Cette contribution au bilan du mouvement contre la loi Travail passe en revue plusieurs aspects du mouvement du printemps 2016. Nous en extrayons des réflexions sur les questions de stratégie, d’unité, et les hypothèses de renouvellement de la question de l’unité syndicale. Notamment sur la perennisation de l’intersyndicale construite depuis le 9 mars 2016. Ces hypothèses sont en phase avec celles des livres fondateurs de ce blog (voir la page d’accueil).
Texte au complet : Le mouvement contre la loi Travail-évènement.Id_9426 (par Jean-Claude Mamet)
Extraits :
- Stratégies syndicales, unité et division : deux syndicalismes ?
Pour la première fois depuis assez longtemps, les stratégies adoptées par les syndicats en 2016 n’ont pas fait jusqu’ici l’objet de critiques publiques fortes. En 1995, ces critiques étaient modérées (car c’était une demi-victoire), mais existaient dans la gauche syndicale ou politique. En 2003, en 2009, en 2010, les critiques ont été beaucoup plus véhémentes, jusqu’à produire pour ce qui est de 2010 une sorte d’écoeurement, avec des effets pesant sur le climat social et politique général. Cela a même conduit à des volontés de révision sur les stratégies adoptées, notamment par exemple sur l’unité syndicale, ou le « syndicalisme rassemblé », projet forgé par la CGT depuis le début des années 1993. A l’intérieur de la CGT, il y avait jusqu’au congrès d’avril 2016 et dans le congrès une attente très forte de réviser ou d’abandonner le « syndicalisme rassemblé », perçu comme une main tendue à la CFDT, mais avec pour conséquence une certaine envie de réaffirmer la seule puissance de la CGT. Au plan national, FO refuse assez systématiquement, mais pour d’autres raisons, toute action importante avec la CFDT. Dans l’Union syndicale Solidaires, la critique du « syndicalisme rassemblé » de la CGT est également très puissante, et Solidaires s’est à plusieurs reprises désolidarisé de certaines initiatives incluant la CFDT sans que celles-ci débouchent sur l’action. Solidaires se prononce pour l’unité d’action, pas pour l’unité jugée parfois purement symbolique et sans action. La FSU est beaucoup plus engagée dans la recherche d’une stratégie d’unité d’action systématique (y compris avec la CFDT), incluant des propositions de rapprochements plus structurés, sans exclusive à priori, mais surtout en direction de la CGT ou de Solidaires en réalité.
La place manque ici pour retracer une histoire de ces débats complexes, qu’il faut chaque fois replacer dans leur contexte.
En 2016, nous avons entendu plusieurs fois la remarque suivante : si jusqu’ici tout s’est bien passé, c’est parce que la CFDT n’était pas là. Il n’y a donc pas eu lieu, comme en 2010, de composer avec elle et de faire des compromis aboutissant à casser la dynamique de lutte.
La question est redoutable et devra être débattue avec précaution. Pour plusieurs raisons :
- D’une part le mouvement n’est peut-être pas encore fini, puisqu’il est appelé à rebondir par l’intersyndicale nationale le 15 septembre ;
- D’autre part, des secteurs de la CFDT (mais il faudrait faire une étude plus poussée et suivre de près les évolutions internes, notamment dans la métallurgie), de l’UNSA, et même de la CGC, se reconnaissent dans le mouvement, et nul ne peut prédire l’évolution de ce constat ;
- Enfin, tout le monde a pu noter que même si ce mouvement à une charge subversive forte, sa massivité est inférieure à d’autres séquences de luttes où la CFDT était justement présente (2006, 2009, 2010).
Or cette question de la massivité, si elle n’empêche pas le mouvement de durer, de rebondir sans cesse, de muter même d’une semaine à l’autre sous des formes toujours étonnantes, pourrait pourtant revenir comme un problème important. Nul ne peut savoir à ce jour comment ce mouvement va remanier la conscience profonde du salariat, celui qui n’a pas encore bougé, même s’il soutient massivement la lutte et refuse la loi Travail dans les enquêtes d’opinion. Les prochaines élections professionnelles, avec les modifications des règles de représentativité, serviront d’instrument de mesure (avec la synthèse officielle prévue en 2017). Tout le monde le sait, à commencer par les commentateurs médiatiques en rage face à une réapparition trop voyante de la lutte des classes, au lieu et place du syndicalisme du donnant-donnant dans le monde néo-libéral achevé.
Une rapide rétrospective des luttes interprofessionnelles les plus puissantes depuis 1995 fait apparaitre une constante : la CFDT y est toujours présente au point de départ. Si bien que le débat sur la stratégie se déroule une échelle de masse devant le salariat et les équipes syndicales engagés dans l’action. C’était le cas en 1995, où la direction CFDT est présente jusqu’à ce que la grève devienne générale (après la journée du 25 novembre 1995). C’était le cas en 2003, où la direction CFDT décide unilatéralement la rupture le 15 mai (après la grande journée du 13 mai), pour approuver la réforme Fillon. C’était le cas en 2006, où la CFDT reste jusqu’au bout, et c’est une victoire. C’était le cas en 2009, où très vite la CFDT s’embourbe dans des discussions avec Sarkozy, mais parvient aussi à y attirer plus ou moins le reste de l’intersyndicale, brisant ainsi la dynamique initiée par les grèves manifestantes du début d’année, engagées à la suite d’un accord national sur une plate-forme au sommet, très générale, donc sans vraies revendications appropriables sur le terrain. C’était vrai aussi en 2010, où la CFDT, malgré un projet stratégique antagonique à celui des autres syndicats (elle est favorable au système de retraite par points ou à des comptes notionnel), n’as pas voulu cette fois briser l’unité d’action au sommet (pour des raisons politiques liées à l’approche de 2012), et s’est contentée d’en freiner la logique à certains moments-clefs. Mais on sait l’amertume ressentie sur le bilan de cette séquence dans les mois qui ont suivi (où d’ailleurs la CGT s’est contentée d’une prise de distance passive avec l’intersyndicale au début 2011, se repliant ensuite souvent sur des actions CGT sans grand succès, jusqu’à la journée unitaire 9 avril 2015).
Avant que le conflit contre la loi Travail démarre le 9 mars, la direction CFDT était très mécontente de la façon dont l’exécutif a traité la question, en ajoutant des articles provocateurs et en annonçant une attitude autoritaire (49-3), alors même que le gouvernement est en infraction avec le Code du travail actuel (article L 1) qui stipule qu’une telle loi doit faire l’objet préalable d’une « saisine préalable des partenaires sociaux aux fins d’une éventuelle négociation » poussée avec les syndicats (des recours juridiques sont en cours sur ce plan). En somme, le gouvernement faisait le contraire de ce qu’il ne cesse de proclamer pour justifier les dispositifs de cette loi : passer par-dessus les « partenaires sociaux ».
Il était donc nécessaire de vérifier (sans illusion) jusqu’où la CFDT était prête à aller dans son opposition initiale. Il s’en est suivi l’épisode très court d’un communiqué commun avec la CFDT le 23 février 2016, se limitant à exiger le retrait de certaines dispositions de la loi comme la barèmisation des indemnités prudhommales en cas de licenciement injustifié. Ce communiqué (signé par tout le monde) a fait l’objet de critiques fortes dans la CGT notamment, parce qu’à ce moment précis, celle-ci n’avait pas encore pris clairement position pour le retrait du projet, ce qu’elle a fait très vite quelques jours après. Une telle prise de position pour le « retrait » est d’ailleurs une nouveauté dans la stratégie CGT face à une contre-réforme venant du pouvoir politique. La CGT s’était refusé à exiger le retrait de la loi Fillon en 2003. En 2006, toute l’intersyndicale exigeait le retrait du CPE, mais c’était une mesure précise et ciblée. En 2010, le langage est plus confus : « combattre la réforme » de Sarkozy, la « refuser », voir rappeler qu’en 2006, la loi votée n’a pas été promulguée. En 2016, il est certain que l’exigence générale du retrait par l’intersyndicale a contribué à radicaliser et même « politiser » le mouvement. Toute l’intersyndicale devient de fait un collectif d’opposition politique au gouvernement (ce que FO assume sans le dire).
Je reviendrai plus loin sur les défis posés au syndicalisme par le mouvement contre la loi Travail, sur les questions unitaires, sur le travail, sur la question des réseaux sociaux.
Conclusion 4: il est certain que le clivage stratégique au sommet du syndicalisme s’est amplifié avec ce mouvement. Accepter la doxa libérale, c’est accepter de faire du syndicalisme un simple instrument de compensation très partielle des reculs sociaux, pour certaines catégories seulement. Le champ des possibles dans ce domaine est bien sûr immense : toute catégorie, tout groupement dans le salariat, dès lors qu’on accepte le management pro-capitaliste comme indépassable, peut faire valoir des intérêts partiels. FO a très souvent construit son champ syndical propre sur ce fameux « grain à moudre ». Bien sûr ce grain à moudre est léger, passager, friable, mais il peut être étendu, et même « personnalisé », donc immense dans le champ laissé par les déconstruction des conquêtes sociales collectives. La stratégie de la CFDT est d’occuper ce créneau et d’y gagner de larges pans du salariat.
- Propositions et hypothèses de travail
Il ne s’agit surtout pas de dicter une ligne de conduite (elle serait immédiatement rejetée à juste titre) sur la stratégie du mouvement, aux syndicats, à Nuit Debout, aux associations. Il s’agit de participer à la réflexion collective. D’où les propositions suivantes à mettre en débat.
- La possibilité d’un renforcement du syndicalisme et du mouvement social en général, est posée par le mouvement contre la loi Travail. J’ai cherché à le décrire : chaque étape du mouvement, chaque innovation (pétition, Nuit Debout, réseaux sociaux, grèves reconductibles, caisse de grève…) enrichit la dynamique d’ensemble. Les outils du mouvement ne se sont pas contredits ou contrecarrés : ils ont fait synergie, même quand leurs acteurs-trices n’y étaient pas habitué-es, même lorsque des traditions ou cultures militantes très différentes se sont côtoyées. C’est évidemment une très bonne chose, dont il est possible d’entrevoir la portée transformatrice. Il serait par exemple hautement souhaitable que les moments de rencontres du mouvement (le syndicalisme venant à Nuit Debout, les pétitions popularisées par tout le monde, etc) deviennent à l’avenir des moments de constructions communes, où chacun apprend et développe le meilleur des uns et des autres. En matière de syndicalisation par exemple, on connait les besoins immenses, et les champs en friche dans le salariat. Cela aussi est une explication des difficultés à faire de vraies grèves dans le secteur privé (répétons-le : pas de syndicalisme, pas de luttes, au sein des entreprises). Mais pour organiser et syndiquer en masse, il est sans doute nécessaire d’ouvrir les portes et les fenêtres de nos imaginations, d’oser la plus grande souplesse possible, d’innover dans les structures, de donner au syndicalisme un caractère mouvementiste. Inversement, les « inventeurs de mouvement » et d’idées nouvelles adaptées au salariat mobile du temps présent, informé aux réseaux et outils numériques, peuvent aller à la rencontre du syndicalisme qui, bien que souvent décrié comme traditionnaliste, a démontré sa puissance persistante (mais avec des fragilités évidentes aussi).
- Le chantier du travail et des droits est plus que jamais un défi pour le syndicalisme. On a vu à quel point les contre-valeurs du néo-libéralisme étaient implantées maintenant dans le salariat, les subjectivités, les pratiques. Le syndicalisme a des ressources pour faire face et il a commencé à relever le défi (des réseaux militants parcourent la CGT et Solidaires sur ces sujets). Mais si la construction d’un langage et d’une pratique syndicale propres sont nécessaires, la mise en congruence des savoirs de tous types et des pratiques reste nécessaire : apports externes avec chercheurs, avec psychologues, médecins, juristes, associations, voire artistes (voir l’effet du film Merci patron).
- La question de l’unité du mouvement social et du mouvement syndical pourrait se poser de manière nouvelle. Il ne faudrait pas se satisfaire de la cassure accentuée dans le syndicalisme (la CFDT absente : tant mieux ?), car cette cassure ne résout pas le problème de la nécessaire majorité du salariat, ou majorité sociale, pour assurer une victoire. Il ne s’agit pas non plus de prêcher à une réconciliation au sommet entre la direction CFDT et le groupe des 7 organisations qui ont fait preuve d’une constance étonnante.
Comment avancer ? Au sortir du mouvement de 1995, la question s’est posée de construire des rapprochements plus structurés entre toutes les organisations qui étaient restées ensemble jusqu’au bout dans le mouvement : CGT, FO, opposition CFDT, FSU, Solidaires (à l’époque le Groupe des Dix et les SUD). A l’initiative de la FSU, des propositions de « collectifs de liaison unitaires interprofessionnels » (CLUI) ont été formulées. Quoi de plus naturel, de plus sain, que de rechercher à approfondir l’action commune lorsqu’on l’a pratiquée pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois, et qu’elle se vérifie encore souvent dans chaque moment important ? Evidemment, cela nécessite des débats approfondis, de lever des malentendus, des obstacles, des routines. Mais le salariat a un besoin impératif d’innovations et d’audaces dans le contexte dangereux d’aujourd’hui, si le but est de renverser l’ordre terrible des choses. Pourquoi donc serait-il impossible qu’au moins les sept organisations (CGT, FO, FSU, Solidaires, UNEF, FIDL, UNL) qui agissent ensemble depuis le 9 mars tentent de former un Front syndical commun durable ? L’unité d’action ponctuelle ne saurait suffire à offrir des perspectives à la hauteur des problèmes d’aujourd’hui. Même pour les organisations de jeunesse (plutôt affaiblies ces dernières années), cette perspective serait sans doute salutaire, ainsi que pour le rajeunissement des autres organisations. La CGT est traversée par un débat sur la notion de « syndicalisme rassemblé », très critiquée pour de multiples raisons, entre autre parce qu’elle devenue une coquille vide. La FSU persiste à proposer des formes nouvelles de rapprochement structuré (son dernier congrès l’a rappelé). Quant à FO, où est la menace « communiste » (de 1948) qui justifierait un isolement maintenu ? Solidaires s’est toujours positionné sur une démarche de renforcement de l’unité d’action.
Il est nécessaire que de nouveaux outils émergent, certes pragmatiquement, mais à même de représenter une espérance nouvelle : enfin, il se passerait quelque chose ! Lorsque la CGT s’est confédérée en 1995, c’était un peu « la pagaïe » (comme le disaient à l’époque ses responsables, comme par exemple Emile Pouget). Aujourd’hui, 121 ans plus tard, le défi est tout aussi grand pour le siècle qui a commencé: construire une outil syndical interprofessionnel qui ne peut pas être l’éternelle juxtaposition des organisations existantes vivant leur vie (jusqu’à quand ?). Cela ne peut pas être non plus sans doute la simple fusion de l’existant, mais la marche vers un syndicalisme nouveau pour le 21ème siècle, très fédératif, intégrant les apports multiples, y compris en y incluant des formes sociales nouvelles telles que les « indignés », l’altermondialisme, les mouvements de chômeurs, le féminisme, ou les Nuit Debout. Le premier pas pourrait être un simple « Comité unitaire national permanent » (voir le livre Cinq défis pour le syndicalisme, Syllepse, 2014), entre les composantes, capable de prendre des initiatives de débats et d’actions.
Et la CFDT, l’UNSA, la CGC ? Face à une initiative de renouvellement unitaire, ce serait à elles de se déterminer, mais il est probable que leurs équipes et leurs syndiqué-es se poseraient de multiples questions. Il n’y a pas de raison de les rejeter à priori, et en tout cas, il y aurait lieu de proposer des débats publics.
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Jean-Claude Mamet.