Le travail au-delà de la subordination

Share on FacebookTweet about this on TwitterShare on Google+Share on LinkedInEmail this to someonePrint this page

Nous poursuivons ici notre rubrique sur le droit du travail et l’interrogation sur le lien de subordination. Après avoir interviewé un syndicaliste cheminot (relire ici : https://wp.me/p6Uf5o-5oI), Martine Hassoun retranscrit ci-dessous la réflexion du sociologue Claude Didry, qui fait l’historique juridique du lien de subordination.

 

TRAVAIL :

Bien au-delà de la subordination

Et si la caractérisation du contrat de travail par le lien de subordination empêchait de considérer le travail pour ce qu’il est : côté pile, un instant de solidarité sans lequel aucune production n’est possible ; côté face, une relation de dépendance financière qui entrave toute liberté et innovation. L’analyse de Claude Didry, sociologue et directeur de recherche au Cnrs.

Claude-DidryClaude Didry ci-contre

« La notion de subordination juridique du salarié à l’égard de son employeur est un critère destiné à établir l’existence d’un contrat de travail. Ce critère est convoqué en 1931 par la Cour de cassation, pour répondre à un travailleur (M. Bardou) qui ne veut pas être assujetti à la cotisation sociale créée par la législation sur les assurances sociales en 1930. Dans cet arrêt, les magistrats affirmaient que « la qualité de salarié » ne pouvait être « déterminée par la faiblesse ou la dépendance économique ». A l’inverse, cette qualité de salarié « impliqu(ait) nécessairement l’existence d’un lien juridique de subordination  (avec la personne qui l’employait) ». Ce qui importe alors est l’identification d’un rapport direct d’autorité de l’employeur sur le salarié, en excluant le critère de la dépendance économique partant du constat que le travailleur gagne sa vie par le travail réalisé pour un employeur. Mais est-ce que ce tournant – toujours valable aujourd’hui – dans l’identification du contrat de travail nous dit véritablement quelque chose sur la réalité du travail ?  Je ne le crois pas. Certes, ce critère de subordination juridique indique un pouvoir de directive et de contrôle, exercé par l’employeur à l’égard du salarié. Mais il doit être resitué dans le cadre du contrat de travail.

Le pouvoir d’agir, au cœur du travail

En effet, en premier lieu, le contrat de travail définit la rémunération par l’employeur d’un emploi du salarié et le pouvoir de l’employeur ne peut s’exercer que dans ce cadre. Cet exercice du pouvoir quand il devient excessif correspond à une remise en cause du contrat de travail, pouvant aller jusqu’au licenciement sans cause réelle et sérieuse. En d’autres termes, Le travail ne se résume pas aux ordres et aux injonctions d’un employeur à l’égard de ses salariés. Comme l’a très bien expliqué le psychologue du travail Yves Clot, le travail est une activité qui n’est possible que grâce au « pouvoir d’agir » de ceux qui le réalisent. Aussi contraignante peut être l’organisation du travail, elle ne peut se passer de leur intelligence et de leur capacité de faire face à l’imprévu. Dans le cas du journaliste ou de l’ingénieur en R&D, l’organisation vise même à provoquer la réalisation d’un projet qui repose sur l’imagination et la recherche libre du salarié.

Le travail comme activité collective

De plus, en second lieu, le contrat de travail correspond à la condition d’une entrée du salarié dans une collectivité où il travaille avec des collègues – eux-mêmes salariés —. La plupart du temps, l’employeur reste une figure abstraite comme par exemple une société commerciale. Le salarié se trouve plongé dans une organisation où il se coordonne avec des pairs, sous le contrôle d’agents de maîtrise (ou de « n+1 »). Mais le n+1 n’est pas son employeur, il ne détient qu’une part de son autorité et elle ne s’exerce que ponctuellement.

« L’Etabli », ce film sorti tout récemment en s’inspirant du livre éponyme de Robert Linhart, témoigne de cette évidence. A son embauche aux usines Citroën, Robert Linhart pensait très sincèrement que le travail à la chaine était l’expression la plus aboutie de l’aliénation, l’illustration du lien de subordination par excellence. Au fil des jours, il a dû se rendre à l’évidence : la soumission n’est pas la condition de la production. La production n’est possible que parce que l’ouvrier peut compter sur le collectif de travail, celui des ouvriers avec lesquels il doit se coordonner, et dont il apprend les gestes de son propre poste qu’il peine à accomplir dans un premier temps. Bref, la production ne s’accomplit que parce que tous ses membres travaillent de concert et décident d’interagir.

Ce que souligne la sous-traitance

Autrement dit, si au tournant du XXème siècle, par la volonté des employeurs d’affirmer leur pouvoir, le lien de subordination s’est affirmé comme élément central du contrat de travail, il ne résume pas la réalité des relations qui lie un patron à ses employés. Le contrat de travail est aussi une clef d’entrée dans une collectivité de travail, dans une socialisation et des solidarités, condition sine qua non de tout acte de production. Surtout, il ne dit rien de la domination économique qu’exerce un employeur sur les salariés. Cette domination s’exerce aujourd’hui par la capacité de l’employeur de se métamorphoser au gré des désirs du pouvoir économique qui s’exerce dans des groupes, en fusionnant les sociétés, en les externalisant, et en divisant ainsi les salariés en une multitude de collectifs de travail, parfois complémentaires, mais aussi concurrents ce qui est un levier très fort contre les grèves. Si on est aujourd’hui dans une forme de tension sur l’emploi, le pouvoir de l’employeur prend encore fréquemment la forme de restructurations conduisant à des suppressions d’emplois.

Le pouvoir dont le patronat dispose de priver les travailleurs de leur emploi, donc de leurs revenus, est autrement plus important que celui de leur imposer des directives. Marx et Engels d’ailleurs ne disaient pas autre chose en 1848 dans le Manifeste, en définissant le prolétaire comme celui qui gagne sa vie par son travail, sans avoir besoin de postuler une tyrannie patronale de tous les instants. En 2017, prolongeant la mobilisation contre la loi Travail, le « Groupe de recherche pour un autre code du travail » en avait repris l’idée en soulignant la manière dont l’explosion de la sous-traitance tout autant que le développement du travail indépendant de plateforme avait dilué le lien de subordination sans rien entamer de la dépendance économique. Il voulait introduire, dans la définition du contrat de travail, l’idée d’une dépendance économique du travailleur, allant au-delà du seul pouvoir de directives de l’employeur.

Ne pas se laisser enfermer par une définition du contrat de travail, fruit d’une histoire et de l’état d’un rapport de forces, est donc indispensable au risque de passer à côté de l’essentiel : les solidarités au travail et la fraternité des travailleurs, au cœur des dynamiques de mobilisation collective que veut enclencher ce jeune étudiant qui devient Établi. Sinon, on se prive de toute perspective d’émancipation, en s’interdisant d’envisager le contrôle des travailleurs sur les activités productives qu’ils alimentent ».

Propos recueillis par Martine Hassoun

 

 

Print Friendly

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *