour créer des syndicats SUD puis Solidaires. Pour autant la rupture n’est pas consommée avec la CGT, qui optera pour une stratégie dite du syndicalisme rassemblé. Par ailleurs, la CGT cherche à redéfinir sa place dans les relations professionnelles et adhère à la Confédération européenne des syndicats.
par Naïm Sakhi