Dans la CGT (1) : avancée ou marche arrière?

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En ce mois de janvier 2023, tous les syndicats mobilisent et la CGT aura besoin de rassembler tout son potentiel militant. Elle n’est jamais aussi puissante que dans l’action unitaire. Simultanément, elle prépare son congrès de mars 2023. Nul ne contestera que ce 53ème congrès confédéral CGT  sera décisif pour son avenir. Un avenir plus en phase avec le monde du travail d’aujourd’hui ?  Ou à l’inverse un avenir …en marche arrière dans la recherche désespérée d’une époque révolue ? Tel est le débat.

Note explicative : l’article ci-dessous, discuté dans l’équipe du blog Syndicollectif, est basé sur les documents du site UnitéCGT, animé par les partisans de la réintégration de la CGT dans la Fédération syndicale mondiale (FSM), dont elle est sortie en 1995.

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A PROPOS DES « OPPOSITIONS » DANS LA CGT

Avancée ou marche arrière ?

 

La société bouge. Le mouvement ouvrier, l’action pour l’émancipation collective, le syndicalisme, la CGT, ne peuvent plus être « comme avant ». Toute l’histoire syndicale est parcourue d’évolutions, de débats, parfois vifs (y compris des scissions et des réunifications), pour faire face à des changements dans l’organisation capitaliste du travail, afin d’être plus efficace. Dès la première décennie du 20ème siècle, le syndicalisme de métier constitutif de la CGT a dû se repositionner pour s’inscrire dans les grandes branches d’industrie naissantes (chemins de fer, électricité, métallurgie…). Une première crise CGT a surgi dans ce nouveau cadre. C’est un exemple parmi d’autres. Mais il signifie que le syndicalisme doit tenir compte des évolutions du monde du travail pour s’y adapter, et pas l’inverse. C’est aussi la leçon qu’on peut tirer du mouvement des Gilets jaunes : le syndicalisme n’a pas su y faire face nationalement (mène s’il y a eu des initiatives locales intéressantes).

Dans la CGT d’aujourd’hui, une certaine « opposition » s’est cristallisée depuis le 52ème congrès de 2019. Elle s’est organisée, s’est dotée d’un site électronique, et organise des réunions nationales (ce qui n’est pas en soi critiquable, dans un fonctionnement démocratique), voir même parfois des mobilisations « parallèles » à celles de la confédération. Elles sont fort peu visibles, confuses pour les salarié-es à qui elles s’adressent au nom de la CGT, et même démoralisantes pour le corps militant.  Le site se nomme Unité CGT. C’est à partir de son contenu public qu’il faut examiner la teneur d’une partie des divergences qui parcourent la CGT. En réalité les débats prolifèrent aussi hors de ce site, qui est surtout dédié aux partisans d’un retour de la CGT dans la Fédération syndicale mondiale (FSM) dont elle est heureusement sortie au congrès de 1995.

Le mieux est de partir de documents, notamment deux d’entre eux : une vidéo où interviennent plusieurs responsables de la CGT, actuels ou plus anciens, et un document qui se veut fondamental pour alimenter le débat du 53ème congrès (même s’il est précisé qu’il n’est pas un texte « alternatif »). Ce document se nomme : « Pour un 53ème congrès à la hauteur des enjeux de la période ». Et la vidéo : « Pour une CGT à la hauteur des enjeux » (https://www.youtube.com/watch?v=RatIlspNJPQ)

Seront ici examinés point par point des questions qui font polémiques, avant en conclusion d’examiner si se dégage une certaine cohérence.

  • « La mort » de la CGT par son alliance avec la FSU et Solidaires ?

C’est exactement ainsi que s’ouvre la vidéo avec une voix off qui décrit la volonté de Philippe Martinez de préparer « une nouvelle structure » avec la FSU et Solidaires. Ce qui aboutirait à « la fin du syndicalisme de classe et de masse », donc « la mort » de la CGT. Rien que cela ! Nous avions rendu compte dans Syndicollectif (lire ici : https://wp.me/p6Uf5o-4yl) du congrès de la FSU en février 2022, qui proposait un « nouvel outil » syndical, notamment avec la CGT et Solidaires, mais « sans exclusive ». Philippe Martinez y a en effet pris la parole en se situant positivement dans cette démarche de « recomposition » (terme mis en avant par le congrès de Solidaires à l’automne 2021). Le mot peut faire sursauter, d’autant qu’il n’a jamais été abordé dans les congrès CGT, même si celle-ci a constamment rappelé son projet de « promouvoir un syndicalisme unifié » (article 5 des statuts). La FSU défend le même objectif depuis 1993 (issu de son histoire et de la scission CGT de 1948). Des échanges avec la FSU existent depuis le congrès CGT de Nantes en 2009, impulsés par Bernard Thibault (CGT) et Gérard Aschieri (secrétaire général de la FSU). Mais au 49ème congrès de 2009, personne n’en n’a parlé ! Pourtant quelques journées d’études communes CGT-FSU ont eu lieu (à Rennes et à Toulouse). Aujourd’hui, la question d’un rapprochement est largement présente dans le document d’orientation du 53ème congrès. C’est un progrès ! Mais en quoi serait-ce « la mort » programmée de la CGT ? Qui n’a pas remarqué qu’au moins depuis le mouvement de grève de 1995 (plutôt positif par ses résultats), la CGT, la FSU et Solidaires agissent presque toujours ensemble sur les questions interprofessionnelles ? Souvent aussi, mais pas toujours, avec FO, voire la CGC (2016-2019). Ou serait la « dérive réformiste » dénoncée avec virulence dans la vidéo à propos de Solidaires et de la FSU ? Affirmation gratuite. On n’en saura pas plus.

 

  • Et avec la CFDT ?

Rappelons d’abord ce que proposait Louis Viannet dans Le Monde du 19 juin 1992, sous l’intitulé de « syndicalisme rassemblé » : « La CGT souhaite que s’engage un vaste débat démocratique, contradictoire, transparent, entre toutes les centrales et organisations syndicales et l’ensemble des salariés pour en faire les acteurs de la reconstruction du syndicalisme ». Trois ans plus tard, surgissait le mouvement social de 1995, dont la direction CFDT, présente au début, a claqué la porte en pleine action. Cette attitude s’est répétée le 15 mai 2003 (lutte sur les retraites), ce qui provoquera une crise importante dans ses rangs (plusieurs dizaines de milliers de départs), et pour le moins une prise de distance de la CGT.

Aujourd’hui, la CFDT n’est plus dans un discours triomphaliste sur sa propre stratégie en échec. Elle perd des adhérents. Des voix plus revendicatives se sont fait entendre à son dernier congrès, en juin 2022. C’est ce qui explique la possibilité d’une intersyndicale large aujourd’hui, même si rien n’est garanti d’avance. Ce qui est sûr, c’est que se sont les travailleurs et travailleuses qui doivent juger eux-mêmes et elles-mêmes des positions en présence.  La proposition d’un Espace syndical commun de débat et d’action serait nécessaire si on veut s’adresser à la majorité du salariat, désemparé par le morcellement du syndicalisme.

Pourtant dans la vidéo du site Unité CGT, l’historien Stéphane Sirot, auteurs de livres intéressants sur l’histoire des grèves et sur les rapports du syndicalisme et du « politique », explique que « les rapprochements avec la direction de la CFDT » ont pour but « de se débarrasser de la culture CGT ». A l’entendre, il faudrait donc arrêter cela. Il est dès lors très surprenant de l’écouter à France Inter samedi 7 janvier (à 13h) : il fait remarquer que « l’unité syndicale » complète contre le projet retraites de Macron est un facteur positif pour l’action. Double langage ? entre le discours grand public (à France Inter) et l’affichage vidéo bien plus sectaire sur le site Unité CGT ?

Où et quand la « culture CGT » a-t-elle été mise à la poubelle à cause de la CFDT ?  Rappelons deux exemples de luttes avec unité syndicale. Nous avons déjà évoqué 1995. En 2006, suite à la grève générale étudiante contre le Contrat première embauche (CPE), l’unité syndicale complète (incluant la CFDT et les organisations de jeunesse) finira par une victoire, la seule à ce niveau après 1995. En revanche, en 2010, l’intersyndicale au complet échoue contre la réforme de Sarkozy (retraite à 62 ans). Mais il est impossible d’expliquer que si la CGT avait agi seule, elle aurait mobilisé davantage pour une victoire possible. Dans le document du site Unité CGT, il est pourtant défendu que « le syndicalisme rassemblé » est le responsable de « nombreux échecs » (lesquels ?). Le texte explique que l’action doit se mener par « l’unité des organisations de la CGT ». Celle-ci entraine les salariés, et peut ainsi « amener naturellement » à l’unité syndicale.  Des situations de ce type existent parfois dans des entreprises (par exemple sur des sites de Total récemment), mais pas à l’échelle interprofessionnelle.  Même dans les entreprises, les grèves sont pour la plupart menées dans l’unité syndicale (même partielle), car la pression unitaire des salariés-es y conduit en effet presque « naturellement ». En réalité, ce qui est proposé là est l’unité… derrière la seule CGT. C’est ce qui a pu être « expérimenté » à l’automne 2022, où après la journée du 18 octobre, deux autres journées nationales appelées par la seule CGT ont été des échecs, alors qu’elles étaient saluées par les représentants du site Unité CGT comme « l’ébauche d’une stratégie » gagnante. On a vu !

Il est certain que le rapport des forces dans le contexte de capitalisme néolibéral est un défi difficile à relever. Juppé a perdu en 1995 parce qu’il avait lui-même fixé la barre : « s’il y a deux millions de grévistes », je retire. Il les a eus.  En 2003, Raffarin a dit : « Ce n’est pas la rue qui gouverne ». L’Etat néolibéral est de plus en plus autoritaire et brutal. Aussi la demande de rassemblement est une constante dans le monde du travail soumis à la violence capitaliste. Surtout si on vise un syndicalisme « de masse ».

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  • Un « bilan de 30 ans » ?

 

La vidéo du site Unité CGT préconise de faire un « bilan de 30 ans » pour expliquer pourquoi la CGT s’affaiblit, notamment en syndicalisation et en audience. Ce qui est évidemment incontestable. On écoute ainsi Jean-Pierre Page, ancien responsable du secteur international de la CGT, expliquer qu’une première alerte avait eu lieu au congrès CGT de Grenoble de 1978, où l’on sait que George Séguy avait tenté de mettre la centrale plus à l’écoute du salariat (après 1968) et moins aux consignes venant du PCF. Séguy prônait aussi une démarche unitaire et une campagne commune de syndicalisation (vite refusée par la CFDT qui amorce son « recentrage »). Or Jean-Pierre Page explique qu’heureusement, face à cette stratégie « unitaire » de 1978, le courant « lutte de classe » interne à la CGT s’est mobilisé pour « enrayer » cette dérive…

Question : est-ce que la division intersyndicale forcenée (pas seulement due à la CGT) qui en résultera à partir de 1979 (parallèlement à la rupture de l’union de la gauche, initiée par le PCF…) et les campagnes isolées de la CGT dans les années 1980 n’ont pas eu un effet explicatif sur la perte massive de syndiqués à cette époque (deux tiers en moins) ?  Certes il faut y ajouter un contexte démoralisant :  la « dérive » de la gauche de gouvernement (Mitterrand). Mais face à celle-ci, le repli sectaire n’est pas une réponse. Maïté Demons (secrétaire confédérale CGT au début des années 1990) alertera aussi sur « la mort » possible de la CGT à la fin de cette période, qui coïncide d’ailleurs avec la chute du mur de Berlin et de l’URSS.

30 ans, dit Jean-Pierre Page.  Si on compte bien, cela remonte à…1992, au 44ème congrès de la CGT, après la chute du mur et de l’URSS. Une épreuve politique nouvelle pour la CGT où tout un imaginaire s’écroule dans la charpente militante. Une volonté d’innovation grandit. Mais pas pour Jean-Pierre Page, qui situe précisément le point de départ de la crise CGT à partir de là : « le milieu des années 1990 », explique-t-il. Sans même évoquer le mouvement de 1995. Quand on est dans l’idéologie, le mouvement réel n’existe pas.

 

  • « Socialisation des moyens de production » 

 

Tirant justement le bilan du faux « socialisme réel », le congrès de décembre 1995 de la CGT abandonne dans les statuts la notion de « socialisation des moyens de production », introduite après 1968. Pourquoi cet abandon ? Il ne fait pas de doute que cette notion collait à la structure des pays dits « socialistes », et qu’elle n’avait rien d’une socialisation effective. En URSS, c’était plutôt un rouage de l’appareil d’Etat. Mais la « formule » -car s’en était une- n’a pas été remplacée par un contenu plus authentique, elle a disparu comme l’enfant qui part avec l’eau sale du bain. De plus, en France l’expérience absolument non démocratique des « nationalisations » de Mitterrand (comparées aux débats plus riches des années 1970 sur ces sujets, par exemple sur les « conseils d’entreprises ») a malheureusement enrayé pour longtemps toute élaboration alternative sur ces questions.

Aujourd’hui, on parle plutôt dans la CGT de « pôles publics » (banques…). Mais le contenu d’une « socialisation » effective, à l’opposé d’une étatisation, avec des droits permettant l’autogestion ou le contrôle des travailleurs-euses, est un débat à reprendre. Il n’est pas faux de déplorer, comme le fait Mathieu Bolle-Reddat (cheminot) dans la vidéo du site Unité CGT, une perte de repères anticapitalistes, contrecoup d’une crise des grands récits ou espoirs volatilisés. Voire une « dépolitisation » qui culmine à la crise de 2005 (au CCN de février) sur le traité constitutionnel européen. La coupure du cordon ombilical avec le PCF, bien qu’absolument nécessaire, s’est muée en distanciation avec toute recherche de portée politique, au bon sens du terme, du syndicalisme.  Un filon existait pourtant : « la sécurité sociale professionnelle » et « le statut du travail salarié », dont la dynamique est bien contradictoire avec le marché néolibéral de l’emploi. On peut y ajouter la tentative, là encore non aboutie, de réinterroger le rapport au travail réel, à la démocratie sur les lieux de production, et d’en finir avec le syndicat-guide qui sait ce qu’il faut faire à la place des salarié-es. Ces questions sont aujourd’hui encore plus décisives pour la transition écologique. Il faut les reposer sans posture dénonciatrice.

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  • « Double besogne» ?

Le texte diffusé par le site Unité CGT revient longuement sur cette notion de la Charte d’Amiens de 1906. Elle est également présente dans le document préparatoire pour le 53ème congrès, proposé par la Commission exécutive confédérale (CEC). Cela prouve une chose : cette notion n’est pas refusée. Elle peut être un retour salutaire à l’histoire et au meilleur de la Charte d’Amiens. En effet le syndicalisme ne doit pas reléguer à d’autres, à des forces extérieures (par exemple des partis politiques), la nécessité de produire sa propre vision du monde et de l’émancipation collective.

Mais contrairement au texte du site Unité CGT, il est nécessaire de construire en respectant des rythmes. Et non pas en exhortant les syndicats à réciter des formules plaquées sous prétexte de « lutte de classe ». D’ailleurs, le texte d’Amiens doit être réinterrogé quand il dit que la CGT regroupe les travailleurs « conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat », donc de la lutte contre le capitalisme.  Et les autres ? celles et ceux qui n’en sont pas encore à ce stade ? Pas de place dans la CGT ? Comment vient-elle cette conscience ? Par des exhortations ? C’est bien ce que suggère ce passage du texte (parmi d’autres) : « Face à l’enjeu de l’élévation de la conscience des travailleurs…les syndicats de la CGT ne peuvent s’enliser dans des revendications ou des batailles qui détournent le monde du travail de ses intérêts historiques ». Dans quel « monde du travail » cette consigne venue d’en haut s’applique-t-elle ? Et comme les choses ne vont peut-être pas assez vite pour « enrayer la spirale de l’échec », et que les « intérêts historiques » ne sont pas forcément compris à grande échelle, n’y a-t-il pas la tentation d’un raccourci : (r)appeler le « parti » (le PCF bien sûr) à faire de la formation en direction du syndicalisme (comme le propose un secrétaire général de fédération) ? C’est ce qu’on peut comprendre dans cette phrase : « Notre projet étant éminemment politique, notre démarche s’inscrit d’emblée avec des forces, en dehors de la CGT, résolues à un changement de système que celui de l’exploitation de l’homme par l’homme ». Dans cet affichage d’une solution simpliste et volontariste pour sortir de « l’exploitation », on ne voit plus la distinction entre un bloc avec tel ou tel parti, et une méthode respectant des rythmes démocratiques dans un cadre pluraliste et un échange partagé avec tous les syndiqué-es.

D’ailleurs, si on se réfère à la Charte d’Amiens, il ne faudrait pas passer sous silence que celle-ci considère que les partis politiques (et leurs adhérent-es) peuvent toujours faire ce qu’ils veulent, mais hors du syndicat, et sans se mêler au syndicalisme. Qu’en pensent les partisans du site Unité CGT ?

 

  • La lutte de classe contre le « sociétal» ? :

C’est le grand refrain sensé faire mouche : la CGT ne serait plus un syndicat de lutte de classe, mais verserait dans le « sociétal ». La preuve ? Elle fréquente Greenpeace. Elle s’allie avec des « ONG ». Signalons un fait : le syndicat SUD Industrie critique la même chose dans Solidaires !

Le texte du site Unité CGT réaffirme à juste titre « le rejet de toutes les idéologies réactionnaires et notamment : le sexisme et patriarcat, racisme, homophobie, etc. » Ainsi que le soutien aux sans-papiers. Mais il dénonce dans la foulée « la dilution des orientations et de l’action CGT dans des collectifs du type Plus jamais ça, …pour aboutir à des actions se limitant au lobbying ».  Il y a plusieurs problèmes qui se superposent. Le premier est la participation CGT dans des « collectifs » durables. Le deuxième est bien sûr le contenu de ces collectifs.

Il semble que la simple participation durable à un collectif d’action regroupant plusieurs associations ou syndicats soit perçue comme un danger. Comme si la vérité des luttes ne pouvait venir que d’un seul « centre » : la CGT. Signalons cependant que la CGT participe depuis des années au Collectif national pour les droits des femmes, qui comprend des associations, des syndicats, des partis politiques. De même, plusieurs organisations de la CGT sont actives dans la Convergence de défense et de développement des services publics qui existe depuis 2005, là aussi avec une floraison d’autres organisations et des partis. La CGT a également participé au mouvement altermondialiste, et suivi l’action d’Attac. Mais c’est un fait que se développe depuis des années un mouvement associatif très dense, varié, actif. Cela répond à une crise des formes de l’engagement et aussi au surgissement de questions nouvelles. Il ne sera pas possible au syndicalisme de retrouver des couleurs et des forces s’il n’intègre pas ces aspirations actuelles dans une perspective commune et pas dans une contradiction à priori.  C’est peut-être dans cette convergence nouvelle que l’association syndicale, souple et ouverte, regagnera elle-même de la puissance d’agir.

Venons-en aux contenus.

Après 1968, le mouvement des femmes a fait bouger toute la société, et notamment le syndicalisme. La CGT n’y a pas échappé, avec des débats et des pratiques nouvelles, interrogeant la tradition syndicale : groupes femmes d’entreprise, mixité ou non, revendications nouvelles, publications adaptées (Antoinette !). L’irruption du mouvement #Metoo en 2017 est certes venu d’abord du monde artistique, mais il irrigue maintenant toute la vie sociale, et donc aussi les luttes, dans le monde entier. Celles-ci sont inséparablement « de classes » et de dénonciation de toutes les oppressions, y compris dans les rapports interpersonnels et la vie privée. Passer à côté de cette exigence, c’est fermer les yeux sur la moitié du monde. Certes, cela implique des formations, du temps d’écoute, des débats inédits, des remises eu cause difficiles.

Il en va de même des formes nouvelles des luttes antiracistes, resourcées depuis la critique plus pointue de l’histoire coloniale, ou de l’esclavage. Un mouvement tel que « Black Live Matter » (« la vie des Noirs compte ») aux Etats-Unis est-il « sociétal » ?  Ne met-il pas en mouvement des jeunes et des couches populaires qui vivent leur appartenance de classe comme imbriquée dans les processus sociaux de « racisation » ? Quand on parle de processus sociaux, on parle aussi de classes sociales, mais non réduites à l’affrontement patrons-ouvriers. Comment être prolétaire en lutte si « la vie des Noirs » ne compte pas ? Ne croyons pas que ces questions ne sont bonnes que pour d’autres pays.

Et que dire des mobilisations de centaines de milliers de jeunes dans le monde autour des enjeux du climat ? Comment leur parler de lutte des classes si en même temps on ne dit pas comment nouer entre elles des exigences écologistes- qui touchent profondément à la production matérielle depuis deux siècles, aux industries, aux savoir-faire- et des exigences d’égalité et de sécurité sociale ? Jamais la Sécurité sociale professionnelle n’a été aussi urgente et nécessaire, contre l’ordre néolibéral, pour vivre et concrétiser la transition écologique.

Pour toutes ces raisons, il y a des apprentissages mutuels et de longue durée entre syndicats, associations, mouvements divers dans toute la société. En Europe, l’écrasante majorité de la population active relève du rapport salarial (ce que les plates-formes numériques veulent détruire), mais c’est un rapport enrichi d’autres formes de domination. Exploitation et dominations sont intriquées. C’est aussi cela le capitalisme mondialisé.

  • Concluons par l’exigence démocratique !

Pourquoi des oppositions si véhémentes dans la CGT ? Que révèlent-elles ?

La CGT s’est construite, à la fin du 19ème siècle, dans une période de grands bouleversements et de luttes. Le mouvement ouvrier s’est alors reconstruit de fond en comble, après des défaites (la Commune). Le droit syndical a été conquis. Il a réuni dans la même organisation, sous le même toit, des expériences professionnelles (fédérations) et des Bourses du travail interprofessionnelles. Cela ne s’est pas fait d’un seul coup. Il y a eu des débats parfois très durs, mais aussi des arrangements collectifs. Et sans arrêt il a fallu se remettre en cause.

Dans certaines écoles de formation, ou certains écrits de « dirigeants » (comme on dit), on a pu lire ou entendre que la CGT avait su au fil du temps dépasser son moment de jeunesse ébouriffée et qu’elle était maintenant « mûre » et rodée pour faire face à la situation. Les grands moments de lutte et de syndicalisation de masse (1936-1945-voire 1968) ont pu laisser croire à un développement immuable à partir des formes acquises. Mais sous l’effet des transformations incessantes du capitalisme, et sans doute aussi de certaines erreurs, la CGT (mais aussi tout le syndicalisme), sont mal en point. Ses effectifs sont en baisse. Son audience aussi. Mais aucune autre organisation ne fait mieux. C’est ce que décrit Jean-Marie Pernot (chercheur associé à l’IRES) dans son livre : « Le syndicalisme d’après », avec le sous-titre : « Ce qui ne peut plus durer » (éditions du Détour-2022). En effet, il y a des pesanteurs à dépasser.

Dans cette situation, la tendance existe non pas de faire face au présent, mais de se replier avec nostalgie et colère sur les succès du passé. Et comme c’est une voie sans issue, le danger est de cultiver les clivages artificiels, de les attiser en espérant emporter la conviction par des formules répétées et incantatoires. Le rattachement de certaines organisations à la Fédération syndicale mondiale (FSM) relève d’une invocation du passé mort plutôt que d’une marche en avant. Une seule remarque suffit : la FSM a-elle pris position pour soutenir les femmes et le mouvement populaire d’Iran contre la dictature ? Une lutte « sociétale« ? Des syndicalistes de Téhéran l’ont fait, mais le payent cher en répression. Il en va de même du syndicalisme indépendant de Biélorussie, en cours de démantèlement par le pouvoir, mais sans soutien de la FSM. La FSM comme structure internationale est une impasse mortifère.

Aujourd’hui, le syndicalisme est contraint de se refonder. Il fait face à des défis aussi importants que lors de sa première fondation. Si la critique sectaire tournée vers le passé paralyse trop longtemps, un effondrement est possible. Il y a une exigence juste : celle du débat démocratique. On peut être convaincu d’avoir raison, mais on n’a jamais raison contre la démocratie. Donc ouvrir les fenêtres pour un grand débat est nécessaire.

 

 

 

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One comment

  1. Je ne me lancerai pas ici dans un long commentaire de ce texte qui défend en quelque sorte le changement dans la continuité, ce qui est parfaitement son droit. Et tant mieux, au demeurant, s’il y a débat. Un congrès syndical est fait pour cela.
    Mais puisque je suis mis en cause de manière lapidaire et caricaturale en quelques lignes, soupçonné de « double langage » et de discours « sectaire », rien que cela, je me permets une courte mise au point. Il serait tout d’abord de bon aloi de ne pas confondre les analyses sur le long terme (c’est dans ce cadre que je considère en effet que le « syndicalisme rassemblé », forme prise notamment par ce que j’appelle le recentrage de la CGT, a conduit cette dernière à s’éloigner de toute une série de pans de sa culture historique ; je ne peux développer ici, j’ai écrit de nombreuses pages à ce sujet, chacun pourra s’y reporter s’il le souhaite) et celles qui concernent le court terme, en l’espèce la mobilisation du 19 janvier, où j’ai en effet affirmé sur France Inter que l’appel unitaire était aux yeux du plus grand nombre un atout. J’ai par ailleurs ajouté dans de nombreuses autres interviews, que cette démarche unitaire serait interrogée dès lors que se poserait la question de l’éventualité de la construction d’un rapport de force plus frontal. Je le maintiens. Ce qui me fait ajouter que je n’ai jamais été opposé par principe, ce qui serait d’une stupidité notoire, à l’unité syndicale en tant que telle. Ce que je critique est l’effet neutralisant que peut finir par produire au plan national cette unité – en particulier s’agissant effectivement de celle avec la CFDT – dès lors qu’elle devient non plus seulement un outil, mais une fin en elle-même, comme elle a souvent tendu à l’être de mon point de vue avec le « syndicalisme rassemblé ». Force est notamment de constater que cela conduit, en termes de pratiques, au choix du plus petit dénominateur commun. Et de surcroît, je ne confonds pas unité syndicale et « syndicalisme rassemblé », de même que je ne confonds pas une pratique et une orientation.
    Bref, je conseille à ceux qui liront ce texte et plus particulièrement le court passage me concernant, à se méfier des raccourcis et à se référer à mes multiples écrits en la matière.

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