« Syndiquées » est un livre sous-titré « Défendre les intérêts des femmes au travail » (éditions Sciences Po, Les Presses, 2018, 24 euros). L’auteure Cécile Guillaume est senior lecturer à l’université de Roehampton à Londres et maître de conférences en sociologie. Ce qui signifie que son travail englobe deux traditions : britannique et française, et qu’il est de ce fait particulièrement intéressant.
J’ai commenté récemment le « manuel » : Sociologie politique du syndicalisme (Baptiste Giraud, Sophie Béroud, Karel Yon- Armand Collin-2018). L’ouvrage de Cécile Guillaume (photo à droite) est donc centré sur la dimension genrée de la question syndicale, avec beaucoup d’enquêtes de terrain et de témoignages. Il faut noter d’emblée la grande minutie de ce travail, et aussi la complexité des résultats. Le regard par le genre (sans oublier les dimensions classistes et de racisation) semble introduire une exigence de précisions, de nuances, de contradictions en mouvement permanent. Places des femmes dans le travail, processus de syndicalisation, prise de responsabilité, prise en compte de leurs revendications et aspirations : rien n’avance mécaniquement, rien ne semble obéir à des « lois » simples. Cécile Guillaume restitue ce champ social dans toutes ses dimensions, parfois inattendues.
Le « terrain » d’études est principalement deux grands syndicats britanniques (UNISON : services publics, très féminisé, et GMB, davantage secteur privé) et deux syndicats français (CFDT et Solidaires). Mais il y a aussi des annotations sur la CGT et d’autres syndicats britanniques, dont bien sûr la confédération Trade Union Congress (TUC).
Comparatifs franco-britanniques
Disons d’emblée que ce texte donne de précieuses indications comparatives (mais pas de tableau complet) sur les différences de cultures syndicales et de droits syndicaux entre les deux pays. Sur les droits à la représentation par exemple, alors que le syndicalisme britannique est bien plus puissant en nombre qu’en France (lanterne rouge comme on le sait), les droits de représentation des salarié-es sont vraiment très inégaux : en 2016, en France, on dénombre selon Sciences Po 600 000 représentants du personnel (dont 330 000 sont syndiqués), contre 6000 shops stewards (un peu l’équivalent des DP) seulement en Grande Bretagne, et quasiment pas de comités d’entreprise (note page 110). Autre grande différence : en Grande Bretagne, on recrute carrément des personnes qualifiées pour occuper des fonctions syndicales, alors que c’est une pratique quasiment rejetée en France (sauf à la CFDT dans des postes nationaux). Par exemple ce témoignage déroutant et même impensable en France d’une salariée nommée Gill (page 80) : « J’ai vu une annonce dans le journal pour un emploi chez NUPE [nom d’un syndicat]. Je ne savais pas ce que c’était qu’un syndicat, je n’en avais jamais entendu parler…J’y suis allé et je l’ai eu ». Par la suite, elle progresse dans la carrière syndicale. Le rapport au droit et à la justice sont également très dissemblables, j’y reviendrai. Pourtant le livre parvient à construire une problématique comparative entre les deux pays sur la féminisation du salariat et du syndicalisme. Y compris par exemple sur les effets post-1968 du mouvement féministe dans les luttes en Grande Bretagne.
- L’introduction et le chapitre premier donnent des indications générales sur « la représentation des femmes dans le monde du travail », et donc aussi le taux de féminisation des syndicats. Les chiffres sont éloquents et certainement peu connus : la syndicalisation des femmes a « beaucoup progressé » au Royaume uni et en France et reflète presque la distribution de genre au sein du « marché du travail », quoique qu’avec des disparités (près de 50% de femmes à la CFDT, 37,5% à la CGT, 77% de femmes dans UNISON). Mais l’auteure avertit d’emblée : cela ne suffit pas, loin de là, pour « améliorer la défense de leur condition salariée ». Ni pour assurer une représentation du même ordre aux échelons institutionnels du syndicalisme, surtout au sommet. Ainsi dans les instances de direction syndicales, il semble difficile de dépasser un seuil de 30% de féminisation environ, hormis les situations de parité institutionnalisées (CGT, et maintenant CFDT, mais pas Solidaires), mais qui ne sont pas sans effets pervers (la durée individuelle des mandats est bien plus faible que pour les hommes).
On oublie sans doute aussi que dès 1911 en France les femmes représentaient déjà 36% de la population active, mais que, aussi bien en France qu’en Grande Bretagne, les structures syndicales ont fortement résisté- voir refusé- à leur syndicalisation, surtout dans les traditions de métiers à syndicalisme puissant (ex : imprimerie, typographie, de chaque côté de la Manche). Et cela parfois au nom de principes « de classe » …Certaines grèves de femmes étaient même dirigées contre les syndicats. Inversement, la CFTC a souvent pour origine des syndicats à 100% féminins.
Les chemins tortueux vers l’égalité
- Le chapitre suivant (N°2) est consacré à « la fabrication des carrières syndicales ». C’est là qu’on découvre tous les pièges que doivent affronter les femmes pour traduire leur poids numérique, dit « descriptif », en poids effectif, dit « substantif ». La place effective « substantive » se diversifiant également en de multiples difficultés ou des effets parfois indésirés, tant la frontière (« plafond de verre ») des rapports sociaux de sexe est difficile à franchir, de quelque côté qu’on se tourne. Il peut par exemple être très difficile de prendre des mandats syndicaux « dans les métiers du care » (services aux personnes) où sont souvent reléguées les femmes, à cause d’une forte culpabilité : qui fera le travail en mon absence syndicale ? Inversement, les compétences supposées et recherchées des femmes sont « naturalisées » pour s’occuper par exemple de la trésorerie, des « questions femmes », des questions d’organisation, mais pas trop des sujets politiques généraux. « L’autonomie » de décision laissée aux structures de base des syndicats, sympathique à priori pour éviter une verticalisation bureaucratique, ne joue pas forcément pour l’égalité réelle dans ces mêmes structures, laissées à leur spontanéité peu féministe. Ou encore, le faible turnover des mandats dans les postes régionaux empêche les femmes d’y prendre toute leur place. Les femmes sous-qualifiées sont aussi sous-représentées, en raison d’une « définition « masculin-neutre » du concept de classe qui tend à invisibiliser le genre et la classe des femmes » (page 176). Quant à l’accès aux responsabilités exécutives nationales, pour très positives qu’elles sont globalement, il peut aussi engendrer une perception « élitiste » de la capacité individuelle d’autonomie (« empowerment ») ou masquer d’autres discriminations. On le voit, les embuches sont nombreuses et souvent intriquées les unes dans les autres. Cécile Guillaume en conclut par l’appel à la « sororité de genre, de classe et de race via des groupes ou des commissions non mixtes », pour pouvoir progresser (page 178).
- Le chapitre 3 final est tout entier consacré aux « mobilisations syndicales juridiques et faveur de l’égalité salariale au Royaume-Uni ». Il est passionnant et aussi déroutant pour une culture française. Il décrit en détail et historiquement l’imbrication entre luttes sociales pour faire advenir des droits et des lois pour l’égalité, notamment dans les années 1970, et les détours ou les chemins de traverse pour les faire appliquer. Avec notamment l’utilisation par des femmes (parfois des centaines ou des milliers) de la justice, et de cabinets d’avocats spécialisés, pour gagner la reconnaissance d’inégalités salariales femmes/hommes, par exemple, y compris contre les syndicats ou des syndicalistes. Et avec des résultats non négligeables, poussant ainsi ces mêmes syndicats, tout ou partie, à recourir eux-mêmes à la justice pour faciliter des victoires et recruter des femmes, ou agir par négociation. Elle montre comment des hommes ont aussi pris des risques contre leur hiérarchie syndicale pour soutenir de tels combats. Il s’agit alors « d’articuler des formes conventionnelles de contestation…et des actions judiciaires d’ampleur ». Et même de profiter de « fenêtres d’opportunité, comme le souhait pour le Royaume-Uni d’accéder à l’Union européenne », et donc de faire appliquer tout simplement le « droit communautaire » en matière d’égalité. Cécile Guillaume conclut : « …la mobilisation du droit antidiscriminatoire, et notamment du droit européen, constitue une ressource pour les promoteurs de l’égalité dans les syndicats » (page 237), avec même plus d’effets « du contentieux » pour produire des règles que « la voie de la négociation collective ». Une recommandation qui, en France, pourrait susciter des haussements d’épaules dans certains syndicats, même si le recours au droit a progressé.
Deux petites remarques critiques : l’écriture utilise beaucoup d’expressions anglophones spécifiques (exemple : les lay members) sans vraiment les traduire, ce qui est un peu gênant pour un travail sociologique où la précision compte. Et d’autre part, l’ouvrage aurait mérité quelques pages de présentation du syndicalisme britannique pour le lectorat français, et inversement des pages sur le syndicalisme français à destination des britanniques, si ce livre est traduit. Car le choc des cultures syndicales est intéressant en soi, mais mérite d’être annoncé.
Chapeau en tout cas pour l’immense travail de ce livre, très documenté. Les clivages de genre n’ont pas fini de complexifier la marche vers l’égalité et l’émancipation.
Jean-Claude Mamet